Je veux ici saluer et encourager tous mes amis, et au-delà tous
les Musulmans de par le monde, qui aujourd’hui – et parfois depuis hier, comme
en Côte d’ivoire -, entament le mois de Ramadan. Un mois de jeûne, de
restrictions de plaisirs, mais surtout, si j’ai bien compris, de recueillement,
d’examen de conscience, pour se rendre soi-même et le monde meilleur. Que ce
mois leur soit bénéfique.
Mais ce moment ne concerne pas seulement les Croyants, comme
il conviendrait. Dans le tourbillon qui agite le monde musulman, et qui propage
ses effets bien au-delà, Ramadan est un enjeu de taille, marqué souvent à rebours
de son sens par une recrudescence des affrontements et des horreurs. Au point
de fausser la vision, et de troubler les images comme les esprits.
L’essentiel à ne pas perdre de vue, c’est que nous assistons
d’abord et surtout à une guerre de religion au sein de l’Islam, à un
affrontement entre Musulmans. Dont l’immense majorité des victimes d’ailleurs
sont des Musulmans – ce qu’on oublie souvent. Affrontement complexe, à
plusieurs niveaux, aux multiples imbrications. Affrontement entre monarchies sunnites du Golfe qui se
disputent l’influence en finançant ça et là conflits armés et mouvements
terroristes. Affrontement entre ces fondamentalistes là et leurs homologues
chiites, pour la suprématie sur le monde musulman. Je passe sur ce qui oppose tous
ces partisans de théocraties aux Etats autoritaires peu ou prou laïques,
héritiers d’Atta Turk ou du nassérisme. De
quoi s’y perdre, j’en conviens.
Mais raison de plus, j’y reviens, pour garder à l’esprit l’essentiel.
Tous ceux-là, autant qu’ils sont, si ennemis qu’ils paraissent, ont deux choses
en commun. Tous sont littéralistes, fondamentalistes, des partisans du retour à
la lettre du Livre, à l’Islam des
origines (en y rajoutant fantasmes et obsessions, rigueurs et interdits – une religion
de la Loi, qui pourchasse le plaisir et la vie, mortifère). Tous s’en prennent
aux Autres, incroyants, Chrétiens, mais aussi en Orient Bouddhistes et alia, en invoquant des menaces contre
leur identité, la lutte contre un quelconque Satan, mais surtout, dans leur
conflit interne, pour se donner des gages de meilleur défenseur de la Foi, sur
le mode « plus Musulman que moi tu meurs ». Ce combat extérieur, qui
ne nous affecte que trop !, est somme toute relativement marginal.
Car tous ont pour ennemi principal non pas les non-Musulmans,
mais l’autre Islam. Celui qui est accueil et célébration de la vie, adaptation
et insertion dans le monde, spiritualité et affaire de conscience, ancré
souvent dans une tradition culturelle de grande richesse que les
fondamentalistes font tout pour extirper. Un Islam qui se réclame du texte, à
interpréter dans la vie d’aujourd’hui, et non de la lettre, figée, de ses
Ecritures. Un Islam de l’ouverture et de la liberté de conscience, confiant
dans son identité et tolérant, dialoguant. Un Islam que j’ai maintes fois
rencontré, que je respecte et dont j’apprécie de nombreux aspects – et surtout
bien des pratiquants. Un Islam qui n’a pas de problème de compatibilité avec la
République et la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, dont il peut s’approprier
et défendre les valeurs.
Un Islam qui a aussi du mal à se définir et à s’affirmer, à
se proclamer clairement, après des siècles de littéralisme dominant, de
traditions pesantes, d’oppression coloniale aussi qui l’a réduit à la
défensive, en butte qu’il est à la guerre à outrance que lui mènent les conservateurs
fondamentalistes qui se sentent menacés dans leur pouvoir et veulent garder, ou
reprendre, leur ascendant sur la Oumma, la communauté des Croyants.
En fait, l’immense majorité des Musulmans aspire à la paix, à la
liberté, à la jouissance de ce que ce monde – par ailleurs bien difficile
souvent, avec tant d’inégalités et d’injustices – peut offrir, dans le respect
des valeurs et de la morale que chacun choisit. Dans le pluralisme pourvu que chacun puisse vivre son
identité, ou se la bricoler dans les changements qui font son vécu.
Si elle y aspire, cette immense majorité n’y est pas encore
acquise car tout cela est en changement, en construction, les cadres
conceptuels et religieux ne sont pas encore diffusés et légitimés. Des pans
entiers de cette majorité peuvent se laisser attirer par le discours radical des
fondamentalistes, qui parlent haut et fort, vocifèrent, tandis que la parole d’un
Islam de paix (je l’appellerai ainsi) se fait peu ou pas entendre, dans et hors
de la communauté musulmane.
Pourquoi ce silence, ou cette sourdine ? Plusieurs
causes peuvent être invoquées.
Je soulignerai notamment le manque de moyens. Les lettrés,
les religieux, les faiseurs d’opinion tenants de cet Islam de paix ne
bénéficient pas des ressources dont sont arrosés prédicateurs, mouvements et
associations dites caritatives (salafistes et autres obédiences de tout poil)
par les puissances du Golfe, pour ne citer qu’elles. Ils ne bénéficient pas non
plus d’une exposition sur les médias de grande diffusion, qui ne tendent leurs
micros et ne prêtent leurs écrans qu’aux extrémistes dont ils font ainsi
(inconsciemment ?) le jeu en renforçant jour après jour l’idée d’un
conflit inter-religions, et une image d’un Islam uniformément liberticide,
hostile et violent.
Il y a aussi le terrorisme idéologique, quand toute parole
prônant l’évolution, ou la modération, se trouve traitée d’impie et se trouve
sommée de se justifier dans une logique de conformité à la lettre qui n’est
justement pas la sienne. Quand toute condamnation ferme et totale de certaines
pratiques est accusée d’être (et parfois vécue comme) une trahison de l’Islam
en lui-même. On a connu ça, quand d’aucuns ne pouvaient condamner les crimes de Staline sans devenir
ennemis de la classe ouvrière. Ces accusations a priori – doublées d’une
solidarité mal pensée – font effet de bâillon. Renforcé, autant que de besoin,
par le terrorisme pur et simple, qui attente aux personnes, parfois à leur vie,
qui portent publiquement la parole d’un Islam de paix, qui condamnent fortement
les errements et les crimes commis au nom de l’Islam. L’assassinat, tout
dernièrement d’un imam modéré à Mombasa en est un exemple parmi tant d’autres.
Dès lors, en ce début de Ramadan, il faut savoir ce qui se
passe et comment se situer. L’ennemi n’est
pas l’Islam. Il est ceux qui, au sein de l’Islam – mais aussi ailleurs, sous d’autres
références religieuses ou idéologiques – prônent le renfermement identitaire, la
haine de l’Autre, la Loi comme interdit et non protection des libertés, la
morale comme répression ou expiation et non comme régulation du vivre ensemble.
Ceux qui au final ont des pulsions mortifères (à l’instar des fascistes
espagnols qui criaient « Viva la muerte ! »), au lieu de
célébrer le bonheur de vivre ensemble (« les roses (…) la vie (…) la
lumière et le vent » comme Aragon le fait dire à Manouchian, au moment de
mourir exécuté par les Nazis).
Il faut savoir nouer des alliances, aider les tenants d’un
Islam de paix dans leur combat contre les rétrogrades. Ce combat, eux seuls
peuvent le mener, mais ils ont besoin d’appui, d’assistance – dans la forme qu’ils
souhaiteront – pour rassembler la masse des Croyants qui ne demande qu’à être rassurée
dans sa foi et dans son aspiration à vivre. C’est leur affaire, sur le plan
religieux, mais c’est notre affaire à nous tous aussi car la prolifération de
la peste brune, ou vert foncé, parmi nos populations, ne peut qu’affecter
sérieusement notre vivre ensemble. Il faut qu’ils s’expriment, haut et clair, à
l’égard des leurs, et des Autres, sur ce qu’est leur religion – et condamner
fermement et sans relâche ce qui lui est contraire mais qui s’en réclame. Il
faut que leur parole soit relayée, diffusée, quel l’on entende une autre parole
sur l’Islam que celle des terroristes et fondamentalistes. Les médias ont un
grand rôle à jouer, d’information et non plus de sensation. Il faut donner à
voir l’image de l’Islam de paix, tel qu’il est partout, tranquille et
laborieux, mais aussi donner à voir son hostilité à ceux qui l’attaquent, son
combat contre les extrémismes. Il faut progressivement changer la perception de
l’Islam chez les Autres, faire comprendre sa complexité, renforcer les
alliances autour des valeurs communes de paix et de liberté.
Puisse ce mois de Ramadan permettre de progresser dans ces
voies.