jeudi 5 novembre 2020

Sur quelques mots de Vaclav Havel

 En juillet 1989, donc quelques mois avant la chute du mur de Berlin, Vaclav Havel, dans une interview donnée au Nouvel Observateur, affirmait :

« Les agitations, les grèves, les révoltes des années 1980 n’ont pu déboucher sur une action méthodique, efficace, qu’à partir du moment où les intellectuels ont apporté une conception globale au mouvement, mis sur pied une stratégie d’ensemble. »

Il est très tendance, aujourd’hui, dans les médias et dans l’air du temps, de valoriser les mouvements spontanés qui se forment autour d’une grande idée, ou d’une indignation, sans organisation, sans doctrine ni stratégie, sans leader, au point même de se méfier de toute tête qui émerge (même si, il ne faut pas être naïf, des organisations peuvent tenter au moins de les manipuler en sous-main et d’en prendre le leadership). On peut constater, avec Havel, que ces mouvements peuvent mobiliser largement, devenir très puissants, avoir un pouvoir de nuisance considérable, mais ne débouchent sur rien ou pas grand-chose – sinon, dans le pire des cas, sur l’inverse de ce qui est recherché. C’est le cas en France récemment des Gilets Jaunes, auparavant de Nuit Debout. On pourrait citer aussi Mobilise Wall Street, une certaine mobilisation pour sauver la planète, ou malheureusement les Printemps arabes ; plus loin dans le temps les jacqueries d’Ancien régime.

A l’inverse, les grands changements historiques s’articulent sur une « conception globale » et sur une « stratégie d’ensemble », qui peuvent prendre diverses formes, y compris celle du guide charismatique. La Révolution Française sur le corpus des Lumières, l’indépendance indienne sur la non-violence et la direction de Gandhi, la révolution iranienne sur la foi chiite et le leadership de Khomeiny, la révolution d’Octobre sur la doctrine marxiste et la conception léniniste du parti d’avant-garde.

Les exemples abondent. Il faut « conception globale » et « stratégie d’ensemble » pour que sur le terrain, qu’ont pu retourner, labourer, préparer les mouvements spontanés de masse, germent les graines et s’épanouissent les fleurs de la saison nouvelle.

Qu’en est-il en Afrique ? Plusieurs pays sont parcourus de ces mouvements populaires, de mobilisations aussi massives que largement informelles, à partir d’un sujet catalyseur, déclencheur, qui tend à s’élargir en demande de changement plus vaste et profond. Cela a été la dénonciation de corrompus au Mali. Au Nigeria, ce sont les exactions d’un corps de police qui ont jeté des milliers de personnes, surtout des jeunes, dans la rue. Un peu partout, la pression monte, le feu couve, l’exaspération devant une situation figée et désespérante : le blocage de la société et des institutions, l’absence de renouvellement du personnel politique et de passage de relai à une nouvelle génération. La jeunesse en particulier se voit un horizon bouché et veut du changement, veut se raccrocher à un espoir.

Or on cherche en vain un récit mobilisateur capable de rassembler de larges couches de la population, les plus actives, les plus novatrices, les forces vives, jeunes, innovantes, sur une vision cohérente et des objectifs clairs. Des valeurs fortes cristallisées en une vision d’avenir, avec la démarche pour la faire advenir.

Malgré des tentatives pour sortir du ressassement de représentations usées, les intellectuels restent en général englués dans les vieilles ornières de la dénonciation extérieure, des maux venus d’ailleurs (la France, l’Occident, le capitalisme coupables de tout), qui débouche sur l’impuissance ; ou (et) dans la posture moralisatrice qui condamne les forfaitures (la corruption, en soi, dans l’absolu, comme délit ou péché) et espère l’avènement de la vertu, autre impuissance. Où est l’analyse des dynamiques internes du système que l’on dénonce, qui nomme clairement l’adversaire et identifie les alliances possibles ? Où est le discours dont dériveraient des objectifs politiques et la voie pour y parvenir ?

Faute de l’élaborer, les forces qui aspirent à un changement pourraient ne pas réussir à répondre aux attentes de populations désespérées, exaspérées, impatientes et en ébullition, prêtes à suivre d’autres voix qui leur fourniraient « conception globale » et « stratégie d’ensemble ». Ces voix existent, elles sont à l’œuvre. Le dogmatisme religieux, l’identité exclusive et haineuse, nationaliste ou tribale, les fanatismes, tout cela gagne du terrain et des forces qui savent les manipuler pourraient rafler la mise.

L’urgence est là, l’époque est périlleuse.

jeudi 11 juin 2020

"ABANDON DU FRANC CFA EN FAVEUR DE L'ECO. QUEL EST L'OBJECTIF DE CETTE REFORME? QUELLES CONSÉQUENCES POUR L'AFRIQUE?"


Une contribution au débat organisé en collaboration avec la
Fondation Gabriel Péri. 
Vendredi 12 juin 2020.

Pour parler monnaie, le préalable de l’analyse politique

Mon point de vue est le suivant : et si depuis des lustres, nous nous étions dispensés dispensées de faire une réelle analyse des formations sociales qui prévalent en Afrique, et avions continué à croire, voyant le soleil se lever à l’Est, qu’il tourne autour de la Terre ? Et si nous prenions toujours pour argent comptant les formes institutionnelles en place (et les Africains ont été maîtres pour revêtir leur système des formes les plus diverses empruntées au Nord, selon qu’il plaisait à ces derniers), alors que le fonctionnement du système, sous ces formes empruntées et revisitées, est tout autre.
En effet, la communauté internationale, pour ne parler que d’elle, traite, en Afrique notamment, avec des Etats modernes, dotées d’administrations et de législations, tout entiers orientés vers le bien général décidé par les majorités, et où les abus sont sanctionnés. Et de déplorer que l’intérêt général cède le pas aux intérêts particuliers. Que les élections pour représenter les majorités soient trafiquées. Que les institutions ne semblent pas servir les missions qui sont les leurs. Que les détournements soient impunis, sauf s’il faut se débarrasser de gêneurs. Que les plus beaux des projets de développement en grande partie tournent en eau de boudin ou s’évaporent, malgré tous les verrous, précautions et chicanes érigées. On ne sait plus à quel saint se vouer.
Longtemps les uns et les autres se sont satisfaits de ce marché de dupes, qui, en s’en tenant à des apparences acceptables, politiquement correctes, convenaient à l’idéologie développementaliste dominante chez les bailleurs, ou à la dénonciation du capitalisme et de la néo-colonisation.
Or, la réalité est toute autre, derrière les faux-semblants, et n’a rien de capitaliste, ni de socialiste d’ailleurs. Pour simplifier …
Les sociétés issues des Indépendances, donc de la colonisation, sont fondamentalement régies par un système qu’on pourrait, pour simplifier, nommer celui de la rente prédatrice. L’accumulation de richesse ne résulte pas de la valorisation d’un capital, mais de la captation permise par la position acquise dans les rouages de l’appareil étatique ou dans l’accès aux rapports avec celui-ci. Le carburant du système étant d’abord les produits bruts d’exportation, puis tous les revenus que la détention d’un pouvoir officiel peut générer, y compris l’aide étrangère si on sait s’y prendre.
Ce système est à bien des égards à bout de souffle. L’appétit croissant des bénéficiaires, leur concurrence exacerbée, la lassitude des populations que n’atteint plus le ruissellement de jadis et laissées désormais à l’abandon, l’arrivée de cohortes de jeunes qui ne voient pas d’avenir, tout cela le menace.

Le rôle du CFA

La plupart des voisins, essentiellement non francophones (sauf la Guinée de Sekou Touré), auxquels la puissance coloniale n’a pas laissé d’autre choix, ont opté pour la monnaie nationale. Après une brève période se stabilité politique et de sagesse financière, avec l’arrivée des coups d’Etat militaires, l’incertitude, la hâte de s’enrichir, le prélèvement de la rente s’est exacerbé : fin de la convertibilité (permettant aux happy few accédant aux devises de faire d’extraordinaires culbutes), hyperinflation, dévissage des monnaies, écroulement économique, sur le mode République de Weimar. En Ouganda, par exemple, les prix avaient tellement augmenté qu’on en est arrivé, en 1978 ou début 79 je crois, à ne plus défaire les liasses des plus gros billets pour payer.Je suis même allé au marché acheter trois carottes et deux salades avec des paquets de liasses dont on n’ôtait même plus la ficelle. Le Ghana, le Zaïre, le Nigéria dans une moindre mesure, très récemment le Zimbabwe ont connu la même chose. Même le sage Kenya a vu la valeur de sa monnaie s’éroder considérablement au fil des ans. De profonds bouleversements sociaux et culturels (dans les mentalités) s’en sont suivi, le FMI et l’ajustement structurel sont passés par là, et certains de ces pays, après avoir touché le fond, ont retrouvé un dynamisme parfois enviable.
Il en est allé différemment pour la plupart des pays francophones.
Dans ces formations sociales basées sur la rente, c'est à dire sur le contrôle de la ressource et de sa redistribution par les cercles qui détiennent le pouvoir politique, le système CFA s'est révélé particulièrement adapté.
Il assure aux bénéficiaires une stabilité appréciable. Une monnaie forte, au taux de change garanti, maintient le pouvoir d'achat en produits importés et un prix bas payé aux producteurs locaux. Elle décourage la valorisation sur place et l'investissement productif et donc l'émergence d'un entrepreneuriat qui réclamerait d'autres règles. Elle favorise le tête à tête avec les sociétés internationales, générateur de ressources rentières à l'import comme à l'export. Sa convertibilité permet la consommation et les placements à l'étranger au détriment du réinvestissement sur place (mais pour quelles entreprises, puisque leur développement est délibérément entravé? Et puis est-ce bien raisonnable de garder l’argent au pays ?). On peut poursuivre.
En bref le CFA dans sa pratique permet (a permis?) un fonctionnement pépère du système rentier. C'est la Caisse d'épargne plutôt que la Bourse. Et une telle assurance a un coût, comme toute assurance. Une certaine dépendance à l'égard d'un tiers à qui on a confié la responsabilité de faire respecter les règles de base du système.
On peut comprendre que des décideurs, voire des couches sociales, ne soient pas prêtes à renoncer à un dispositif qui, quoique s'érodant, leur a permis de tenir vaille que vaille tandis que bien des voisins passaient par des phases de chaos. Même si ces mêmes voisins aujourd'hui semblent mieux s'en sortir.

Un système contesté, une transition en gestation

Les contradictions du système rentier se sont au fil du temps exacerbées. Les appétits ont grandi bien plus rapidement que la ressource (quand celle-ci n’a pas diminué), il a fallu écarter des bénéficiaires, ou les réduire à se fournir aux-mêmes (l’auto-rémunération de quiconque a une parcelle de pouvoir), certaines sources se sont taries ou plus difficiles à capter (l’aide internationale accumule les contrôles et les précautions, ça pourrit la vie), les scandales se multiplient, l’opinion gronde, localement et internationalement, la contestation monte, notamment contre la corruption, dans un contexte de péril fondamentaliste.
Bref, c’est la crise.
En bonne dialectique, quand un système s’effondre sous ses contradictions, de nouvelles dynamiques éclosent, se structurent, font apparaître de nouveaux possibles, une autre forme d’organisation. Longtemps, l’activité privée de transformation est restée artisanale, reléguée et enfermée dans l’informel. Avec de grandes disparités selon les pays, et d’importance, des entrepreneurs sont apparus, dont quelques-uns ont bâti d’immenses fortunes et des empires commerciaux et industriels. Certes, à l’origine de ces fortunes se trouvent parfois des opportunités causées par la gestion de régimes rentiers (ainsi le ciment pour Dangote pendant le boom pétrolier au Nigéria), ou une accumulation primitive rentière, réinvestie ensuite dans l’économie productive (les familles Kenyatta et Moi au Kenya ?). N’empêche, ils participent d’un changement de paradigme, et d’un passage à un autre type de logique économique et de profit. D’autant que, derrière ces quelques exemples anciens et visibles a émergé une forêt d’initiatives, de jeunes entrepreneurs, à la faveur d’une foultitude de raisons : élévation du niveau d’éducation, changements technologiques, opportunité d’innovations, sentiment d’exclusion d’un système où il n’y aurait rien à gagner, marché de nouvelles classes moyennes, etc. Avec la conscience de pouvoir, en agissant sur place, en valorisant production et savoir-faire locaux, créer de la richesse, ne plus la laisser partir à l’extérieur, réussir au pays, donner de l’emploi et des perspectives d’avenir, en particulier aux jeunes.
C’est donc tout un système alternatif qui se déploie, et qui essaie de se frayer un chemin, en dehors de celui qui est en place, de la rente prédatrice. Mais qui est en butte à ce dernier. Car il y a antagonisme.
En effet, le développement d’un secteur privé local, d’initiatives de valorisation sur place des produits, est systématiquement entravé, étouffé par un système de la rente qui le vit comme une menace. Et ce de multiples manières, à tous les niveaux. On peut faire état de quelques uns. Il y a les tracasseries diverses et variées des agents de l’Etat, la petite corruption qui s’appuie sur le fouillis des réglementations pour pressurer. Des réglementations et normes justement qui, sous prétexte de conformité à des standarts « développés », pénalisent et rendent vulnérable. Une fiscalité écrasante. L’absence d’accès au crédit. La pauvreté des infrastructures nécessaires aux échanges régionaux et la création de marchés à cette échelle dont les entreprises nouvelles ont besoin, les limites des Etats n’étant pas suffisantes pour les nouvelles entreprises. La libre circulation à travers ces espaces. Il y a enfin, et pour en revenir au sujet, le besoin d’une monnaie qui serve le développement de cette nouvelle économie.
Dans un tel contexte, la question du CFA/ECO n'est donc bien que secondairement monétaire. Elle n’est pas technique, mais essentiellement politique.

Quelle monnaie pour servir quel système socio-économique ?

On a vu quelle société, quel type de modèle socio-économique le CFA actuel sert, ou à qui il facilite la vie, à qui il la rend difficile. Un CFA réformé, devenu ECO, servirait quel modèle de société ? qui en tirerait bénéfice et pour quoi faire ? qui perdrait au change ? C’est le questionnement qu’il faut traiter d’abord, avant que les économistes ne soient appelés pour trouver l’outil monétaire adéquat qui facilitera la mise en œuvre des réponses.
Deux critères majeurs me semblent déterminants pour lire les évolutions qui se dessinent depuis fin décembre dernier et entrevoir des réponse à cette question : le taux fixe de convertibilité, et la garantie de celle-ci.
Le système rentier en place, pour se perpétuer dans son être, a besoin d’un taux fixe, arrimé à une monnaie forte, en l’espère l’Euro, et de pouvoir exporter les revenus accumulés, pour acheter des biens ou les mettre à l’abri. Cela dût-il paralyser l’économie locale. Au contraire, les entrepreneurs sont victimes de cette monnaie qui les empêche d’être compétitifs face aux produit importés, bloque leur développement régional, l’accès aux marchés les plus importants et aux investissements.
La première voie correspond exactement aux desiderata du Président Ouattara, entérinés par Macron, qu’il a exprimés au nom des autres dirigeants de l’UEMOA, et dont on a pu considérer qu’il s’agissait d’un hold-up du processus engagé par la CEDEAO pour la création d’une monnaie unique de toute la zone. On serait donc dans un schéma de perpétuation du système actuel. On reste dans l’entre soi des francophones. Tout changer pour que rien ne change, sauf peut-être quelques symboles.
Mais ce n’est peut-être pas si simple. Dès le surlendemain, le gouvernement du Ghana – un des poids lourds de la région – annonçait sa volonté de rejoindre l’ECO créé par le groupe UEMOA, tout en déclarant comme allant de soi que cette démarche s’inscrivait pleinement dans le processus de monnaie régionale engagé par la CEDEAO, mentionnant notamment la flexibilité comme un fait acquis. On serait donc, et rien de surprenant à cela de la part du Ghana, dans l’autre voie, celle d’une politique économique favorisant production locale et valorisation des produits.
Il semble donc que rien ne soit joué, et qu’une partie de billard, à plusieurs bandes, est peut-être engagée. Sera-ce un affrontement entre les Anciens et les Modernes, la citadelle du pré-carré contre l’ouverture de l’espace ouest-africain et au-delà ? Est-on dans un processus négocié en coulisse, l’ECO « Ouattara » étant une première étape qui, une fois en place, pourra évoluer pour introduire, avec l’entrée du Ghana, accompagné d’autres pays non-CFA, la flexibilité du taux de change d’un ECO adossé à un panier de monnaies – la France dans ce cas retirant sa garantie de convertibilité ?
Dans ce cas, étant donné que le mastodonte, le Nigéria, ne remplit pas les critères de convergence requis pour rejoindre le nouvel ECO (ce dont personne ne veut, ni lui, qui ne l’accepterait qu’en position de dominant, ni les autres qui le redoutent comme la peste), assisterait-on à une recomposition stratégique de la zone CEDEAO ? Avec un regroupement, pour faire équilibre au géant, de tous les autres pays autour d’une monnaie unique ? Et dont le Ghana se positionnerait d’ores et déjà en leader ?
La France, d’ailleurs, y serait-elle si hostile ? Le jeu est très ouvert.
Au final, si l’Afrique est bel et bien en transition, empêtrée dans un système moribond, en gestation d’un renouvellement profond, qui devra s’accompagner de mutations politiques, ce sera aux Africains de bâtir leur devenir.

vendredi 15 mai 2020

Les ailes de la santé

UNE ANECDOTE

Le CHEAM (Centre des Hautes Etudes sur l’Afrique et l’Asie Modernes) proposait des sessions annuelles de perfectionnement à des fonctionnaires de toutes les administrations appelés à travailler notamment avec l’Afrique. Dont une bonne proportion de militaires et de gens des services. J’ai eu le privilège d’être choisi pour y participer, en 1993 si je me souviens bien. Chaque semaine, le groupe se réunissait pour écouter un conférencier de haut niveau, sur un thème particulier. Il s’agissait cette fois-là de santé et développement.


Après la docte et passionnante intervention d’un spécialiste, pendant la discussion, un des collègues, un gradé souvent facétieux, se lève : « Mais ne croyez-vous pas que le principal problème pour la santé, en Afrique, c’est l’aviation ? »

Stupeur dans l’assistance. Qu’est-ce qu’il nous sort encore ? Et lui de poursuivre, en substance :

« Ben oui, pendant très longtemps, le système de santé a été très solide, bien financé, le personnel bien payé. A partir du moment où on a pu prendre l’avion en cas d’urgence pour aller se faire soigner ailleurs, les élites n’ont plus eu besoin de dépenser des ressources importantes [je parlerais d’une partie de la rente] dans ce domaine. »

En ces temps de pandémie qui va toucher à plein le Continent, alors que nous au Nord peinons à redécouvrir la dimension tragique de l’existence, avec laquelle les Africains n’ont jamais cessé de vivre, il pourra être intéressant à temps perdu d’observer la circulation aérienne.

[Ceci a été écrit au début de la pandémie, quand on pouvait encore, sans en aucune façon lui faire offense, craindre pour le continent un pire qui par bonheur jusqu’ici ne s’est pas concrétisé  –  pour des raisons qu’il sera instructif plus tard d’analyser. Avant, aussi, la venue pour soins du Premier Ministre de Côte d’Ivoire en France aux frontières bouclées.]

mercredi 19 février 2020

SUITE de « La guerre au Sahel ne peut être gagnée par une force occidentale »

Serge Michailof* m'a fait l'amitié et l'honneur de cette réponse à mon article précédent :

Cher Joël
Chers collègues et amis
Cher Joël ton mel et surtout l'article de ton blog mettent le doigt sur plusieurs faiblesses de notre papier du Monde (« La guerre au Sahel ne peut être gagnée par une force occidentale ») que je reconnais bien volontiers et dont nous étions conscients. Le problème est toujours que les contraintes d'un tel papier qui doit tenir en 6500 signes permettent rarement d'aller au fond des choses ce qui est évidemment regrettable.
En gros tu nous fait part de deux principales critiques:
1) Nos propositions n'ont aucune accroche politique et restent donc incantatoires. Elles ne précisent aucunement le type d'alliance politique qui permettrait au Sahel leur mise en œuvre concrète. Sur ce plan tu as parfaitement raison et à la réflexion nous aurions dû couper un peu notre papier pour à la fois respecter la contrainte des 6500 signes et pouvoir développer en quelques lignes l'argumentation que tu explicite dans ton blog et qui peut se résumer en une réponse à la question:  quelles forces politiques et quel type d'alliance pour mettre en œuvre la politique que nous suggérons ? Sur ce plan je trouve que les paragraphes que tu développes dans ton blog sont excellents et résument bien ce que nous aurions dû ajouter à notre papier pour "l'accrocher" à une réalité politique concrète.
2) Notre phrase sur la possibilité technique de nettoyer les écuries d'Augias et de construire ou reconstruire en quelques années le cœur régalien d'un appareil d’État fonctionnel te semblent également incantatoires. Là je voudrais te dire que je ne partage pas ton scepticisme et que je m'appuie pour cela sur mon expérience de 12 ans de consultation sur ces questions dans les géographies les plus difficiles et auprès des pays les plus déstructurés de la planète. Je ne dis pas que c'est facile. Je dis simplement que c'est possible. Deux anciens Premier ministres avec lesquels j'ai longuement travaillé sur cette question pourront d'ailleurs en attester : Tertius Zongo  du Burkina et Matata Mapon de RDC que je me permets de mettre en copie.
Au plan technique je voudrais ici te renvoyer à une note que j'avais rédigée sur cette question et qui a été publiée par la fondation FERDI sous le titre "Le défi du renforcement des institutions publiques sahéliennes"qui explique comment il est techniquement possible dans des délais raisonnables de transformer des institutions gangrénées par le népotisme et la corruption en institutions relativement efficaces, ceci bien sur pour peu que les conditions politiques le permettent.
Je mets cette note en pièce jointe.
Je reste à ta disposition pour échanger sur ces questions qui me semblent aujourd'hui très importantes si l'on veut éviter une poursuite de la dérive actuelle au Sahel.
Bien amicalement
Serge

Et pour poursuivre l'échange : 


Bien cher Serge
Je te remercie infiniment des remarques et commentaires que tu as faits sur ma réaction à votre article paru dans Le Monde intitulé « La guerre au Sahel ne peut être gagnée par une force occidentale ». Je me réjouis très fort de voir à quel point nos réflexions convergent, et voudrais simplement ici, comme tu m’y invites, ainsi que tous nos collègues, poursuivre l’échange.

L’enjeu politique

Nous sommes d’accord, je crois : l’enjeu, dans la situation actuelle – et depuis fort longtemps, même si on l’a trop oublié, négligé ou occulté – est éminemment politique, au sens le plus profond, à savoir celui d’un changement de système, de paradigme, de mode de fonctionnement – et accessoirement de personnel. Basculement de la rente prédatrice à l’initiative privée. Changement de locomotive, de type de moteur, de carburant, voire de pilote ou au moins de mode de conduite. Peu importe le vocabulaire, je pense qu’on se rejoint. Ainsi que sur l’idée – que vous énonciez pour l’aspect sécuritaire, mais qui vaut tout autant ici – que cette mutation, seuls les Africains peuvent (doivent ?) la faire, à la façon qu’ils auront trouvée, certainement de façon différenciée selon les contextes et l’histoire de chacun.
J’aurais simplement une minime réserve quand tu parles des « types d’alliance politiques … pour mettre en œuvre la politique que nous suggérons ». Je ne te fais aucun procès d’intention, bien évidemment, mais le passé est si lourd qu’il convient de clarifier. Nous sommes ici, les uns et les autres, dans des positionnements différents : nos collègues et ami(e)s Africain(e)s qui sont les acteurs de ces bouleversements, qui sont parties prenantes, qui pour le coup entrent en alliances, définissent des stratégies, interviennent ou pas, selon ; et nous, extérieurs à ces sociétés mais pas indifférents loin de là, citoyens de pays, de puissances qui à maints titres peuvent peser sur les situations africaines. Pas acteurs directs, donc pas amenés à nous impliquer dans des « alliances politiques » (au sens d’intervenir, de s’ingérer, comme cela a pu se faire) pour les raisons que l’on a dites, nous pouvons d’une part énoncer nos réflexions, partager analyses, préoccupations, suggestions avec nos amis africains qui en feront ce qu’ils voudront, et d’autre part, citoyens, éclairer nos gouvernements et nos opinions publiques pour orienter leurs modes d’intervention, réviser leurs stratégies, agir avec ce qui nous paraît être discernement et efficacité, déterminer à qui apporter aide et donner des moyens d’action (une autre façon d’entendre « alliance »). J’y reviendrai.

« Nettoyer les écuries d’Augias » est-il possible ?

Je dois m’être fait mal comprendre si tu m’as trouvé négatif sur la possibilité « de construire ou reconstruire en quelques années le cœur régalien d'un appareil d’État fonctionnel ». Je le crois possible, je le souhaite de tout cœur, et existent, comme tu le dis, des forces susceptibles de le faire. La question, on vient de le souligner, est bien moins technique que politique. Et il ne faut pas, sauf à faire du « wishful thinking », se cacher les difficultés et obstacles. Les principaux que je vois :
1. Pour le moment, les dynamiques nouvelles s’expriment dans le champ économique, avec les efforts des petits entrepreneurs qui tentent d’émerger malgré les obstacles, développant des stratégies de ruse et d’évitement. C’est parcellaire et peu cohérent. On voit peu de convergences, de structuration autour de revendications ou d’apparition de mouvements. Pas de traduction, apparemment, en termes politiques de ces dynamiques. Ou alors éclatées, dispersées. Isolées.
L’exemple le plus en pointe que je connaisse est au Mali, est au Mali, avec le mouvement qui mobilise les jeunes contre la corruption, l’action du patronat pour susciter des réformes économiques favorables à l’entreprise, la dénonciation de la prédation comme antagoniste de la création d’emploi et d’avenir des jeunes. Et pas seulement comme dénonciation morale. Cependant,  Coulou l’a dit lui-même - et cela a été relayé dans la presse – si le PR et le PM veulent agir dans ce sens, ils sont isolés, n’ont pas vraiment d’équipes derrière eux pour mener pleinement le changement.
Donc le nécessaire investissement du champ politique par les forces du changement est loin d’être abouti. Il y faut certainement le temps. Peut-être les voies de cristallisation des dynamiques nous échappent-elles. Peut-être les Africains trouveront-ils d’autres voies que nos schémas classiques. A eux de jouer.
2. Dans un article de 1988, récemment ressorti, Vaclav Havel soulignait que « Les agitations, les grèves, les révoltes des années 80 n'ont pu déboucher sur une action méthodique, efficace, qu'à partir du moment où les intellectuels ont apporté une conception globale au mouvement, mis sur pied une stratégie d'ensemble. » Cela, à mon sens, fait cruellement défaut. Et risque d’être durable.
L’intelligentsia africaine est encore largement engluée dans l’anti-impérialisme et le néo-colonialisme, biberonnée aux théories de Samir Amin et autres, pensant l’antagonisme essentiellement Nord-Sud sans s’intéresser aux contradictions internes des sociétés sinon sous le prisme des « valets des Blancs ». Même les études, de plus en plus nombreuses et pertinentes, sur la corruption dépassent peu son approche abstraite et sa dénonciation morale pour s’intéresser à son aspect systémique, sa caractéristique propre intrinsèquement liée à un mode spécifique d’organisation sociale, antagonique du développement économique local et de la transformation endogène.
Personne pour théoriser la nécessaire libération de l’initiative privée et sa prise des commandes de la société. Même le débat sur le CFA et son remplacement par l’ECO l’a montré, qui a mis l’accent plus sur la dénonciation post-coloniale que sur la promotion d’un nouvel ordre économique, avec une monnaie non plus au service des rentiers mais des entrepreneurs. Mais peut-être verra-t-on à Lomé des avancées en ce sens.
Alors qui pour forger cette « stratégie d’ensemble », cette « conception globale » capable d’ouvrir des perspectives, de mobiliser, d’entraîner le changement ? Qui pour élaborer une vision d’avenir nouvelle et exaltante ? D’autant que – et c’est pour moi une immense tristesse – les mots de démocratie, de liberté ont été tellement galvaudés par des mascarades que nous avons soutenues que les valeurs qu’ils représentent en sont largement dévalués. Aux Africains d’inventer leur discours, d’imaginer le « software » de ce changement en cours, de proposer un modèle libre et démocratique qui leur aille. Mais il faut faire vite.
Car, et c’est selon moi le grand danger, une telle  « stratégie d’ensemble », appuyée sur une « conception globale » existent déjà, du côté de l’extrémisme religieux – et pas seulement islamiste. Une idéologie largement diffusée, qui se nourrit du pourrissement du système rentier et de l’absence d’alternative crédible et de perspectives claires. Qui pourrait très bien s’emparer de la thématique de l’initiative privée locale et rallier les entrepreneurs. N’oublions pas que la révolution khomeiniste s’est faite sur l’alliance du fondamentalisme des mollahs avec le Bazar.
3. Enfin, il y a le poids de la « communauté internationale », plus particulièrement des pays du Nord et des institutions internationales, des bailleurs, etc.
Faute d’avoir produit l’analyse de la situation, des dynamiques et des forces en présence – à nous peut-être d’argumenter et de promouvoir la nôtre – tous ces acteurs agissent sans cohérence et assez désemparés. Les financements continuent à alimenter la rente et se perdent dans les méandres de l’inefficacité. Les mesures pour y pallier aboutissent à faire d’une demande de projet une usine à gaz qui récompense la forme au détriment du fond, et de fait verrouille l’innovant. Les réglementations générales imposées ne tiennent aucun compte des contextes spécifiques. Les concurrences entre puissances ouvrent la voie à des accords qui hypothèquent l’avenir avec des dirigeants sensibles à l’intérêt pas toujours général.
Autant de facteurs qui, de fait et sans forcément visée particulière, freinent les dynamiques d’émergence et d’affirmation des forces nouvelles.

Alors « Que faire ? » (Lénine)

Avant tout, et il faut le répéter, ce seront les Africains qui FERONT. A leur façon, comme ils voudront. Pour autant, les amis extérieurs – et quand même parties prenantes  - peuvent aider au changement et donner les moyens pour contribuer à le faire advenir. De plusieurs façons.
1. D’abord, et un groupe comme le GIAf peut y contribuer largement, sur le plan des idées et de l’information. Faire avancer la réflexion, enrichir le débat, diffuser des analyses. Faire connaître les bonnes pratiques – et les mauvaises -, les initiatives, les progrès enregistrés ici ou là. Faire évoluer les représentations, gagner la bataille des idées. Pour l’instant, les dynamiques à l’œuvre n’ont pas de façon perceptible investi ce champ, pourtant essentiel – si on veut être gramscien – dans un changement social d’envergue. Cela vaut pour diffuser l’information, sensibiliser, susciter réactions et engagements en Afrique. Cela vaut pour convaincre responsables gouvernementaux et des organismes internationaux, responsables économiques et financiers qu’il est temps de réviser leur approche et stratégies.
2. Sans s’ingérer politiquement, tous ces acteurs extérieurs peuvent trouver des moyens d’orienter, de presser, pour que soient levés des obstacles à l’initiative économique privée locale, pour que le développement de celle-ci soit facilité, etc. Cela auprès des gouvernements africains (amélioration des législations, encouragement de la transparence et de la lutte contre la corruption prédatrice, entraves aux flux de capitaux « mal acquis », etc.), ou auprès des instances internationales (adaptation des règles de libre-échange, révisions des accords internationaux, protection des industries naissantes, etc.).
3. Un autre levier très important concerne l’Aide Publique au Développement, tant bi- que multilatérale. J’ai naguère, dans un papier intitulé « L’APD dans l’impasse », suggéré la révision de celle-ci et sa réorientation dans le sens d’un appui délibéré, sinon exclusif, aux nouvelles dynamiques. Cesser de faire de l’APD la perfusion de la rente à l’agonie, en faire un outil puissant de développement de l’initiative privée. A titre d’illustration, je reprends les quelques voies suggérées :
·                     Encourager toutes les réformes de structure susceptibles de faciliter la transformation locale et les échanges régionaux (régulation du commerce international, politique monétaire, législations intérieures, réglementations régionales, sanction des prédations).
·                     Financer des investissements orientés vers le développement des économies locales : voies de communication entre lieux de production et de transformation, et non plus à l’export, accès aux nouvelles technologies, à l’énergie, outre l’éducation et la santé.
·                     Aider en finançant non plus (seulement) les Etats et les institutions, mais les entreprises : prêts, participation au capital, pépinières d’entreprises, etc. 
·                     De l’assistance technique, oui, mais pas dans les administrations pour définir des politiques publiques : dans les entreprises privées, en personnels d’encadrement et en conseil, ou en finançant des consultants et de l’expertise, en réponse aux besoins des entrepreneurs. 
Ces suggestions (les spécialistes en jugeront et auront de meilleures idées) pour indiquer ce qui pourrait ainsi donner une forte impulsion au changement en cours, montrer le pari d’une nouvelle voie.
Mais il faut faire vite, et frapper fort. Pour convaincre les populations qu’une voie nouvelle s’ouvre, il ne faut pas jouer petit braquet.
C’était le sens, par exemple, d’un projet malheureusement non abouti auquel j’ai réfléchi avec le CNPM, visant à créer des emplois pour la jeunesse, tout en suscitant modernisation et dynamisation des acteurs économiques. L’entrée n’en était pas la formation de jeunes (une institution sclérosée en prend quelques dizaines, pendant quelques mois, et les lâche dans la nature avec un pécule), mais via un détour par l’appui aux maîtres-formateurs, par la dynamisation du secteur dit informel (ou de sa partie en appétence de changement), qui constitue jusqu’à 80% des emplois. Sa modernisation, son adaptation aux réalités du jour, son intégration dans une économie locale globalisée (les entreprises émergentes ont besoin d’un environnement  de productions et de services pour se développer), s’accompagneront d’un développement de l’apprentissage, lui-même rénové.
Ca ressemble à des emplois aidés ? Il y a de la déperdition possible ? Certes. Mais si les mêmes sommes partent dans la population, donnent du pouvoir d’achat en même temps que s’accroît la qualification, si la jeunesse y trouve des perspectives, est-ce plus un drame que si ces sommes sont détournées en haut lieu ?
Enfin, et pour en revenir à la sécurité, qui est à l’origine de notre échange, et en se référant cette fois à Mao, le jour où les populations accorderont leur confiance à une autorité porteuse de ces dynamiques, auront un espoir en des perspectives d’avenir, les djihadistes  seront comme des poissons hors de l’eau. Mais dans le cas contraire …

*Serge Michailof : Consultant, ancien professeur à Sciences Po, chercheur à l'IRIS, ancien directeur de la Banque mondiale et ancien directeur des opération de l'AFD, il a publié récemment "Africanistan". Je l'ai connu aussi lorsqu'il était rue Monsieur, au Cabinet de la Ministre de la Coopération.

dimanche 16 février 2020

L'APD dans l'impasse

Ce point de vue a été écrit quelques jours avant le 2 juillet 2019

Et si les agences de coopération, nationales ou internationales, s’étaient dispensées de faire l’analyse des formations sociales et continuaient à croire, voyant le soleil se lever à l’Est, qu’il tourne autour de la Terre ? 

En effet, elles traitent, en Afrique notamment, avec des Etats modernes, dotés d’administrations et de législations, tout entiers orientés en principe vers le bien commun décidé par les majorités, et où les abus sont sanctionnés ! Et de déplorer que l’intérêt général cède le pas aux intérêts particuliers. Que les élections pour représenter les majorités soient trafiquées. Que les institutions ne semblent pas servir les missions qui sont les leurs. Que les détournements soient impunis. Que les plus beaux des projets de développement tournent en eau de boudin ou s’évaporent, malgré tous les verrous, précautions et chicanes érigées. On ne sait plus à quel saint se vouer ! 

Depuis des lustres elles prennent pour argent comptant les formes institutionnelles en place (et les Africains ont été maîtres pour revêtir leur système des formes les plus diverses empruntées au Nord, selon qu’il plaisait à ces derniers), alors que le fonctionnement du système, sous ces formes empruntées et revisitées, est souvent tout autre. Longtemps les uns et les autres se sont satisfaits de ce marché de dupes, qui, en s’en tenant à des apparences acceptables, politiquement correctes, convenait à l’idéologie développementaliste dominante chez les bailleurs. 

Beaucoup de sociétés issues des Indépendances, donc de la colonisation, sont fondamentalement régies par un système qu’on pourrait, pour simplifier, nommer celui de la rente prédatrice. L’accumulation de richesse ne résulte pas de la valorisation d’un capital, mais de la captation permise par la position acquise dans les rouages de l’appareil étatique ou dans l’accès aux rapports avec celui-ci. Le carburant du système étant d’abord les produits bruts d’exportation, puis tous les revenus que la détention d’un pouvoir officiel peut générer, y compris l’aide étrangère si on sait s’y prendre. 

Ce système est à bien des égards à bout de souffle. L’appétit croissant des bénéficiaires, leur concurrence exacerbée, la lassitude des populations que n’atteint plus le ruissellement de jadis et laissées désormais à l’abandon, l’arrivée de cohortes de jeunes qui ne voient pas d’avenir et, bien connectés supportent de moins en moins l’injustice, tout cela le menace. 
A bien des égards, l’aide internationale a permis à ce système, cahin-caha, de perdurer. En tout cas, bien davantage, dans les pays francophones, gardés sous perfusion. 

Dans les marges du système – il en a de larges, puisque toute une partie, dite informelle, qui occupe une majorité de la population, n’est pas ou beaucoup moins dans l’aire de la prédation – est apparue une autre dynamique, celle d’un secteur entrepreneurial privé, fondé sur l’innovation et la technologie, la transformation et la valorisation de produits locaux, pour un marché local ou régional. Certaines de ces entreprises, récemment ou, peu nombreuses, depuis plus longtemps, ont pris de véritables dimensions. Parfois sans besoin de grand capital de départ, parfois en saisissant une opportunité conjoincturelle (le ciment pour Dangote quand le Nigeria construisait à tout va), parfois en convertissant une accumulation prédatrice antérieure. 

Pour le moment, ce secteur économique privé se développe à l’écart, le plus souvent, des institutions, sans leur appui, voire en butte aux obstacles qu’elles lui dresse, aux extorsions qu’elles lui font subir, aux règlementations avec lesquelles elles l’étouffent. Car pour la Rente, l’entreprise privée est à la fois menace et proie. Cette dynamique, quoique ralentie, entravée, s’impose progressivement. Davantage dans les pays anglophones, où l’écroulement des Etats et de la monnaie, dans les années 90, a laissé plus d’espace au mouvement tandis que la résistance des Etats et la stabilité du CFA a largement préservé la capacité de nuisance de ceux-ci dans les pays francophones. 

Cette dynamique est loin d’avoir gagné la partie. Pour qu’elle se développe, atteigne une taille critique et devienne hégémonique, elle aura besoin de changements d’orientations 2 politiques, d’un renouvellement des pratiques et des réglementations qui favorise son essor au lieu de le brider. Mais le mouvement est en cours, qui semble inéluctable. 

Si cette analyse est juste – à savoir que nous assistons à une phase où un système de rente prédatrice qui a trouvé ses limites compte tenu de la vague démographique et des mouvements citoyens est en concurrence avec un système dont la locomotive serait l’initiative économique privée, une économie privilégiant la valorisation sur place des productions locales pour un marché régional – alors l’aide internationale, l’APD doit-elle faire de l’acharnement thérapeutique en nourrissant la rente par perfusion ? 

Doit-on y mettre fin ? 

Ou doit-on, sans plus interférer directement avec la politique africaine – ce sera aux Africains à déterminer les modalités du changement de leurs sociétés, avec tempêtes peut être, tangage et secousses, comme il le feront –, accompagner et faciliter un mouvement en cours, fluidifier son éclosion. 

Les avenues pour ce faire sont nombreuses : 
  • Encourager toutes les réformes de structure susceptibles de faciliter la transformation locale et les échanges régionaux (régulation du commerce international, politique monétaire, législations intérieures, réglementations régionales, sanction des prédations).
  • Financer des investissements orientés vers le développement des économies locales : voies de communication entre lieux de production et de transformation, et non plus à l’export, accès aux nouvelles technologies, à l’énergie, outre l’éducation et la santé.
  • Aider en finançant non plus (seulement) les Etats et les institutions, mais les entreprises : prêts, participation au capital, pépinières d’entreprises, etc.
     
  • De l’assistance technique, oui, mais pas dans les administrations pour définir des politiques publiques : dans les entreprises privées, en personnels d’encadrement et en conseil, ou en finançant des consultants et de l’expertise, en réponse aux besoins des entrepreneurs. 

Pour autant, il ne s'agit pas de béatifier le privé, qui a aussi de nombreux travers. Son arrivée en position de leadership ne sera pas l'avènement du paradis sur terre. Il n'en sera pas nécessairement fini de la corruption, quoi que peut-être sous d'autres formes (rappelons nous les scandales qui ont émaillé la 3ème république en France, pendant justement la période de la bourgeoisie d'affaires triomphante). Il n'est pas dit du tout que les travailleurs aient une vie plus facile. Qu'en attendant que les régulations s'imposent avec efficacité, il n'y ait pas de fortes turbulences. 

Mais l'important, c'est que le système étatico-rentier et prédateur en place, en bout de course, ne survit que de se phagocyter lui-même ou en ayant recours à quelques derniers expédients, lassant même ceux, les bailleurs, qui étaient sensés lui servir de partenaires au point qu'on pouvait croire qu'ils servaient réciproquement leurs intérêts. 

Bien entendu, il y a besoin d'un Etat "...pour que le secteur privé fonctionne bien." Mais de quel Etat ? Certainement pas du type de ceux, encore nombreux en Afrique, si on veut généraliser, qui sont largement des machineries d’extraction et de répartition de la rente dont bien des mécanismes briment, étouffent, empêchent d’éclore les initiatives privées, les entrepreneurs économiques locaux, petits ou gros. Ceux-ci, pour se développer, pour mettre en place l’activité de valorisation et d’échange des produits locaux, ont besoin d’un Etat REFORME, qui soit à son service, qui cesse de nuire pour au contraire faciliter, créer les conditions favorables à son activité, réguler aussi, positivement. 

Tout ce qui peut, d’une manière ou d’une autre, accompagner ou pousser à de telles évolutions est bon à prendre, que cela vienne de dynamiques internes ou d’appuis externes. Et l’APD peut, sans intrusion, jouer un rôle important dans ces processus, en révisant ses modalités d’intervention en fonction d’analyses renouvelées. 

mercredi 29 janvier 2020

« La guerre au Sahel ne peut être gagnée par une force occidentale »


Réaction à un bel article paru dans Le Monde 

Dans un grand jourmal du soir, d’éminents membres du GIAf, pour lesquels j’ai le plus grand respect, s’appuyant sur les idées énoncées par un autre membre dans un article précédent publié dans le même média, énoncent une parole forte dans leur titre que j’ai repris ici.
Je souscris des deux mains à l’argumentaire qui est déroulé, et à l’idée essentielle mais ô combien disruptive ! qui y est développée, à savoir que seuls les Africains peuvent résoudre la crise majeure qu’ils vivent, et qu’il est impératif de leur donner les moyens de le faire.

N'empêche, s'ils parlent d'or, on reste sur sa faim avec ce texte qui, au final, reste très largement incantatoire. En effet l'essentiel de leur conclusion tient dans cette phrase : "Cette sécurité suppose la construction du cœur de l’appareil d’Etat que constitue le système régalien de ces pays. C’est possible dans des délais raisonnables. "
Je la dis incantatoire car, fort juste, et pleine de bonnes intentions, elle soulève immédiatement une foule de questions, qui mènent à autant d’impasses.
En effet il n'y avait donc pas de coeur ? Pas de système régalien ? Et qui va (re)construire ? S'il suffisait de moraliser, de mettre de l'ordre (« nettoyer les Ecuries d'Augias »), pourquoi cela n’est-il pas advenu ? Et depuis longtemps ? Les adjurations morales n’y suffiront pas, ni la recherche (par qui ?) des hommes intègres. On s’y est épuisé des décennies durant.

Je crois qu’ici il ne faut pas se dispenser de faire l’analyse des formations sociales et cesser de croire, voyant le soleil se lever à l’Est, qu’il tourne autour de la Terre.
Depuis des lustres on prend pour argent comptant les formes institutionnelles en place (et les Africains ont été maîtres pour revêtir leur système des formes les plus diverses empruntées au Nord, selon qu’il plaisait à ces derniers), alors que le fonctionnement du système, sous ces formes empruntées et revisitées, est souvent tout autre. Longtemps les uns et les autres se sont satisfaits de ce marché de dupes, qui, en s’en tenant à des apparences acceptables, politiquement correctes, convenait à la communauté internationale qui y trouvait son compte, et à l’idéologie développementaliste dominante chez les bailleurs.
Un cœur d’appareil d’Etat en bonne et due forme peut n’être qu’un leurre si on ne se demande pas quel mode d’enrichissement il sert à générer.
Nous assistons à une phase où un système de rente prédatrice - l’accumulation de richesse n’y résulte pas de la valorisation d’un capital, mais de la captation de ressources permise par la position acquise dans les rouages de l’appareil étatique ou dans l’accès aux rapports avec celui-ci. – est à bout de souffle car il a trouvé ses limites compte tenu de la vague démographique et des mouvements citoyens.
Il est remis en question par une autre dynamique, celle d’un secteur entrepreneurial privé, fondé sur l’innovation et la technologie, la transformation et la valorisation de produits locaux, pour un marché local ou régional. Ce nouveau système, .apparu dans les marges de l’ancien qui ralentit et entrave son développement, s’impose progressivement. L’initiative économique privée, qui en est la locomotive, apparaît comme seul en mesure de relever les défis majeurs auxquels l’Afrique doit faire face, tels créer en nombre des emplois pour les jeunes, et offrir des perspectives d’avenir aux populations.
Ce qui, pour notre propos, revient à poser la question : s’il faut donner les moyens de construire le cœur d’un appareil d’Etat, à qui les donner, et pour construire quel appareil d’Etat, au service de quelle politique, et donc au service de qui ? au service du fonctionnement de quel modèle socio-économique ? Les profiteurs de la rente moribonde ou les nouvelles forces vives économiques ?

Car bien entendu, il y a besoin d'un Etat "...pour que le secteur privé fonctionne bien." Mais certainement pas du type de ceux dont bien des mécanismes briment, étouffent, empêchent d’éclore les initiatives privées des entrepreneurs économiques locaux, petits ou gros. Ceux-ci, pour se développer, pour mettre en place l’activité de valorisation et d’échange des produits locaux, ont besoin d’un Etat REFORMé, qui soit à son service, qui cesse de nuire pour au contraire faciliter, créer les conditions favorables à son activité, réguler aussi, positivement.
Dès lors, on peut sortir de l’incantation, et identifier les forces vives qui ont intérêt à la disparition des Ecuries d’Augias, et pas seulement pour des motifs moraux. Parce qu’elles ont à y gagner. Dès lors, on peut donner les moyens à ces dynamiques endogènes de se développer, de proposer des perspectives, de changer les règles, de changer éventuellement le personnel dirigeant s’il entrave. Et seuls les acteurs africains peuvent être porteurs de ces dynamiques. Les forces occidentales ne pouvant, elles, qu’accompagner le mouvement - ou sinon continuer de fait à l’entraver, à lui nuire.

En tout état de cause, le Sahel comme l’Afrique est en mutation, en transition. L’enjeu est de savoir si l’ordre nouveau dont accouchera la crise sera libre et démocratique, ou théocratique et liberticide.