Une contribution au
débat organisé en collaboration avec la
Fondation Gabriel Péri.
Fondation Gabriel Péri.
Vendredi 12 juin
2020.
Pour parler monnaie, le préalable de l’analyse politique
Mon point de vue est le suivant : et si depuis des lustres,
nous nous étions dispensés dispensées de faire une réelle analyse des
formations sociales qui prévalent en Afrique, et avions continué à croire, voyant
le soleil se lever à l’Est, qu’il tourne autour de la Terre ? Et si nous prenions toujours pour argent comptant
les formes institutionnelles en place (et les Africains ont été maîtres
pour revêtir leur système des formes les plus diverses empruntées au Nord,
selon qu’il plaisait à ces derniers), alors
que le fonctionnement du système, sous ces formes empruntées et revisitées, est
tout autre.
En effet, la communauté internationale, pour ne parler que d’elle,
traite, en Afrique notamment, avec des Etats modernes, dotées d’administrations
et de législations, tout entiers orientés vers le bien général décidé par les
majorités, et où les abus sont sanctionnés. Et de déplorer que l’intérêt
général cède le pas aux intérêts particuliers. Que les élections pour
représenter les majorités soient trafiquées. Que les institutions ne semblent
pas servir les missions qui sont les leurs. Que les détournements soient
impunis, sauf s’il faut se débarrasser de gêneurs. Que les plus beaux des
projets de développement en grande partie tournent en eau de boudin ou
s’évaporent, malgré tous les verrous, précautions et chicanes érigées. On ne
sait plus à quel saint se vouer.
Longtemps les uns et les autres se sont satisfaits de ce marché
de dupes, qui, en s’en tenant à des apparences acceptables, politiquement
correctes, convenaient à l’idéologie développementaliste dominante chez les
bailleurs, ou à la dénonciation du capitalisme et de la néo-colonisation.
Or, la réalité est toute autre, derrière les faux-semblants, et n’a
rien de capitaliste, ni de socialiste d’ailleurs. Pour simplifier …
Les sociétés issues des Indépendances, donc de la colonisation,
sont fondamentalement régies par un système
qu’on pourrait, pour simplifier, nommer celui de la rente prédatrice. L’accumulation de richesse ne résulte pas de
la valorisation d’un capital, mais de la captation permise par la position
acquise dans les rouages de l’appareil étatique ou dans l’accès aux rapports
avec celui-ci. Le carburant du système étant d’abord les produits bruts
d’exportation, puis tous les revenus que la détention d’un pouvoir officiel
peut générer, y compris l’aide étrangère si on sait s’y prendre.
Ce système est à bien des égards à bout de souffle. L’appétit croissant des bénéficiaires, leur
concurrence exacerbée, la lassitude des populations que n’atteint plus le
ruissellement de jadis et laissées désormais à l’abandon, l’arrivée de cohortes
de jeunes qui ne voient pas d’avenir, tout cela le menace.
Le rôle du CFA
La plupart des voisins, essentiellement non francophones (sauf
la Guinée de Sekou Touré), auxquels la puissance coloniale n’a pas laissé d’autre
choix, ont opté pour la monnaie
nationale. Après une brève période se stabilité politique et de sagesse
financière, avec l’arrivée des coups d’Etat militaires, l’incertitude, la hâte
de s’enrichir, le prélèvement de la rente s’est exacerbé : fin de la convertibilité (permettant aux
happy few accédant aux devises de faire d’extraordinaires culbutes), hyperinflation, dévissage des monnaies,
écroulement économique, sur le mode République de Weimar. En Ouganda, par
exemple, les prix avaient tellement augmenté qu’on en est arrivé, en 1978 ou
début 79 je crois, à ne plus défaire les liasses des plus gros billets pour
payer.Je suis même allé au marché acheter trois carottes et deux salades avec
des paquets de liasses dont on n’ôtait même plus la ficelle. Le Ghana, le
Zaïre, le Nigéria dans une moindre mesure, très récemment le Zimbabwe ont connu
la même chose. Même le sage Kenya a vu la valeur de sa monnaie s’éroder
considérablement au fil des ans. De profonds bouleversements sociaux et
culturels (dans les mentalités) s’en sont suivi, le FMI et l’ajustement structurel
sont passés par là, et certains de ces pays, après avoir touché le fond, ont
retrouvé un dynamisme parfois enviable.
Il en est allé différemment pour la plupart des pays
francophones.
Dans ces formations sociales basées
sur la rente, c'est à dire sur le contrôle de la ressource et de sa
redistribution par les cercles qui détiennent le pouvoir politique, le système CFA s'est révélé
particulièrement adapté.
Il assure aux bénéficiaires une
stabilité appréciable. Une monnaie forte, au taux de change garanti, maintient le pouvoir d'achat en produits
importés et un prix bas payé aux producteurs locaux. Elle décourage la
valorisation sur place et l'investissement productif et donc l'émergence d'un
entrepreneuriat qui réclamerait d'autres règles. Elle favorise le tête à tête
avec les sociétés internationales, générateur de ressources rentières à
l'import comme à l'export. Sa convertibilité permet la consommation et les placements à l'étranger au détriment du
réinvestissement sur place (mais pour quelles entreprises, puisque leur
développement est délibérément entravé? Et puis est-ce bien raisonnable de
garder l’argent au pays ?). On peut poursuivre.
En bref le CFA dans sa
pratique permet (a permis?) un
fonctionnement pépère du système rentier. C'est la Caisse d'épargne plutôt
que la Bourse. Et une telle assurance a un coût, comme toute assurance. Une
certaine dépendance à l'égard d'un tiers à qui on a confié la responsabilité de
faire respecter les règles de base du système.
On peut comprendre que des décideurs,
voire des couches sociales, ne soient pas prêtes à renoncer à un dispositif
qui, quoique s'érodant, leur a permis de tenir vaille que vaille tandis que
bien des voisins passaient par des phases de chaos. Même si ces mêmes voisins
aujourd'hui semblent mieux s'en sortir.
Un système contesté, une transition en gestation
Les contradictions du
système rentier se sont au fil du temps exacerbées.
Les appétits ont grandi bien plus rapidement que la ressource (quand celle-ci n’a
pas diminué), il a fallu écarter des bénéficiaires, ou les réduire à se fournir
aux-mêmes (l’auto-rémunération de quiconque a une parcelle de pouvoir),
certaines sources se sont taries ou plus difficiles à capter (l’aide internationale
accumule les contrôles et les précautions, ça pourrit la vie), les scandales se
multiplient, l’opinion gronde, localement et internationalement, la
contestation monte, notamment contre la corruption, dans un contexte de péril fondamentaliste.
Bref, c’est la crise.
En bonne dialectique, quand un système s’effondre sous ses
contradictions, de nouvelles dynamiques
éclosent, se structurent, font apparaître de nouveaux possibles, une autre
forme d’organisation. Longtemps, l’activité privée de transformation est restée
artisanale, reléguée et enfermée dans l’informel. Avec de grandes disparités selon
les pays, et d’importance, des entrepreneurs sont apparus, dont quelques-uns
ont bâti d’immenses fortunes et des empires commerciaux et industriels. Certes,
à l’origine de ces fortunes se trouvent parfois des opportunités causées par la
gestion de régimes rentiers (ainsi le ciment pour Dangote pendant le boom
pétrolier au Nigéria), ou une accumulation primitive rentière, réinvestie
ensuite dans l’économie productive (les familles Kenyatta et Moi au Kenya ?).
N’empêche, ils participent d’un changement
de paradigme, et d’un passage à un autre type de logique économique et de
profit. D’autant que, derrière ces quelques exemples anciens et visibles a
émergé une forêt d’initiatives, de jeunes entrepreneurs, à la faveur d’une
foultitude de raisons : élévation du niveau d’éducation, changements
technologiques, opportunité d’innovations, sentiment d’exclusion d’un système
où il n’y aurait rien à gagner, marché de nouvelles classes moyennes, etc. Avec
la conscience de pouvoir, en agissant sur place, en valorisant production et
savoir-faire locaux, créer de la richesse, ne plus la laisser partir à l’extérieur,
réussir au pays, donner de l’emploi et des perspectives d’avenir, en
particulier aux jeunes.
C’est donc tout un
système alternatif qui se déploie, et qui essaie de se frayer un chemin, en
dehors de celui qui est en place, de la rente prédatrice. Mais qui est en butte
à ce dernier. Car il y a antagonisme.
En effet, le
développement d’un secteur privé local, d’initiatives de valorisation sur place
des produits, est systématiquement entravé, étouffé par un système de la rente
qui le vit comme une menace. Et ce de multiples manières, à tous les niveaux. On
peut faire état de quelques uns. Il y a les tracasseries diverses et variées
des agents de l’Etat, la petite corruption qui s’appuie sur le fouillis des
réglementations pour pressurer. Des réglementations et normes justement qui,
sous prétexte de conformité à des standarts « développés », pénalisent
et rendent vulnérable. Une fiscalité écrasante. L’absence d’accès au crédit. La
pauvreté des infrastructures nécessaires aux échanges régionaux et la création
de marchés à cette échelle dont les entreprises nouvelles ont besoin, les
limites des Etats n’étant pas suffisantes pour les nouvelles entreprises. La libre
circulation à travers ces espaces. Il y a enfin, et pour en revenir au sujet,
le besoin d’une monnaie qui serve le développement de cette nouvelle économie.
Dans un tel contexte, la
question du CFA/ECO n'est donc bien que secondairement monétaire. Elle
n’est pas technique, mais essentiellement
politique.
Quelle monnaie pour servir quel système socio-économique ?
On a vu quelle société, quel type de modèle socio-économique le
CFA actuel sert, ou à qui il facilite la vie, à qui il la rend difficile. Un
CFA réformé, devenu ECO, servirait quel modèle de société ? qui en
tirerait bénéfice et pour quoi faire ? qui perdrait au change ? C’est
le questionnement qu’il faut traiter d’abord, avant que les économistes ne
soient appelés pour trouver l’outil monétaire adéquat qui facilitera la mise en
œuvre des réponses.
Deux critères majeurs
me semblent déterminants pour lire les évolutions qui se dessinent depuis fin
décembre dernier et entrevoir des réponse à cette question : le taux fixe de convertibilité, et la
garantie de celle-ci.
Le système rentier en place, pour se perpétuer dans son être, a
besoin d’un taux fixe, arrimé à une monnaie forte, en l’espère l’Euro, et de
pouvoir exporter les revenus accumulés, pour acheter des biens ou les mettre à
l’abri. Cela dût-il paralyser l’économie locale. Au contraire, les
entrepreneurs sont victimes de cette monnaie qui les empêche d’être compétitifs
face aux produit importés, bloque leur développement régional, l’accès aux
marchés les plus importants et aux investissements.
La première voie
correspond exactement aux desiderata du Président Ouattara, entérinés par Macron,
qu’il a exprimés au nom des autres dirigeants de l’UEMOA, et dont on a pu
considérer qu’il s’agissait d’un hold-up du processus engagé par la CEDEAO pour
la création d’une monnaie unique de toute la zone. On serait donc dans un schéma de perpétuation du système
actuel. On reste dans l’entre soi des francophones. Tout changer pour que rien
ne change, sauf peut-être quelques symboles.
Mais ce n’est peut-être pas si simple. Dès le surlendemain, le
gouvernement du Ghana – un des poids lourds de la région – annonçait sa volonté
de rejoindre l’ECO créé par le groupe UEMOA, tout en déclarant comme allant de
soi que cette démarche s’inscrivait pleinement dans le processus de monnaie
régionale engagé par la CEDEAO, mentionnant notamment la flexibilité comme un
fait acquis. On serait donc, et rien de surprenant à cela de la part du Ghana, dans l’autre voie, celle d’une politique
économique favorisant production locale et valorisation des produits.
Il semble donc que rien ne soit joué, et qu’une partie de billard, à plusieurs bandes, est peut-être engagée.
Sera-ce un affrontement entre les
Anciens et les Modernes, la citadelle du pré-carré contre l’ouverture de l’espace
ouest-africain et au-delà ? Est-on dans un processus négocié en coulisse, l’ECO « Ouattara » étant
une première étape qui, une fois en place, pourra évoluer pour introduire, avec
l’entrée du Ghana, accompagné d’autres pays non-CFA, la flexibilité du taux de
change d’un ECO adossé à un panier de monnaies – la France dans ce cas retirant
sa garantie de convertibilité ?
Dans ce cas, étant donné que le mastodonte, le Nigéria, ne
remplit pas les critères de convergence requis pour rejoindre le nouvel ECO (ce
dont personne ne veut, ni lui, qui ne l’accepterait qu’en position de dominant,
ni les autres qui le redoutent comme la peste), assisterait-on à une recomposition stratégique de la zone CEDEAO ?
Avec un regroupement, pour faire équilibre au géant, de tous les autres pays
autour d’une monnaie unique ? Et dont le Ghana se positionnerait d’ores et
déjà en leader ?
La France, d’ailleurs, y serait-elle si hostile ? Le jeu
est très ouvert.
Au final, si l’Afrique est bel et bien en transition, empêtrée
dans un système moribond, en gestation d’un renouvellement profond, qui devra s’accompagner
de mutations politiques, ce sera aux Africains de bâtir leur devenir.