Autant que "Allah n'est pas obligé", de Kourouma, il m'a beaucoup marqué.
Pas disponible en français, je vous en propose les premières pages.
Chris ABANI, SONG FOR NIGHT - Akashik Books, New-York, 2007
Le silence c’est la main figée, paume à plat, tournée vers le sol.
Ce que vous entendez n’est pas ma voix.
Je n’ai pas parlé depuis trois ans, pas depuis que j’ai quitté le camp d’entraînement. Trois ans de guerre insensée, et même si les raisons en sont claires, et même si nous continuerons de nous battre jusqu’à l’ordre d’arrêter — et probablement encore un certain temps par la suite — aucun d’entre nous ne peut se souvenir de la haine qui nous a menés ici. Nous nous battons simplement pour survivre à la guerre. Drôle d’endroit quand on a quinze ans, sans espoir et presque sans humanité. Mais c’est là que je suis quand même. Je me suis enrôlé à 12 ans. Tous nous voulions nous enrôler à l’époque : pour se battre. L’ennemi était une évidence : il avait tué nos êtres chers, nous voulions tous nous venger.
Si vous ressembliez à Ijeoma, vous diriez que je fais plus vieux que mon âge. Elle disait toujours ça : disait, parce que bien que son nom en Igbo signifie Belle Vie, elle est morte jeune, il y a un an, à quatorze ans, quand une explosion a déchiqueté son mince corps sec et nerveux. Comme elle ne pouvait pas parler non plus, dire elle disait peut prêter à confusion, mais nous avions développé une façon rudimentaire de parler, une sorte de langage gestuel que nous maîtrisions. Par exemple, le silence c’est une main figée, paume à plat, tournée vers le sol.
Le mot silencio, que nous aimons aussi, c’est le même signe avec en plus les doigts qui bougent, et même si cela semble une simple espièglerie, cela signifie en fait un silence plus profond, ou un danger, et comme dans toute langue, tout est dans le contexte. Notre façon de parler n’a rien à voir avec le langage gestuel que mon cousin sourd a étudié dans une école spéciale avant la guerre, mais il nous convient. Notre travail est trop intense pour les bavardages.
Je fais partie d’un peloton de démineurs. Notre travail consiste à dégager les mines des routes et des voies d’accès. Bien que cela semble simple, notre travail est compliqué parce que le terme voies d’accès recouvre n’importe quoi, d’une piste de brousse à une voie frayée à travers une rizière. Notre équipement de base : un fusil pour se protéger des troupes ennemies, une machette à lame large pour débroussailler et déterrer les mines, un crucifix, des scapulaires et autres accessoires religieux pour nous sauvegarder
On ne nous a pas choisis pour notre dextérité manuelle ou pour notre intelligence avancée, bien que la plupart d’entre nous soyons très intelligents. Mais simplement parce que nous étions petits, légers même, et que nous semblions ne pas devoir beaucoup grandir dans les conditions de malnutrition d’un champ de bataille. On nous a choisis parce que notre légèreté ne déclencherait pas les mines mortelles même en marchant dessus. Eh bien, ils avaient raison dans le premier cas, même maintenant à quinze ans je peux passer pour un gamin de douze. Mais ils avaient totalement tort dans le second cas. Même une pintade déclenche les mines. Mais ils devaient le savoir : c’est pour cela qu’ils nous ont imposé le silence. Je passe le doigt sur la cicatrice sur ma gorge, trace de l’entaille qui a mis fin à mon temps de parole.
Il y a beaucoup à dire sur le silence, surtout quand il vous arrive jeune. L'intériorité de la tête - ce n'est pas le bon terme, mais les approximations font partie de ce que le silence vous apporte -, mais néanmoins, il y a quelque chose dans l'intériorité de l'esprit qui élargit votre vision du monde. C'est un univers curieux où vivre, il vous entraîne profondément au-delà de votre âge et vous rend familier avec la mort. Mais c'est ce que cette guerre a fait. Je ne suis pas un génie, bien que j’aimerais en être un, j’ai juste plus d’aptitude au monologue intérieur, ce qui est vraiment l’apanage de l’âge, du passage du temps. Pourquoi dis-je cela ? Parce que quand nous disons passage du temps, nous voulons dire la conscience du passage du temps, et quand nous disons vieux, nous voulons en réalité dire expérimenté. Je sais tout cela parce que mon travail m’oblige à me concentrer sur chaque seconde de ma vie comme si c’était la dernière. Bien sûr, si vous entendez quoi que ce soit, c’est parce que vous êtes entré dans ma tête et vous savez que mon discours intérieur n’est pas en français. Vous entendez en fait avec vos propres mots mes pensées en igbo car la guerre rejette tout sauf le langage primaire et atavique des gènes. Mais ne perdons pas de temps à essayer de comprendre tout cela parce que, comme je l’ai déjà dit, le temps ici est précieux et ne doit pas être gaspillé pour des détails, restons-en à l’essentiel.
J’ai donc été séparé de mon peloton. Je ne sais pas depuis combien de temps, puisque je viens de reprendre conscience. Je n’ai pas encore eu la chance de les retrouver, ce qui ne manque pas d’ironie puisque ma mère m’a nommé Ma Chance. Mais comme le disait Grand-père, ne t’arrête jamais de chercher ce que tu désires le plus. Et en ce moment, retrouver mon unité est ce que je désire le plus. Nous étions tous ensemble, quand l’un de nous, Nabuchodonosor je pense, a marché sur une mine. On s’est tous jetés par terre lorsque nous avons entendu l’armement — ce cliquetis inquiétant qui ressemble au mécanisme d’un jouet pour enfant. La règle de base est que si vous entendez l’explosion, vous avez survécu à l’explosion. Comme la foudre et le tonnerre, j’ai entendu le déclic et j’ai entendu l’explosion même si j’ai été soulevé dans les airs. Mais le contrecoup peut faire ça. Vous faire tomber à quelques mètres de là où vous étiez. Quand je me suis réveillé, tout le monde était parti. Ils ont dû penser que j’étais mort et partir sans moi. Très irritant, pas seulement parce que j’ai été abandonné, mais parce que les procédures exigent que nous comptions les morts et recensions les blessés après chaque explosion ou nettoyage. Stupides imbéciles. Attendez que je les rattrape, je vais les déchirer ; les procédures sont tout ce qui nous garde en vie. Compter n’est pas seulement une façon de noter des chiffres, les nôtres et ceux de l’ennemi, mais aussi une façon de s’assurer que les morts sont vraiment morts. Pendant la formation, ils nous ont dit de maximiser les occasions comme celles-ci pour augmenter notre ratio de morts, ce qui nous vaudrait récompenses de nourriture supplémentaire et d’argent que nous ne pourrions pas dépenser. J’aime me dire que je le fais pour soulager la souffrance des ennemis mutilés mais pas encore morts, que ma balle dans leur cerveau ou mon couteau à travers leur gorge est de la miséricorde ; mais en vérité, quelque part au fond, j’aime ça, je m’en délecte presque. Pas sans raison bien sûr : ils ont tué ma mère devant moi. Mais quand même, c’est pour moi, pas pour elle, ce sentiment, ces actes. L’inconvénient du silence est qu’il rend difficile l’auto-illusion. Je me frotte les yeux et crache la terre de ma bouche en maudissant silencieusement mes camarades. S’ils avaient vérifié, ils auraient remarqué que je n’étais pas mort.
La première chose que je fais est de chercher le corps de Nabu. C’est comme ça que ça se passe dans le manuel (bien sûr aucun de nous n’a jamais vu le manuel mais le Major Essien nous l’a tambouriné tant et tant que nous le connaissons par cœur) : d’abord localiser et comptabiliser nos pertes, puis celles de ceux d’en face; dans cet ordre - ami, puis ennemi. Ce qui est drôle, c’est que, malgré mes recherches, je ne trouve pas le corps de Nabu. Il n’y a pas d’autres corps non plus, ce qui signifie qu’il n’y a pas eu d’ennemi dans le coin.
Permettez-moi d’expliquer quelque chose qui, à première vue, peut sembler illogique, mais qui ne l’est pas. Nous posons tous des mines terrestres, rebelles et troupes fédérales, nous et l’ennemi, mais nous le faisons avec une telle hâte que personne ne prend la peine de cartographier ces sites de mines, personne ne se souvient où elles se trouvent. Ajoutez le fait que la ligne de front entre nous se déplace plus vite que les dunes dans un désert, le terrain quotidiennement gagné et perdu, tout ça est difficile à suivre. Étant donné que les démineurs et les éclaireurs sont toujours aux avant-postes, il est facile de comprendre que les champs de mines sont souvent des endroits où nous nous croisons. Dans ce cas cependant, il semble qu’il n’y avait pas d’ennemi, que Nabu a simplement été négligent; ou malchanceux.
Mon instinct premier est toujours la survie, donc j’abandonne la recherche aussi vite que je peux et je sors du découvert. Je me demande si je dois me diriger vers la rivière, à cinquante mètres à ma gauche, ou vers la couverture forestière, à soixante-dix mètres à ma droite. Je choisis la rivière. Les rivières sont le meilleur moyen de rester à proximité des habitations ainsi que le moyen le plus rapide de se déplacer. Je suis de près la rive dans l’ombre et observe attentivement tout mouvement. Je dois avouer qu’il y en a très peu. Jusqu’à présent, je n’ai rencontré personne et je n’ai trouvé aucune trace de mon unité. Il n’est pas bon d’être seul longtemps dans une guerre. Cela diminue radicalement vos chances de survie.
Mais mon grand-père disait toujours : « Pourquoi mettre l’océan dans une noix de coco ? »
La nuit c’est la paume qui descend sur les yeux
Il fait noir : un noir de fumée. Les seuls points de lumière sont le scintillement des lucioles. Bêtement, je me suis endormi pratiquement à découvert, sous un manguier près de la rive, au milieu des fruits pourrissants tombés partout. Je reste immobile, j’attends que tous mes sens se réveillent à tout danger possible, je me remémore comment je suis arrivé ici, et je réalise que j’ai dû m’endormir après m’être goinfré de mangues. Je m’étire et discerne à ma gauche des contours diffus : la forêt. Je me lève, marche à travers la couche d’herbe sombre entre la rivière et la forêt, et m’arrête au bord de la ligne d’arbres. Le silence est absolu comme si la forêt retenait son souffle. Puis, décidant que je ne suis pas nuisible, elle laisse échapper les doux bruits de la nuit. Pour revenir à moi, pensivement je passe mes doigts sur les petites croix scarifiées de mon avant-bras gauche. Les bosses, plus grosses qu’une éruption cutanée, m’aident à me calmer, à me concentrer sur ma respiration, à retrouver mon corps. D’une manière étrange, elles sont comme une carte de ma conscience, quelque chose qui me ramène de la folie sombre de la guerre. Mon grand-père, pêcheur et conteur, avait un long chapelet fait d’os, de cauris, de bouts de métal, de plumes, de cailloux et de brindilles qu’il utilisait pour se souvenir de notre généalogie. Un dispositif mnémonique, il appelait ça comme ça. Ces croix sont le mien.
Filtrant l’obscurité des ombres grises, mes doigts toujours à lire le braille sur mon bras, j’essaie de forcer mes yeux à s’ajuster, mais ma vision nocturne n’est pas très bonne. Malgré des années de jungle et de guerre, la forêt ne m’est pas familière, et le silence est déconcertant surtout parce que depuis trois ans, je n’ai jamais été seul la nuit. J’étais en meute avec les autres démineurs. Et à cette époque, nous comptions tous sur Ijeoma pour nous guider. Elle savait toujours la bonne chose à faire, et le bon moment pour le faire. Dieu sait combien elle me manque, combien je l’aime. Je l’aimais. Mais je ne peux pas y penser maintenant. Je dois bouger. Je regarde autour de moi et je fouille ma mémoire pour trouver des idées, des points de repère. Je lève les yeux, pensant que peut-être les étoiles me guideront, mais il n’y en a guère et de toute façon j’ai oublié les noms des constellations et de leurs relations. La seule chose dont je me souvienne c’est la chanson « Follow the Drinking Gourd »[i], elle te mènera à la maison. J’essaie de voir le grand creux de sa forme, mais les nuages et la cime des arbres empêchent de voir. Affûtant ma peur comme une lame, je marche et m’enfonce dans les profondeurs de la forêt.
Je m’arrête pour allumer une cigarette, et j’essaie de distinguer la forêt dans la lumière mourante : les allumettes sont trop rares et précieuses pour être gaspillées uniquement pour essayer de voir. Je tire sur le filtre, le bout diffuse une lueur rouge. Au loin, j’entends un oiseau de nuit. J’accélère, fraye mon chemin à travers la forêt avec la finesse d’un buffle. Les insectes mordent, les tiges acérées déchirent ma peau. Finalement j’arrive dans une zone humide, le début d’un marécage. Le sang de mes coupures attire des espèces de sangsues qui sucent mes bras et mes pieds tandis que je m’enfonce plus profondément dans ce qui s’avère être un marais de mangrove. J’ai dû m’avancer dans un méandre, en suivant la forêt à rebours jusqu’à l’endroit où la rivière la traverse. Je dois donc traverser ce marais de mangrove. C’est loin d’être amusant, mais nous avons passé un marais de mangrove en chemin hier, donc je dois battre en retraite dans la bonne direction. En territoire sûr.
Pourtant je déteste les mangroves. Les racines effleurent la surface comme des doigts, si humains ou plutôt comme de sorcières, elles me terrifient. La profondeur de l’eau change constamment. Parfois seulement jusqu’à la cheville, parfois jusqu’aux cuisses, parfois le sol s’échappe sous mes pieds et me voilà enfoncé dans une eau brune épaisse comme du chocolat.
Épuisé, je trouve un arbre avec quelques branches basses et je grimpe, aussi haut que je peux, jusqu’à ce que le marais et la rivière en contrebas ne soient plus que reflets noirs dans la nuit. Je construis un nid de branches, quelque chose que nous avons appris des singes, et m’attache soigneusement à la plus épaisse. Nous avons peut-être appris quelques astuces des singes, mais nous ne sommes pas des singes. Le sommeil m’assomme comme une matraque entre les deux yeux et m’expédie dans l’inconscience. Le repos cependant, c’est une autre affaire. Je ne me suis pas reposé depuis cette nuit-là. J’ai eu de l’épuisement, même du sommeil. Mais pas de repos. Pas depuis que mon unité est tombée par hasard dans un petit village, ou ce qu’il en restait, plusieurs huttes tombant en morceaux au bord d’une bande de goudron jonchée de trous d’obus. Nous avons vu un groupe de femmes assises autour d’un feu, blotties les unes contre les autres comme les sorcières des contes qui ont bercé notre enfance. Armés jusqu’aux dents avec des AK-47, des sacs de munitions et de grenades - la plupart volés aux meilleurs soldats ennemis équipés par les États-Unis que nous avions tués - mais toujours vêtus de hardes, nous sommes restés groupés, surveillant les femmes, incertains de ce qu’il fallait faire. S’’approcher ? Les femmes mangeaient et l’odeur de la viande rôtie nous a fait avancer.
« Bonsoir, les mères », avons-nous dit respectueusement.
Les femmes se sont arrêtées et ont jacassé, mais n’ont pas répondu, et pourquoi l’auraient-elles fait puisqu’elles ne comprenaient probablement pas notre grossier langage de signes. Nous avons remarqué qu’une femme, moins âgée que les autres, gisait par terre. Elle saignait d’une blessure à la tête et semblait étourdie.
« Pouvons-nous avoir à manger? » ai-je demandé. J’étais le chef non gradé mais tacite de la troupe. « Nous sommes de braves guerriers qui luttons pour votre liberté. »
Cette fois, mes gestes, pointant vers la nourriture et mon mime, semblaient avoir été compris et les vieilles femmes m’ont fait signe d’avancer. Je me suis approché du brasero en métal. Il y avait de la viande dessus. J’ai eu un mouvement de recul en voyant le petit bras qui se terminait par une main minuscule, et la petite tête toujours revêtue de son premier duvet. En quelques secondes les femmes ont calculé les conséquences de mon alarme et de ma répulsion, de sorte que j’attrapais à peine mon AK-47 qu’elles elles s’éparpillaient, non sans emporter les morceaux de leur festin sanglant. J’ai vidé un chargeur sur elles, tandis que ma section applaudissait au claquement des vieux os et aux gémissements des chairs fatiguées, même s’ils ne savaient pas pourquoi je tuais ces femmes. La femme qui tenait la tête l’a lâchée quand elle est tombée. Elle a heurté le sol et s’est retrouvée tournée vers moi.
C’est ce petit visage, vieux de quelques mois à peine, qui m’empêche de trouver le repos.
[i] « Follow the Drinkin’ Gourd » (« Suis la Grande Ourse »), chanson folklorique des Noirs Américains, publiée pour la première fois en 1928. La tradition raconte qu’aux Etats-Unis, les esclaves en fuite se servaient de ce point de référence pour ne pas se perdre le long de l’« Underground Railroad », qui les menait vers les Etats du nord.