La tension que produit le marasme actuel engendre d’étonnants
excès, des emballements. Tel événement provoque des émotions énormes, des réactions et même des conséquences disproportionnées, parfois sans commune
mesure avec les faits. Deux exemples, Cahuzac et Boston.
Cahuzac. Il a fraudé le fisc. Il a dissimulé sur un compte à
l’étranger 600 000 euros depuis de nombreuses années, provenant
semble-t-il de versements faits par des entreprises pharmaceutiques au
propriétaire de clinique qu’il était. Pour autant que le montant et l’origine des
fonds soient avérés, ou de cet ordre, y a-t-il de quoi envoyer au bûcher ?
Entendons nous bien, frauder le fisc est répréhensible, et doit être
sanctionné. Il est normal que toute la lumière soit faite sur l’étendue de la
fraude, et que le contrevenant soit sanctionné. Cela dit, avec 600 000, on
n’a pas un très grand appartement à Paris. Ce n’est pas une bien grande fortune,
à l’aune des revenus mensuels d’un footeux, des primes de gens de la finance,
de certaines dissimulations récemment apparues ou d’autres très légales
réductions d’impôts par niches fiscales ou gestion optimisée. Par ailleurs, a
priori, ce n’est pas de l’argent public qui a été détourné, même si cela en dit
certainement long sur les pratiques de l’industrie pharmaceutique ou médicale,
mais qui en doutait encore ? et quel pourcentage de praticiens se sont
laissés séduire par les sirènes de laboratoires, en liquide ou en nature, congrès
tropicaux et autres. Mais il fallait déclarer, car c’est une obligation
citoyenne. Cependant qui n’a pas – pour peu qu’il en ait eu l’occasion – (été tenté
de) frauder dans son existence, omis de déclarer un bien ou un revenu,
minimiser une valeur ou la dissimuler lors d’une succession, travaillé ou
employé au noir, que sais-je encore ? A entendre le concert des offusqués
vertueux contre le fraudeur, en ces temps de catho revival, j’ai beaucoup pensé
à qui jette la première pierre.
Certes, et on est bien d’accord, la question n’est pas là. Mais
ailleurs, double. Elle est d’abord que Cahuzac n’est pas un citoyen lambda, et
que quand on se mêle de vouloir être élu, et encore plus d’assumer des charges officielles
importantes dans la République, il y a des choses qu’on ne peut se permettre.
Quand on planque du pognon quelque part, on n’accepte pas d’être nommé ministre
du Budget, Mais aussi, on ne se laisse pas élire président de la commission des
finances de l’Assemblée par la majorité précédente – choses qui a peu été
soulignée par une droite qui accuse d’aveuglement et insinue la complicité. Le
tout même si dans l’exercice de ses fonctions on fait preuve d’une grande
rigueur et si on traque avec zèle le fraudeur. Nul n’a encore remis en cause la
compétence et l’efficacité de Cahuzac, sauf à lui reprocher sa rigueur. Certes
Napoléon avait chargé Vidocq de diriger sa police, mais chacun connaissait ses
antécédents, et ce n’était pas la logique de la nomination de notre
dissimulateur.
Car la deuxième question, c’est la déloyauté. Avec ce qui n’est
somme toute qu’une minable affaire de fraude fiscale, mais un mensonge invraisemblable,
inouï, Cahuzac a plombé toute une politique, jeté le discrédit, rendu inaudible
une parole, dédouané des turpitudes autrement sérieuses. Il a floué tous ceux
qui ont porté la gauche au pouvoir, et qui mettent leurs espoirs en elle, tout taraudés
qu’ils sont par le doute. Tout ça pour 666 fois moins que l’argent du
contribuable qui a été donné à Tapie, 83 fois moins que ce que le fils Kadhafi
dit avoir été donné par papa à Sarko, 6,6 fois moins que le liquide sorti du compte
suisse de Bettancourt pour ses œuvres.
Cela ne disculpe pas pour autant ce
salaud de Cahuzac qui nous a mis dans une telle merde. Son invraisemblable comportement
est impardonnable. Mais il faut garder à l’esprit les proportions, et dénoncer
les réalités de l’évasion fiscale, des optimisations – légales – largement abusives.
L’attentat de Boston. Trois morts, 160 blessés, des gens en
plein loisir. C’est horrible. Mais trois morts. Bien moins que beaucoup d’attentats
qui quotidiennement, ici ou là, font bien davantage de victimes. Il est très
vite apparu que cela était bien artisanal, relevant davantage d’une initiative relativement
isolée que d’une organisation lourde. Enfin, la police a fait son boulot, elle
a été efficace, elle a mobilisé les grands moyens et a rapidement retrouvés les
(présumés) coupables, qui en plus ne s’étaient pas montrés particulièrement
malins. C’est grave, horrible. Mais au final cela reste un événement de basse
intensité, l’acte d’un (de deux) de ces individus isolés mais très dangereux,
dont la radicalisation soudaine et secrète à un moment les amène à passer au
crime au nom et dans le sillage d’une mouvance djihadiste contre laquelle on n’a
pas fini de lutter et de se prémunir. Somme toute quelque chose qui, au fil des
ans, devient assez ordinaire.
Certes, cela s’est passé sur le territoire américain. Ils n’y
sont pas encore accoutumé – c’est la deuxième fois, après plusieurs des
tentatives entravées à temps, si l’on excepte bien entendu les tueries à l'arme à feu par fous, qui leur sont familiers – et ça leur
fait drôle, l’émotion est grande, on le comprend. Que cela ait eu lieu au cours
d’un loisir populaire accentue la réaction. Mais quel événement, depuis une
semaine ! Les grands titres, du direct à n’en plus finir, une place
énorme. Disproportionnée. Une dimension de sacrilège, s’être attaqué au
marathon, s’être attaqué aux maîtres du monde. Mais on le comprend, il y avait de l’image en direct, la police locale a organisé du grandiose : la
ville entière paralysée, les réseaux sociaux mobilisés. La planète à l’écoute,
live.
Nous informe-t-on ? Ou nous épate-t-on de tout ce qui
peut faire spectacle ?
Les chaînes d’information en continue, et dans leur sillage
l’ensemble de la presse, s’emploient à monter en épingle – battre comme œuf en
neige – tout ce qui peut donner lieu à du sensationnel, toute image forte
disponible, tout ce qui peut susciter l’émotion, indépendamment du poids de l’événement,
de son importance réelle. Du slogan de Paris Match, il ne reste plus que « le
choc des photos ». Nous sommes immergés dans un bain de sophisme, où la
réalité a disparu au profit de la seule représentation.
J’attends des journalistes qu’ils m’éclairent, pas qu’ils m’éblouissent.
Qu’ils m’aident à remettre, dans la marée des news, les choses en perspective,
dans leur contexte, leur environnement. Qu’ils m’aident à leur donner leur
juste mesure, la dimension de la substance sous l’écume de l’appréhension
immédiate. A comprendre le sens. Au lieu
de quoi, ils vont à contre-sens.
Nos valeurs, celles de la gauche, ont tout à perdre de cette dérive loin de la raison.
Mesure et proportion, je propose ce slogan.