Car l’enjeu me semble moins celui du mariage gay, qui
agite le monde, que le questionnement du mariage lui-même et son dépassement dans
les sociétés contemporaines, au crible de la laïcité.
Dissocier union et sexualité
De fait, le mariage implique la relation sexuelle entre
ceux qu’il unit. Il la permet, pour les religions qui l’interdisent en dehors
de ce lien. Il la restreint, dès lors que toute relation sexuelle autre est
cause reconnue de rupture du mariage. Il la transcende, pour certains, dans la
proclamation d’un amour réciproque.
Mais la société républicaine, et laïque, a-t-elle à
connaître de la vie sexuelle des individus, et encore plus à la régir ? La
formule prononcée par l’officier d’état-civil qui procède à un mariage
mentionne l’obligation de fidélité, et de vivre sous un même toit. Est-ce bien
nécessaire ?
L’évolution des mœurs a largement libéralisé le sexe
avant, pendant et après mariage. Ce qui très
largement n’est même plus considéré comme une infidélité n’est invoqué, de
fait, comme raison de divorce que lorsqu’il y a volonté de divorce.
C'est-à-dire de mettre fin à une union qui n’est plus désirée, voulue. Où l’un
au moins ne se sent plus heureux. Une relation sexuelle hors mariage peut être
une raison valable – et légalement reconnue – de divorcer, ce n’est plus (cela
n’a jamais vraiment été) une cause suffisante.
Dans une république laïque, la loi n’a pas à considérer
qui couche avec qui. Ni même à préconiser ce qui est bon ou pas en la matière.
J’entends entre gens majeurs et consentants, bien entendu. La fidélité au sens
traditionnel, l’exclusivité de la relation sexuelle avec le conjoint, relève de
l’engagement individuel, du libre choix fait entre deux personnes, et dont les
éventuels manquements se gèrent entre elles, selon les accommodements ou non
qu’elles auront décidé. D’ailleurs, la fidélité aujourd’hui, dans la pratique, a
un tout autre contenu, s’accommode d’écarts, de coups de canifs, d’arrangements
dans un vaste éventail qui va jusqu’au modus vivendi de Sartre et Beauvoir. La
fidélité, l’exclusivité à l’ancienne se justifiait surtout comme liée à la
succession : avoir l’assurance que la progéniture avait bien été conçue
par Monsieur, et que seraient exclus de l’héritage ce qu’il aurait pu concevoir
à droite ou à gauche. L’évolution de la législation sur ce point, l’extension
des familles recomposées, la reconnaissance de paternité, ont changé la donne
et donné à la fidélité un sens plus profond, plus spirituel, plus authentique.
Mais aussi la lient au domaine strictement privé, au même titre que le
religieux. J’y vois un progrès certain.
Inversement, pourquoi deux personnes, qui voudraient
partager leur vie et leur destin,
devraient-elles copuler ? Leur union ne pourrait-elle être reconnue
que si elles sont sensées coucher ensemble – et exclusivement ? Là encore c’est intrinsèque au mariage,
susceptible d’être dissous, notamment par l’Eglise, s’il y a
non-consommation. Même chose pour les
autres religions du Livre. Mais la république doit-elle considérer cet
aspect ?
Fidélité et solidarité
Ce qui regarde la société laïque, c’est le libre choix
d’individus de se lier, de s’engager à une solidarité complète, réciproque et à
l’égard de la progéniture commune ou de chacun. De fait ce qui constitue les
droits et devoirs qui lient aujourd’hui des époux dans le cadre du mariage.
Dans leur totalité, y compris ce qui relève de la filiation, et peut-être même
au-delà.
Dès lors ce contrat instituerait une solidarité qui
règlerait toutes les implications sociales de l’union de ces individus,
laissant la fidélité, et la sexualité, relever de leur choix privé. S’ils
veulent se jurer fidélité éternelle, se promettre de ne jamais connaître quiconque
autre charnellement – sublime engagement – ils ont toute latitude de le faire,
Et de le proclamer urbi et orbi dans une cérémonie qui leur sied. S’ils veulent
sanctifier cet engagement sous les auspices d’une religion et de ses rites,
liberté complète. Que cette religion reconnaisse ou non la légitimité de ce
couple (dans le cas où il serait de même sexe par exemple) est l’affaire de
cette religion et de ses fidèles, pas de la république.
Car on l’a déjà compris, cette union basée sur la
solidarité n’a plus à considérer le sexe des individus qui la contractent. La
question n’a plus d’objet. La préférence sexuelle est reconnue pleinement comme
il se doit en république, c'est-à-dire par l’indifférence.
Au-delà, cette union peut reconnaître le lien de solidarité
de vie entre deux personnes qui n’ont aucune relation d’ordre sexuel mais
partagent leur vie. Par exemple deux frères, ou un frère et une sœur. Rappelons
nous, au moment de l’institution du PACS, cette possibilité avait été abordée,
mais rejetée. Trop décoiffant, car PACS et sexe n’avaient pas été clairement
dissociés. Mais c’était injuste. J’ai à l’esprit le cas d’un frère et d’une
sœur restés célibataires, qui habitaient ensemble la maison familiale après le
départ du reste de la fratrie. Le décès des parents aurait pu les chasser du
bien familial, il n’en a rien été. Mais à la mort de la sœur, le frère s’est
retrouvé à la rue, très âgé. Une union
protègerait le dernier vivant.
Si ces situations, souvent plutôt rurales, sont devenues
moins nombreuses, faut-il pour autant les exclure, voire les décourager ?
Deux et plus
Conséquence aussi : rien ne justifie que l’union ne
concerne que deux individus. Rien ne devrait interdire qu’elle unisse plusieurs
individus pleinement consentants, j’avancerais jusqu’à cinq.
Certes, notre conception de la famille repose – et
certainement reposera très longtemps encore, on peut même le souhaiter - sur le couple formé de deux individus,
partageant si possible de l’amour. Notons que cette dernière caractéristique
est historiquement assez neuve. Notons aussi que ce n’est que très récemment
que l’on commence à admettre que ledit couple peut aussi bien être formé
d’individus de même sexe. Comme quoi tout ce qui semble évidence, allant de
soi, est aussi historique et change avec le temps.
Si le couple amoureux est immensément majoritaire dans
notre société et notre culture commune, s’il faut peut-être veiller à ce qu’il
le reste, doit-il pour autant s’ériger en norme exclusive, et interdire toute
autre forme d’union ?
Il n’est secret pour personne que cet impératif de couple
n’a jamais empêché les liaisons, passagères ou non, stériles ou comblée
d’enfants. La conséquence ? L’impératif du choix et de l’abandon, la vie
dans le secret et dans la honte, le déchirement souvent, le drame parfois.
Notre conception, très largement partagée, de la relation amoureuse sur le mode
de l’avoir et de la possession (« Je suis à toi », « Tu
m’appartiens ») implique l’exclusivité du sentiment amoureux, et de la
relation sexuelle.. Comme si on ne pouvait aimer plusieurs fois, ou que consécutivement.
Comme si tout amour n’était pas unique, différent, et qu’un individu ne pouvait
jouer que sur un seul registre. Comme si le cœur était un gâteau qui ne pouvait
que se partager, une énergie non renouvelable. La littérature du monde nous
montre qu’il n’en est rien. Mais admettons cette conception largement partagée
de l’exclusivité. Là encore la loi doit-elle en faire une norme ?
S’immiscer pour interdire là où seule la sphère privée est concernée ?
On est d’ailleurs en pleine ambiguïté. Dès lors que
l’adultère n’est plus un délit puni par la loi, que faire des liaisons hors
mariages, qui ont des implications sociales en termes de biens et de personnes,
les enfants notamment. La possibilité de reconnaissance de paternité a ouvert une brèche dans la norme du couple.
Pourquoi ne pas en tirer les conséquences ?
D’autres cultures, d’ores et déjà très représentées parmi
nos citoyens, admettent que la famille puisse être multiple : polygame.
C’est un sujet on ne peut plus sensible, clivant, qui suscite dès le mot
prononcé des réactions passionnelles, irrationnelles. Pour avoir vécu en pays
d’Islam très longtemps, pour avoir connu des tas de gens, écouté des tas d’amis,
je me suis rendu compte que la question mérite nuances, mises en perspectives, appréhension
des situations en contextes. Non pour approuver, mais pour ne pas se contenter
de diaboliser. Considérer les faits, la vérité des relations sociales, sans
généraliser hâtivement, au nom de principes brandis qui dissimulent mal des a
priori douteux. Une seule question : quelle est la femme la mieux protégée
de la seconde épouse d’un homme aimant et juste, ou de la maîtresse plus ou
moins secrète d’un bourgeois XIXème, fût-il aussi juste et attentionné ?
Je vous renvoie là encore à notre littérature. Une anecdote : j’ai même
connu une féministe qui avait choisi de devenir seconde épouse d’un homme
intelligent pour garder une liberté que son célibat dans une société très
machiste l’empêchait de goûter. Paradoxe.
Alors ouvrir l’union à plus que deux individus est-il
antiféministe ? Du tout, dès lors que l’union associe des individus
majeurs pleinement consentants – l’évolution de notre société permet
aujourd’hui de penser que chacun peut se soustraire à des pressions, à des
unions forcées. Et il est du ressort de la république d’aider ceux qui
subiraient ces pressions. Dès lors aussi qu’elle ne permet pas seulement la polygamie,
mais toutes les associations d’individus : polyandrie, plusieurs individus
de même sexe, deux couples, etc. Une femme peut ne pas vouloir choisir entre
deux hommes, et ceux-ci s’accommoder parfaitement de ce partage. Un homme, ou
une femme, peut souhaiter avoir une liaison forte avec quelqu’un du même sexe
tout en ayant par ailleurs une famille classique dont le conjoint accepterait
pleinement cette situation. Là encore, qu’il y ait relation sexuelle ou pas
entre tous ou partie des membres de l’union n’est pas pertinent. Et s’il y a,
elle ne peut être que librement consentie. Toute relation sexuelle forcée, au
sein d’une union ou au dehors, doit être punie. Comme au sein d’un couple
d’aujourd’hui, d’ailleurs. Là est le progrès, le gain de liberté : non
dans la forme de l’union mais dans les principes éminents du consentement et de
la liberté.
Je parlais de deux couples. Une anecdote encore. Enfant,
j’avais pour voisins, qui habitaient ensemble, deux couples. Deux frères et
leurs épouses, plus l’enfant d’un des couples, l’autre ne pouvant en avoir.
L’un des maris naviguait au long cours, et était absent la plupart du temps.
L’autre, à la marseillaise, était très peu à la maison. Les deux femmes vivaient ensemble, couple
classique, l’une l’autre grande, maigre, menait la barque, l’autre, petite
boulotte rigolote suivait en mettant la gaité.
Si la petite était la mère biologique, c’est la grande qui assurait l’essentiel
de l’éducation de l’enfant commun, de fait .Le destin a voulu que chacun
vive vieux, quand l’enfant était largement majeure. Que les maris meurent
d’abord, les femmes peu l’une après l’autre, que la dernière en vie ait pu
rester dans l’appartement qui désormais appartenait à la fille. Mais qu’en
serait-il allé s’il en avait été différemment ? Un contrat d’union aurait
sécurisé chacun, alors que les deux mariages distincts rendaient cet équilibre
précaire. Une union à quatre donc, où la morale était sauve, chacun avec sa
chacune. On dira que cette situation est peu commune. Ca sent sa méditerranée,
avec un parfum d’antan. Mais est-ce si sûr ? Même rare, pourquoi
empêcher ? Sans encourager de tels cas de figure, ouvrir le champ de ce
possible peut aussi rencontrer l’adhésion d’individus qui n’y pensaient même
pas, tant l’absence de statut légal le rendaient impensable.
J’ai parlé de limiter à cinq membres la taille d’une
union. Car il faut limiter. Une union reste un statut privé, une affaire
d’individus, pas de groupes L’extension indéfinie tournerait à l’association, où
à la secte. Pourquoi cinq ? comme ça, Pour ne pas en rester à deux
couples, pour élargir les possibles, sans aller au n’importe quoi. Ou parce que
les doigts de la main, s’il faut trouver un symbole.
Conclusion
Il s’agirait donc d’instituer une union universelle, dont
les individus qui la contracteraient jouiraient des mêmes droits et devoirs à
l’égard l’un à l’égard de l’autre ou des autres et de la société que ce qui
existe actuellement entre deux individus mariés.
Un même individu ne pourrait participer à une seule union
à la fois, même s’il pourrait à titre individuel être tenu par les conséquences
civiles ou financières d’une union qu’il aurait contractée précédemment et dont
il serait sorti.
Le mariage serait dès lors un des cas de figure de cette
union, pour ceux qui souhaiteraient compléter cette union d’un engagement
mutuel. Engagement qui pourrait ou non être pris devant les autorités civiles,
pourquoi pas ? Et bien entendu liberté totale est conservé à quiconque
souhaiterait sanctifier leur union auprès d’une Eglise ou d’une religion
quelconque, ou d’une cérémonie non religieuse qui mettrait du rituel et de la
solennité dans une vie qui en manque souvent.
On peut d’ailleurs imaginer qu’une union – ou une
extension de l’union – soit célébrée par un officier d’état-civil, et non à la
va-vite et presque furtivement chez un notaire ou un homme de loi.
Objections
J’entends de là les rares lecteurs qui n’ont pas encore
fui horrifiés aiguiser d’innombrables objections. Abordons-en quelques-unes.
Une façon détournée d’accepter la polygamie ?
L’union ne serait-elle pas le cheval de Troie de la
polygamie musulmane ? celle qui provoque tant de crispations, de passions
échevelées, de fantasmes, car la polygamie consécutive, celle qui oblige à
l’abandon d’une ou d’un pour passer à l’autre, tout en gardant souvent des
liens forts – amicaux, financiers, liés à l‘éducation des enfants – est plus
que fréquente. Elle contraint au choix, aux déchirements, à la cessation de la
relation sexuelle, au conflit. Nous vivons de fait une situation, dans bien des
cas, de polygamie ou polyandrie contrariée. Les règles sociales poussent au
drame en contraignant à la stricte bigamie. Ou alors on s’accommode de
solutions bancales, de bonheurs gâchés ou recouverts par le mensonge et
l’hypocrisie. Le coming out tardif d’un de nos anciens présidents a ouvert une
brèche, il convient de la formaliser.
Revenons aux musulmans, nos compatriotes, ou ceux qui
vivent parmi nous. L’évolution des mœurs, des modèles sociaux, en particuliers
les avancées vers l’égalité entre hommes et femmes font que leur immense
majorité a intégré le couple comme l’idéal de vie commune. Garçons comme
filles, en fait. Le véritable frein à la polygamie traditionnelle, ce n’est pas
l’interdiction, c’est l’évolution des idées, l’émancipation, les valeurs de
liberté et d’égalité. Il y a certes encore des polygames, résiduels, encore
nombreux cependant, en particulier dans les populations récemment immigrées,
originaires de régions souvent rurales et traditionnelles On a une épouse ici
et l’autre ou les autres au pays. Ou on a plusieurs épouses ici, l’une
officielle, les autres sans statut, vulnérables, répudiables ou abandonnables à
merci, sans protection aucune. Voire avec un statut de mères isolées, qui
permet de bénéficier de prestations que les épouses n’ont pas. La loi actuelle
n’empêche pas la polygamie, elle rend simplement la vie compliquée et difficile
et finit par pénaliser qui elle est censée protéger. Ou créer des situations
d’aubaine et d’injustice. La solution n’est pas dans l’interdiction, mais dans
la conviction, la diffusion des valeurs. Et le respect des règlements, dans
leur esprit aussi.
Les enfants
Autre objection, les enfants, puisque l’union donne les
mêmes droits et devoirs que le mariage actuel. Qu’adviendrait-il de l’équilibre
d’enfants nés ou adoptés, élevés dans une union à la composition complexe ou selon
certains bizarre ? Je m’en tiendrai là à ce qui est mon intime conviction
que dès lors qu’un enfant bénéficie d’attention, de reconnaissance et d’amour
dans un environnement serein, il a des chances de s’épanouir en un adulte
équilibré. Admettons que c’est plus facile dans le cadre d’une famille
constituée par un couple de sexe opposé. Mais combien d’enfants d’hétérosexuels
souffrent de manquer de l’un ou l’autre de ces ingrédients ?
Les abus
Bien entendu, il pourra y en avoir, et d’ordres très
divers, moins inhérents à l’union elle-même qu’à des détournements, qu’il
conviendra de prévenir. Par exemple les unions de complaisance, pour des
histoires d’intérêt ou pour faciliter l’installation sur le territoire. Cela
existe déjà actuellement avec les mariages blancs et le PACS actuel. Comment
faire la part des choses entre le légitime désir de deux (ou plusieurs)
personnes d’unir leurs destins, et les fraudes de tous ordres ? Plusieurs moyens
sont possibles, pour ces questions délicates. Cela ne relève pas en fait de
l’union, mais des politiques de contrôle migratoire. Et des dispositions
peuvent être trouvées qui concilient rigueur, liberté et justice. On peut ne
pas lier automatiquement l’autorisation de séjour à la conclusion d’une union,
la soumettre à des critères. On peut la conditionner au régime sous lequel
l’union est souscrite : si elle implique la communauté des biens, celui
qui la souscrit aura réfléchi à deux fois.
[1] contribution au Monde du 18 mai intitulée « Un contrat universel à plusieurs plutôt qu’un mariage à deux, fût-il gay »