Alors que se profile un dénouement pitoyable au désastreux
scénario de la Loi Travail, il faut revenir sur la prise de bec largement
médiatisée au cours de laquelle un député socialiste soutenant la loi (Christophe
Caresche, député de Paris) s’est fait voler dans les plumes par Marie-Georges
Buffet. Une envolée magnifique de la part d’une personne de cœur et de
convictions qui a su trouver le lyrisme qui émeut les gens de gauche. Mais réécoutons. LIEN
Qu’avait-il dit, le député ? Que – et il le déplorait –
les taux de syndicalisation dans les entreprises, privées en particulier, sont
particulièrement bas (de l'ordre de 5% le plus souvent). Hormis dans les secteurs les mieux protégés, la
désaffection à l’égard du syndicalisme et de l’activité syndicale est terrible.
C’est une situation qu’il faut prendre en compte, et si possible inverser, car
elle est très préjudiciable au dialogue et au progrès social.
Est-ce faux ? La proportion de syndiqués n’est-elle pas
au plus bas historiquement, et depuis longtemps ? N’est-ce pas dramatique,
à de très nombreux égards ? Dans sa réplique, Mme Buffet ne nie pas le
fait. Mais pose que LE DIRE revient à « s’en prendre aux syndicats ».
Avant de rappeler le rôle joué par eux dans nombre de conflits, qui mérite qu’on
leur rende hommage. Mais qui l’avait nié ? La question n‘est pas là, une
vérité déplaisante a été énoncée, il y a eu outrage, lèse-majesté, blasphème. La
réponse de M-G Buffet ne se situe pas dans l’ordre du discursif et du
rationnel, mais du sacré. On a touché aux Saintes Huiles.
Je rapprocherai cet exemple – on aurait pu en citer bien d’autres,
de mots à ne pas dire, de formules à forcément employer, pour pouvoir se
prétendre de gauche – du perpétuel procès en orthodoxie instruit à gauche
contre le gouvernement depuis, de fait, l’élection de Hollande.
Chaque mesure, chaque geste, chaque loi ou orientation
politique est passée au crible de sa confirmité à un corps doctrinal dont (toute
personne se situant à) la « gauche de la gauche » serait la
détentrice autoproclamée, dépositaire de la tradition, gardienne de la doctrine
de la foi. C’en sont rapidement suivis (mais c’est une autre tradition d’une extrême-gauche
groupusculaire et dogmatique) les qualificatifs et étiquettes diabolisés comme "social-démocrate", ou pire « libéral », mots qui une fois proférés,
telle une imprécation (ou fatwa, au choix) maudissent et anathémisent. Toute
discussion est close.
Les médias, bien entendu, se sont fait à qui mieux mieux les
relais de ces jugements à l’emporte-pièce, simplificateurs à souhait, aisément
communicables, où l’on distingue bien le bon et le traître.
Il faut dire que par ailleurs nulle voix ne s’est vraiment
levée pour dire haut et fort, en toute cohérence, en quoi et comment,
exactement, le monde avait changé, ce qu’il est devenu, pourquoi les catégories
historiques, les représentations glorieuses n’étaient plus adéquates à la
nouvelle réalité, et qu’il fallait repenser les actions, les politiques, les
pratiques sociales si on voulait rester fidèle aux valeurs historiques de la
gauche, transformer la société sur la base de ces valeurs, et ne pas se planter
avec des mesures flamboyantes mais inadéquates à une évolution durable.
« Victorieusement fui(r) le suicide beau ». Mais rien n’est venu. Ce
discours visionnaire, on ne peut que le deviner par bribes, dans
l’interprétation, si on y prend garde.
Faute donc d’une analyse pertinente de la situation
d’aujourd’hui, les visions d’autrefois rappliquent, se plaquent, s’imposent.
Faute de correspondre au réel, elles se figent en dogmes auxquels elles
prétendent le soumettre. La pensée de cette gauche n’est plus l’analyse
concrète de situations concrètes, mais l’incantation d’un idéal, à l’aune duquel
on tient procès et juge ad nauseam. On n’a plus des politiques, on a des
inquisiteurs.
Pourquoi cette dérive, ou cette rigidification ? Ne
tiendrait-elle pas à une grande souffrance dont on n’a pas fait le deuil ?
On l’a tant aimée, cette période des 70s. Grands élans, générosité, abondance à
mieux répartir, mythologies romantiques, universalisme généreux, le ciel comme
limite. Avec elle ses idéaux, ses représentations, ses postures, ses a priori
et ses tenues aussi. Mais le monde avait déjà changé (a posteriori, un Raymond
Barre avait commencé à le dire, mais c’était une vieille barbe réac).
La vraie rupture a eu lieu en 1983, lorsque la mise en œuvre
au pouvoir dans les premières années Mitterand s’est cassé le nez sur le réel
économique, et qu’il a fallu faire le grand choix : s’éclater dans un feu
d’artifice rouge, ou inscrire une politique de gauche dans la durée. La raison
a prévalu, mais la rupture est encore là, au fond des choses : entre ceux
qui ont fait mine d’accepter, se promettant dès que possible de revenir à
l’idéal, dont ils se proclamaient les gardiens, et ceux qui ont fait croire que
c’était une parenthèse, de simples ajustements, et qui n’ont pu faire que
ceux-ci, faute de clarté, n’apparaissent comme des concessions alors qu’ils
forment une politique.
Les seconds rament au pouvoir, accumulent malentendus et
maladresses, faute d’avoir énoncé le cadre général dans lequel ils inscrivent
leur action. Ils ne sont pas entendus, et discrédités.
Les premiers tiennent la parole. Leurs positions simples
(quoique fausses) s’entendent bien car elles s’inscrivent dans un discours
connu, repéré, acquis, qu’il suffit avec les médias d’amplifier. La droite au
début du quinquennat a instruit un procès en légitimité. Elle a vite vu qu’elle
n’en avait pas besoin, la gauche de la gauche se chargeant du dénigrement, du
travail de sape, du blocage. Elle se tient coite, et prépare en silence un
retour décomplexé, à surenchères de mesures antisociales.
Dans la souffrance de son passé perdu, la gauche de la
gauche a fini par faire de la gauche actuelle son principal adversaire, lui
réserver toutes ses attaques, ne mettre aucune limite à la violence de ses
expressions. Il n’y a plus pour elle de droite ni même de Front National en
France, seul le gouvernement doit être honni. Ni discussion ni concession,
attaque frontale. Dans la surenchère à plus de gauche que moi tu meurs, chacun
rejoue, et s’y revit, les grands épisodes du passé glorieux. Nuit Debout rêve
de refaire Mai 68. Un grand orateur se voit en Jaurès ou Danton, homme
providentiel mais, flamboyant, reste plutôt pantin pathétique à ne prôner au
fond, derrière l’illusion des mots, qu’enfermement, souverainisme larvé, du
fait d’alliances sans issue.
Le contexte actuel est assez désespérant. A ceux qui,
Torquemada du XXIème, crient au fascisme gouvernemental, rendez-vous dans deux
ans.