Hier, deux pilotes de chasse libyens ont posé leurs avions à Malte, refusant d’obéir aux ordres de bombarder la population qui se soulève. Pendant que le peuple de Libye affronte une répression sauvage, c’est le souvenir de James qui me revient.
Nous habitions une maison de l’université, au sommet de la colline de Makindye, qui domine Kampala. La dictature d’Idi Amin sévissait. Les approvisionnements étaient totalement chaotiques, la vie compliquée. Alice depuis trois ans déjà nous aidait à élever nos enfants. Elle habitait, avec les gardes et les autres personnes qui nous facilitaient la tâche, un des servants quarters qui entouraient cette bâtisse, construite dans les années 20 pour sa fille par le médecin fondateur du premier hôpital d’Ouganda. Le sommet de la colline avait un air de petit village, de domus, à la romaine.
Il s’appelait James. Il devait avoir dix-huit ans. Alice nous avait demandé la permission de faire venir ce neveu, qui avait terminé ses études là-bas vers Fort-Portal d’où elle était originaire, pour habiter avec elle et chercher du boulot à la capitale. Il était arrivé, beau et bien bâti, grand sourire, réservé et un peu balourd comme il sied au provincial. Il s’était vite adapté à la vie du village, jouait avec nos filles, fraternisait avec Paulo, notre homme à tout faire et William, un des gardes, tous deux à peine plus âgés que lui. Les journées, il les passait souvent en ville, à la recherche d’emploi, en vain. Les semaines s’écoulaient. Un jour, James n’est pas rentré.
Sous Amin, tout était possible. Les gens disparaissaient. Sans que l’on sût pourquoi, ni surtout, souvent, ce qu’ils avaient pu devenir. Il y avait cependant toujours quelque raison qui explique. Mais là ? Il n’avait aucune responsabilité ou poste en vue, il n’était ni Lango ni Acholi, ni même Muganda, ceux qu’on visait alors, il ne se mêlait pas d’opposition, ce n’était pas un intellectuel, personne n’avait entendu dire qu’il fricotait une fille sur laquelle un militaire avait des prétentions. La tristesse creusait les traits d’Alice, toujours aussi enjouée auprès des enfants.
Il a fallu presque un mois pour que, par je ne sais quelle voie, peut-être grâce à Paulo, nous apprenions que James avait été raflé par l’armée dans la zone industrielle, dans une de ces opérations contre les jeunes désœuvrés, et enrôlé de force. Ce n’était qu’à moitié rassurant, mais au moins il avait des chances d’être en vie. Les semaines ont passé. La vie continuait, Alice ne parlait jamais de son neveu, on est taiseux dans ces contrées.
Ce jour-là, c’était tout à fait exceptionnel, Alice était avec nous dans la voiture pour remonter, à midi, de la ville, les cours finis, les jumelles récupérées au play group qu’elles fréquentaient sur le campus de Makerere. Le soleil était fort, la chaleur lourde. Le trafic, sur la portion de route entre Clock Tower et le rond point de Makindye, était inhabituellement ralenti. La voiture était pleine, toutes fenêtres ouvertes, j’étais au volant, Paulo à mes côtés, Geneviève et Alice derrière, tenant les trois filles, puisque la petite dernière, Luce, ne pouvait qu’être là aussi. Ce qui obstruait la circulation est apparu, un escadron de jeunes soldats, en pantalons de treillis, torses nus dégoulinants de sueur, luisant comme un Soulages, en rang par trois, les lourds brodequins martelant le sol au pas retenu de la course, au rythme d’un chant militaire. Mon tour était arrivé de déboîter pour remonter lentement la colonne, comme à la revue. Et soudain Alice : « Mais c’est James ! » Lui aussi l’avait vue, et avait pu esquisser un petit signe, sans se départir de son attitude martiale. Fallait pas rigoler.
Et on l’a vu arriver, deux jours après, dans son uniforme qu’il portait beau. Il avait terminé ses classes, son bataillon avait été ramené sur Kampala, et il bénéficiait de trois jours de perm. Quelqu’un lui a-t-il demandé si son nouvel état lui convenait ? Je n’en sais rien. Mais sous Amin, faire partie de l’armée était en quelque sorte une chance. Mieux vaut être du côté du manche. Nous étions fin 78, Amin avait dû déjà envahir le saillant de la Kagera, territoire tanzanien.
Il s’est passé peu de temps avant que James, qu’on voyait depuis assez régulièrement, ne vienne me dire qu’il s’était porté volontaire et avait été retenu pour partir en Lybie suivre une formation de pilote. Sur le coup, je n’y ai pas cru. Même si les petites études qu’il avait faites – il n’était pas arrivé au bac – devaient le distinguer des autres recrutés de force, ce n’était pas l’idée que je me faisais du bagage requis pour devenir pilote de chasse. Je ne l’ai pas découragé, mais dans mon for intérieur … Pourtant, une quinzaine de jours après, James est venu faire ses adieux à sa tante, et à nous, son départ était imminent. Alice mêlait tristesse et fierté. Son neveu bientôt pilote ! Quelle histoire ! Soulagement aussi car du côté de la frontière tanzanienne, ça avait commencé à se battre : la Kagera avait été reprise, et les rebelles avançaient dans la foulée, les combats semblaient s’intensifier, même si Amin affirmait que la situation était under control. Mieux valait le neveu en Lybie qu’au front.
La situation s’est en effet dégradée pour Amin, malgré le soutien jusqu’au bout ou presque, aussi massif en termes de blindés qu’inefficace, de Kadhafi. En quelques mois, les troupes de l’UNLF, fortement soutenues par les Tanzaniens sur leurs arrières, sont arrivées devant Kampala, qui est tombée en avril, précipitant la chute d’Idi Amin qui a pris la fuite tandis que la guerre de libération se poursuivait, jusqu’aux confins du pays, et que l’Uganda Army du dictateur renversé se débandait en disparaissant dans la nature, avec armes et bagages.
Mais quid de James, qui n’avait pas eu le temps, depuis son départ, de donner des nouvelles ?
On ne l’a su que longtemps après. Peut-être deux ans ou plus. J’ai reçu une lettre, par je ne sais plus quelle voie. Il s’était retrouvé pour ainsi dire pris au piège en Libye. Les militaires ougandais comme lui s’étaient vu interdire de sortir du territoire. Et de surcroît pour aller où ? Rentrer au pays ? Quel sort serait fait à un soldat de l’armée d’Amin ? Il disait qu’il allait bien, qu’il était bel et bien devenu pilote, et faisait voler des MIG. Il donnait peu de détails. C’était aussi l’époque où les Libyens étaient engagés au Tchad, et se battaient contre les Français.
J’ai reçu plusieurs lettres comme ça, et je donnais les nouvelles à Alice. Il s’était converti à l’Islam, avait pris un nom musulman, et épousé une Libyenne. Il semblait avoir fait le choix de s’installer. Retournerait-il jamais en Ouganda ? Sa vie avait pris un autre cours.
La nôtre aussi. Le contrat fini, il avait fallu quitter Kampala. Rejoindre un autre poste, dans le nord du Nigeria. Alice avait souhaité rentrer au village, ne plus élever les enfants des autres, qui partiraient un jour. Nous n’avons jamais plus eu de nouvelles. James a dû m’écrire encore une fois, puis nous avons perdu contact.
Il doit avoir atteint la cinquantaine. Pilote-t-il encore ses MIG ? Ou la vie lui a-t-elle encore réservé des rebondissements du meilleur picaresque ? Que devient-il à l’heure où j’écris, s’il est encore dans le chaos libyen ?
A-t-on vraiment de ces destins dans nos vieux pays ?
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