lundi 3 octobre 2011

LAMU : archipel paisible et menaces somaliennes, hier et aujourd’hui

En 1994, j’avais écrit un article à la suite d’une émeute qui avait embrasé le cœur de la ville de Lamu. Quelques extraits, reproduits ici, retrouvent une actualité avec les événements récents : l’enlèvement sur Manda Island de Mme Dedieu, celui il y a trois semaines à Kiwayu d’une Britannique, après que son mari eut été tué – le tout par des terroristes islamistes et/ou bandits venus par mer de Somalie.
L’article a été publié dans le numéro 170 d’Afrique Contemporaine



Vue de Lamu, depuis la mer
 

Il est des lieux que l'on dirait hors de l'histoire. Lamu en est un. Dans cet ensemble d'îles situé à quelques encablures de la côte de l'océan Indien, près de 300 km au nord de Mombasa, à moins de 100 de la pointe sud de la Somalie, le temps semble s'être retrouvé. Les boutres à voile latine se croisent en arabesque sur le chenal tandis que les ânes disputent seuls l'espace aux piétons qui déambulent dans les ruelles étroites où il faut s'effacer pour se croiser en échangeant des salaam. On y retrouve, intacts, grandeur nature et en couleur, les clichés jaunis de Zanzibar au début du siècle.
C'est pourtant dans ce paradis perdu que l'émeute a éclaté soudain dans l'après-midi du 6 août 1993, que l'incendie a pris en plusieurs lieux et détruit une bonne dizaine de maisons sur le front de mer. Sous la nonchalance ambiante au parfum de passé, se sont cristallisés des tensions, des antagonismes peu différents de ceux qui œuvrent dans les plus trépidantes capitales africaines modernes.

PRESENTATION DE LAMU
Lamu fait partie de ce chapelet d'îles qui s'égrène jusqu'aux Comores, Mombasa, Pemba, Zanzibar, où a éclos et fleuri, depuis le IXème siècle au moins, la culture swahili. Toutes proches souvent du continent africain, à n'en être parfois qu'à un jet de pierre, elle marquent par ces bras de mer qu'elles n'en font pas tout à fait partie, et que leur horizon sinon leur cœur est au-delà de l'Océan, en Arabie, dans le Golfe persique ou même en Inde, là où depuis toujours les vents de la mousson alternativement chaque année poussent les voiles de leurs boutres et ramènent à la saison suivante hommes, marchandises, croyances et rêves lointains.

La rue principale de Lamu
 La culture swahili, née de ce contact, est essentiellement métissée, comme le sont les hommes. On y voyage beaucoup, on parcourt le monde, on a des liens familiaux tout le long de la Côte. Il est aussi de bon ton d'avoir le teint plus clair, et de pouvoir se prévaloir d'origines et de parenté en Arabie ou dans les Emirats.
Lamu, qui aligne le long de ruelles étroites de cossues maisons de pierre plus que bicentenaires, groupées autour du Fort construit par le sultan d'Oman, la puissance longtemps tutélaire, est la dernière des villes-ports qui se soient succédées pour dominer l'archipel, florissante des échanges transocéaniques. On y faisait commerce des produits ramenés jusqu'à la Côte par les hommes d'affaire swahili qui savaient s'aventurer dans le continent et lier contact avec ses populations : ivoire, cornes de rhinocéros, esclaves, notamment. On exportait aussi quelques produits agricoles de l'arrière-pays, que cultivaient les gens du cru, les Giryama. Sans oublier le bois de mangrove, ces troncs de 5 à 6 mètres imputrescibles qui placés côte à côte font les plafonds des belles demeures, à Lamu comme sur la côte iranienne du Golfe, où ce sont les seuls bois de construction, et que chargent encore de lourds boutres aux flancs gonflés.
L'Islam est arrivé très tôt dans l'archipel, amené lui aussi par le kaskazi, l'alizé qui souffle du Nord : on a découvert des vestiges de mosquée remontant au Xème siècle. Il est une partie intrinsèque, constitutive, de la culture swahili. La mosquée de Rihyada, qui fut fondée par Habib Saleh, un sharif d'une lignée apparentée au Prophète, reste un lieu de prière et un grand centre éducatif où on vient de toute l'Afrique de l'Est, et parfois au-delà, recueillir l'enseignement des Masharifu Jamalileyl [i]. Le Maulidi draine depuis le Tchad des pèlerins qui viennent à Lamu célébrer la naissance de Mahomet.
La colonisation mais surtout l'indépendance ont très sensiblement modifié le tropisme de Lamu en déplaçant le centre de gravité du monde vers l'intérieur des terres, à Nairobi. Là étaient désormais la puissance et le pouvoir. Les flux d'échanges transocéaniques à la voile latine sont devenus marginaux, même s'ils continuent à apporter quelque richesse à l'île. Le commerce côtier par mer a cessé, et c'est désormais par la route, à travers ce continent qu'ils ont toujours perçu comme étranger, que les Lamusiens rejoignent les autres Swahili des villes qui s'égrènent au long de la Côte.

(A l’époque aussi, des faits divers étaient imputables aux Somaliens. Mais ils étaient terrestres, et n’ont concernés que les populations locales – pas les touristes européens.)

La piste qui relie Lamu à Malindi, et au-delà à Mombasa, est donc de la plus haute importance. Depuis que les liaisons maritimes sont tombées en désuétude, puisque les navires n'ont pas pris la succession des gros boutres, elle constitue le seul lien avec le reste du monde swahili, outre l'avion, commode mais hors de portée de la plupart.
Cependant cette route, désormais non inondable après d'importants travaux dans l'estuaire de la Tana River, traverse un autre univers, depuis longtemps à peine contrôlé.
Dès l'époque des indépendances, cette zone de savane aride a été revendiquée par la Somalie puisque peuplée de pasteurs semi-nomades apparentés aux tribus somaliennes. Pendant longtemps, ce pays a soutenu plus ou moins directement l'activité de groupes mi-guerilla mi-bandits qui entretenaient l'insécurité dans toute la province nord-est du Kenya.
A cause de l'anarchie consécutive à la guerre civile qui a ravagé le pays voisin et suite à la débandade des forces armées, les armes ont pullulé dans la région et les exactions se sont multipliées. Proies faciles, les bus faisant deux fois dans chaque sens la liaison quotidienne entre Malindi et Lamu se sont fait prendre à plusieurs reprises en embuscade par des bandits de grands chemins, en traversant Lango la Simba, une forêt déserte et propice à ce genre d'attaques. Le phénomène n'était pas nouveau. A plusieurs reprises les années passées, une fois tous les ans ou plus, les mêmes bus s'étaient fait arrêter, les passagers détrousser. En juillet 1993, ce sont plusieurs attaques consécutives qui ont eu lieu. Dont l'une, le 26, s'était soldée par la mort d'un des passagers, une femme de Lamu, tandis que cinq autres étaient blessés par balles, dont le chauffeur qui avait réussi à forcer le barrage.
Cette attaque, d'autres encore, ont mis la ville en émoi; l'apparente impunité dont jouissaient les bandits, leur audace grandissante, l'apparente apathie des forces de sécurité ont jeté la suspicion et le trouble. Les commentaires, les rumeurs se sont mis à courir, sur l'indifférence du gouvernement, peu préoccupé puisqu'il ne s'agissait donc que de gens de la côte, ou pis sur sa possible complicité : le commandant en chef des armées n'est-il pas un Somali ? quoi d'étonnant du coup que les forces de l'ordre n'interviennent pas ?

Shela, sur l'île de Lamu - le début de la plage devant l'hôtel PEPONI.
Au-delà du bras de mer, l'île de Manda avec, tout à sa pointe à droite, le Ras Kitau où a été enlevée Mme Dedieu.

[i]  cf.Ali DJALIM "Les arabisants, le cheikh et le Prince aux Comores" in René OTAYEK (dir.) Le radicalisme islamique au sud du Sahara - Karthala-MSHA, Paris, 1993.