Je réagis ici à la note de blog très intéressante de Jean-Louis SAGOT-DUVAUROUX intitulée "GUERIR DE LA DEMOCRATIE ou GUERIR LA DEMOCRATIE" qui répondait lui-même à une tribune du Pr. ISSA N’DIAYE parue dans MALI ACTU.
Bonjour Jean-Louis
Je te remercie d’avoir attiré notre attention sur ta note de
blog, qui partageait déjà tes réactions à la tribune de ce Professeur , et
tes vues sur la question de la démocratie en Afrique.
De cette tribune, tu me permettras de ne pas dire grand-chose.
J’y ai lu surtout un agglomérat d’a priori largement répétés et d’idées en kit qui
traînent dans les médias. Je comprends tes précautions rhétoriques et ta
révérence institutionnelle, et tes efforts pour donner un contenu à certaines
des idées qui la sous-tendent. Mais ta note elle-même d’abord m’a pas mal
appris sur une région et une culture politique ancienne que je connais peu,
dans la cadre d’une analyse que je partage volontiers (hormis l’antépénultième
paragraphe, dont quelques phrases tombent à mon goût dans les travers que je
viens de dénoncer à l’instant).
Outre les rappels que tu fais, fort pertinents, de ce Serment du Manden qui est en effet un
texte passionnant, j’ai particulièrement aimé l’observation que tu fais sur les
façons de saluer :
« En Occident, l’individu se représente d’abord comme une monade autonome, comme égal à tous les autres, engagé vis à vis d’eux par des formes génériques de civilité : bonjour Monsieur, bonjour Madame. En Afrique de l’Ouest, l’individu s’affirme d’abord à travers un écheveau de liens spécifiques qui le singularisent et lui confèrent une place distincte dans le bon fonctionnement de la communauté. Ainsi, on se salue en invocant le nom de lignage, le jamu de son interlocuteur : i Jara ! i Kanté, appel à l’histoire de ce nom et aux relations qu’il entretient avec les autres. On se désigne aussi en spécifiant un lien d’âge qui implique chaque fois des formes particulières de civilité : bonjour mon frère, ma sœur, maman, mon fils… »
J’ajouterai qu’on est souvent dans le paradoxe. Notre « Monsieur,
Madame », qui vaut largement pour toute personne, quelque soit le lien
hormis peut-être pour qui n’est pas adulte, trouve son origine dans une formule
d’hommage : on reconnaît l’autre comme son seigneur. Mais cela s’est
trouvé vidé de ce contenu, et reconnaît l’autre comme pur individu, à l’instar
de soi. Son égal. De la même façon, « mon frère », ou « Papa »,
etc. inventent le plus souvent un lien de parenté inexistant, mais
ce faisant posent le type de relation dans lequel l’interlocuteur entend se
situer. Le plus souvent hiérarchisée.
Au-delà de l’anecdote, on touche là je crois à un symptôme
fort. Notre culture politique trouve son fondement dans la notion d’égalité à
travers le concept de citoyen. Celui-ci, en tant qu’être politique, se trouve
délivré, le 4 août, de toute allégeance. Mieux, se trouve interdit de toute
allégeance, celles-ci (familiales, communautaires, corporatistes, religieuses,
etc.) se trouvant renvoyées dans la sphère du privé ou de l’intime, du choix
personnel. Le citoyen est un être libre (exempt de tout lien) et ainsi égal à
tout autre citoyen. Bien sûr, il s’agit là d’une construction théorique,
abstraite, bien en phase avec le mode de pensée des Lumières qui l’a produite. Bien sûr, l’être réel dans
lequel le citoyen s’incarne est de fait traversé d’affiliations, d’appartenances
culturelles, idéologiques, de milieux professionnels, de sensibilités
politiques, de traditions. L’égalité, dans nos sociétés, est un horizon, un but
à atteindre pour certains. Elle est loin d’être réalisée, actualisée. Disons qu’elle
est posée structurellement, a priori, et qu’il s’agit de rapprocher, ou non, la
pratique de la théorie.
De mon expérience de vie en Afrique, à côtoyer de près beaucoup d’Africains (ce n’est pas forcément la même chose), il m’est apparu, à ma grande surprise ethnocentrique, et avec le temps qu’il m’a fallu pour prendre toute la mesure de la chose, que les sociétés y sont essentiellement inégalitaires. Je ne parle pas de disparité des richesses, de l’oppression des pouvoirs, mais, comme tu le soulignes, de la représentation de soi et de son monde relationnel. Je n’y mets aucun jugement de valeur. Il ne s’agit pas d’un défaut, d’un manque, d’un retard, d’une imperfection. Il faut le penser comme une problématique autre, un système de pensée différent, un changement de base, pour prendre une métaphore mathématique. Dès lors qu’on entre en relation avec quelqu’un, au-delà du pur fonctionnel « moderne » (et encore), on noue ou on se trouve noué dans un type de relation asymétrique, qui a ses codes, ses règles, ses droits et ses devoirs, ses obligations et ses bénéfices, etc. Don et contre-don. Allégeance et protection. Responsable et obligé (1). L’inégalité n’est pas nécessairement synonyme d’oppression, ou d’exploitation (non exclues pour autant). Elle organise autour de chacun un réseau que ce chacun s’emploie à rendre dense et riche en amont, pour faire pièce à la précarité qui menace et aux exigences des dépendants en aval. Un tissu de solidarités, plus ou moins serré, plus ou moins solide, tant avec l’époque elles tendent à s’éroder. Car tout cela est aussi historique, et ne doit pas être considéré comme immuable, même si encore très prégnant.
De mon expérience de vie en Afrique, à côtoyer de près beaucoup d’Africains (ce n’est pas forcément la même chose), il m’est apparu, à ma grande surprise ethnocentrique, et avec le temps qu’il m’a fallu pour prendre toute la mesure de la chose, que les sociétés y sont essentiellement inégalitaires. Je ne parle pas de disparité des richesses, de l’oppression des pouvoirs, mais, comme tu le soulignes, de la représentation de soi et de son monde relationnel. Je n’y mets aucun jugement de valeur. Il ne s’agit pas d’un défaut, d’un manque, d’un retard, d’une imperfection. Il faut le penser comme une problématique autre, un système de pensée différent, un changement de base, pour prendre une métaphore mathématique. Dès lors qu’on entre en relation avec quelqu’un, au-delà du pur fonctionnel « moderne » (et encore), on noue ou on se trouve noué dans un type de relation asymétrique, qui a ses codes, ses règles, ses droits et ses devoirs, ses obligations et ses bénéfices, etc. Don et contre-don. Allégeance et protection. Responsable et obligé (1). L’inégalité n’est pas nécessairement synonyme d’oppression, ou d’exploitation (non exclues pour autant). Elle organise autour de chacun un réseau que ce chacun s’emploie à rendre dense et riche en amont, pour faire pièce à la précarité qui menace et aux exigences des dépendants en aval. Un tissu de solidarités, plus ou moins serré, plus ou moins solide, tant avec l’époque elles tendent à s’éroder. Car tout cela est aussi historique, et ne doit pas être considéré comme immuable, même si encore très prégnant.
Les formes d’organisation politique, qui se sont imposées
avec la colonisation, portent à faux avec ce paradigme africain. Elles sont
basées en effet, quand il s’agit de démocratie, sur la notion occidentale de
citoyen, et sur le principe « One man, one vote ». Cela fonctionne
tant bien que mal. Des élections ont lieu, des leaders émergent et dirigent.
Certains pays témoignent d’une certaine stabilité institutionnelle, des alternances
pacifiques sont observées. Et pourtant … Quand tel président est élu avec une
majorité « normale » (entre 50 et 65%, pour simplifier), il faut
regarder de plus près. Très souvent, en
fait, cette moyenne dissimule des scores de 85 à 90% dans certaines régions
pour l’élu, et les mêmes dans d’autres pour le battu, faisant de l’élection
davantage un recensement qu’un débat entre projets de société. Se sont
exprimées les allégeances.
Cela dit, quid ? (et non pas « on fait quoi »,
car c’est l’affaire des Africains ; tout au plus peut-on même pas
conseiller – qu’en ont-ils à faire ? – mais commenter).
En son temps, j’avais demandé s’il fallait vraiment élire
les présidents au suffrage universel (2), car ce qui est largement présenté comme l’alpha
et l’oméga de la démocratie ne se rencontre, en Occident, que dans peu de pays,
ou fort récemment (1962 seulement en France, et cela avait soulevé de grandes
protestations à gauche). D’autres modalités de désignation à la tête de l’Etat
sont possibles, et démocratiques.
Il me semble depuis longtemps que l’essentiel est le débat politique et l’émergence de leaders aux niveaux locaux, celui de la communauté villageoise, et du « pays » ou « terroir », équivalent chez nous au canton ou au département. Les formes de désignation, dans ces cas-là, tout en intégrant la notion du « One man, one vote », peuvent être fort originales, inventives, sujettes à débat politique aussi, pour faire vivre la démocratie locale comme le souhaitent les populations. Celles-ci peuvent avoir d’ailleurs, dans le même pays, des traditions politiques différentes. Il faudrait aussi distinguer les zones rurales et urbaines, où les problématiques se posent tout à fait différemment.
Aux Africains de trouver les formes qui leur conviennent, et peut-être d’abord de se défaire de la servitude à des « modèles » importés. Au-delà, la démocratie indirecte (les assemblées d’un niveau, ou un collège de grands électeurs, désignant leurs représentants au niveau supérieur ou, pour l’Assemblée Nationale, le Président) me semble à considérer, car susceptible de générer des compromis, des alliances, des projets politiques, en cassant ou érodant les affrontements ethniques blocs contre blocs.
Il me semble depuis longtemps que l’essentiel est le débat politique et l’émergence de leaders aux niveaux locaux, celui de la communauté villageoise, et du « pays » ou « terroir », équivalent chez nous au canton ou au département. Les formes de désignation, dans ces cas-là, tout en intégrant la notion du « One man, one vote », peuvent être fort originales, inventives, sujettes à débat politique aussi, pour faire vivre la démocratie locale comme le souhaitent les populations. Celles-ci peuvent avoir d’ailleurs, dans le même pays, des traditions politiques différentes. Il faudrait aussi distinguer les zones rurales et urbaines, où les problématiques se posent tout à fait différemment.
Aux Africains de trouver les formes qui leur conviennent, et peut-être d’abord de se défaire de la servitude à des « modèles » importés. Au-delà, la démocratie indirecte (les assemblées d’un niveau, ou un collège de grands électeurs, désignant leurs représentants au niveau supérieur ou, pour l’Assemblée Nationale, le Président) me semble à considérer, car susceptible de générer des compromis, des alliances, des projets politiques, en cassant ou érodant les affrontements ethniques blocs contre blocs.
Encore une fois, les temps changent. Identités et cultures
évoluent, formes d’organisation aussi. Ne voit-on pas progresser la notion d’égalité
corollaire d’un rejet des allégeances, mais portée par le discours religieux ?
(ce qui n’est pas forcément très favorable pour une démocratie laïque).
Comment les choses vont-elles évoluer ? Il sera de
toute façon passionnant d’observer les changements, certainement bien
différents de ce qu’on peut imaginer, en espérant qu’il en aille pour le mieux
des populations concernées.
(1)
L’égalité ne se retrouve guère qu’entre
puissants, qu’entre maîtres de réseaux, dans des relations négociées. Et encore
dans ces cas-là, l’âge ou un autre facteur fera souvent que l’un feindra de
prêter hommage à l’autre, ou l’autre de couvrir l’un de sa paternelle
sollicitude.