jeudi 5 novembre 2020

Sur quelques mots de Vaclav Havel

 En juillet 1989, donc quelques mois avant la chute du mur de Berlin, Vaclav Havel, dans une interview donnée au Nouvel Observateur, affirmait :

« Les agitations, les grèves, les révoltes des années 1980 n’ont pu déboucher sur une action méthodique, efficace, qu’à partir du moment où les intellectuels ont apporté une conception globale au mouvement, mis sur pied une stratégie d’ensemble. »

Il est très tendance, aujourd’hui, dans les médias et dans l’air du temps, de valoriser les mouvements spontanés qui se forment autour d’une grande idée, ou d’une indignation, sans organisation, sans doctrine ni stratégie, sans leader, au point même de se méfier de toute tête qui émerge (même si, il ne faut pas être naïf, des organisations peuvent tenter au moins de les manipuler en sous-main et d’en prendre le leadership). On peut constater, avec Havel, que ces mouvements peuvent mobiliser largement, devenir très puissants, avoir un pouvoir de nuisance considérable, mais ne débouchent sur rien ou pas grand-chose – sinon, dans le pire des cas, sur l’inverse de ce qui est recherché. C’est le cas en France récemment des Gilets Jaunes, auparavant de Nuit Debout. On pourrait citer aussi Mobilise Wall Street, une certaine mobilisation pour sauver la planète, ou malheureusement les Printemps arabes ; plus loin dans le temps les jacqueries d’Ancien régime.

A l’inverse, les grands changements historiques s’articulent sur une « conception globale » et sur une « stratégie d’ensemble », qui peuvent prendre diverses formes, y compris celle du guide charismatique. La Révolution Française sur le corpus des Lumières, l’indépendance indienne sur la non-violence et la direction de Gandhi, la révolution iranienne sur la foi chiite et le leadership de Khomeiny, la révolution d’Octobre sur la doctrine marxiste et la conception léniniste du parti d’avant-garde.

Les exemples abondent. Il faut « conception globale » et « stratégie d’ensemble » pour que sur le terrain, qu’ont pu retourner, labourer, préparer les mouvements spontanés de masse, germent les graines et s’épanouissent les fleurs de la saison nouvelle.

Qu’en est-il en Afrique ? Plusieurs pays sont parcourus de ces mouvements populaires, de mobilisations aussi massives que largement informelles, à partir d’un sujet catalyseur, déclencheur, qui tend à s’élargir en demande de changement plus vaste et profond. Cela a été la dénonciation de corrompus au Mali. Au Nigeria, ce sont les exactions d’un corps de police qui ont jeté des milliers de personnes, surtout des jeunes, dans la rue. Un peu partout, la pression monte, le feu couve, l’exaspération devant une situation figée et désespérante : le blocage de la société et des institutions, l’absence de renouvellement du personnel politique et de passage de relai à une nouvelle génération. La jeunesse en particulier se voit un horizon bouché et veut du changement, veut se raccrocher à un espoir.

Or on cherche en vain un récit mobilisateur capable de rassembler de larges couches de la population, les plus actives, les plus novatrices, les forces vives, jeunes, innovantes, sur une vision cohérente et des objectifs clairs. Des valeurs fortes cristallisées en une vision d’avenir, avec la démarche pour la faire advenir.

Malgré des tentatives pour sortir du ressassement de représentations usées, les intellectuels restent en général englués dans les vieilles ornières de la dénonciation extérieure, des maux venus d’ailleurs (la France, l’Occident, le capitalisme coupables de tout), qui débouche sur l’impuissance ; ou (et) dans la posture moralisatrice qui condamne les forfaitures (la corruption, en soi, dans l’absolu, comme délit ou péché) et espère l’avènement de la vertu, autre impuissance. Où est l’analyse des dynamiques internes du système que l’on dénonce, qui nomme clairement l’adversaire et identifie les alliances possibles ? Où est le discours dont dériveraient des objectifs politiques et la voie pour y parvenir ?

Faute de l’élaborer, les forces qui aspirent à un changement pourraient ne pas réussir à répondre aux attentes de populations désespérées, exaspérées, impatientes et en ébullition, prêtes à suivre d’autres voix qui leur fourniraient « conception globale » et « stratégie d’ensemble ». Ces voix existent, elles sont à l’œuvre. Le dogmatisme religieux, l’identité exclusive et haineuse, nationaliste ou tribale, les fanatismes, tout cela gagne du terrain et des forces qui savent les manipuler pourraient rafler la mise.

L’urgence est là, l’époque est périlleuse.