mercredi 18 mai 2016

Une gauche d'inquisition

Alors que se profile un dénouement pitoyable au désastreux scénario de la Loi Travail, il faut revenir sur la prise de bec largement médiatisée au cours de laquelle un député socialiste soutenant la loi (Christophe Caresche, député de Paris) s’est fait voler dans les plumes par Marie-Georges Buffet. Une envolée magnifique de la part d’une personne de cœur et de convictions qui a su trouver le lyrisme qui émeut les gens  de gauche. Mais réécoutons. LIEN

Qu’avait-il dit, le député ? Que – et il le déplorait – les taux de syndicalisation dans les entreprises, privées en particulier, sont particulièrement bas (de l'ordre de 5% le plus souvent). Hormis dans les secteurs les mieux protégés, la désaffection à l’égard du syndicalisme et de l’activité syndicale est terrible. C’est une situation qu’il faut prendre en compte, et si possible inverser, car elle est très préjudiciable au dialogue et au progrès social.
Est-ce faux ? La proportion de syndiqués n’est-elle pas au plus bas historiquement, et depuis longtemps ? N’est-ce pas dramatique, à de très nombreux égards ? Dans sa réplique, Mme Buffet ne nie pas le fait. Mais pose que LE DIRE revient à « s’en prendre aux syndicats ». Avant de rappeler le rôle joué par eux dans nombre de conflits, qui mérite qu’on leur rende hommage. Mais qui l’avait nié ? La question n‘est pas là, une vérité déplaisante a été énoncée, il y a eu outrage, lèse-majesté, blasphème. La réponse de M-G Buffet ne se situe pas dans l’ordre du discursif et du rationnel, mais du sacré. On a touché aux Saintes Huiles.

Je rapprocherai cet exemple – on aurait pu en citer bien d’autres, de mots à ne pas dire, de formules à forcément employer, pour pouvoir se prétendre de gauche – du perpétuel procès en orthodoxie instruit à gauche contre le gouvernement depuis, de fait, l’élection de Hollande.
Chaque mesure, chaque geste, chaque loi ou orientation politique est passée au crible de sa confirmité à un corps doctrinal dont (toute personne se situant à) la « gauche de la gauche » serait la détentrice autoproclamée, dépositaire de la tradition, gardienne de la doctrine de la foi. C’en sont rapidement suivis (mais c’est une autre tradition d’une extrême-gauche groupusculaire et dogmatique) les qualificatifs et étiquettes diabolisés comme "social-démocrate", ou pire « libéral », mots qui une fois proférés, telle une imprécation (ou fatwa, au choix) maudissent et anathémisent. Toute discussion est close.
Les médias, bien entendu, se sont fait à qui mieux mieux les relais de ces jugements à l’emporte-pièce, simplificateurs à souhait, aisément communicables, où l’on distingue bien le bon et le traître.
Il faut dire que par ailleurs nulle voix ne s’est vraiment levée pour dire haut et fort, en toute cohérence, en quoi et comment, exactement, le monde avait changé, ce qu’il est devenu, pourquoi les catégories historiques, les représentations glorieuses n’étaient plus adéquates à la nouvelle réalité, et qu’il fallait repenser les actions, les politiques, les pratiques sociales si on voulait rester fidèle aux valeurs historiques de la gauche, transformer la société sur la base de ces valeurs, et ne pas se planter avec des mesures flamboyantes mais inadéquates à une évolution durable. « Victorieusement fui(r) le suicide beau ». Mais rien n’est venu. Ce discours visionnaire, on ne peut que le deviner par bribes, dans l’interprétation, si on y prend garde.

Faute donc d’une analyse pertinente de la situation d’aujourd’hui, les visions d’autrefois rappliquent, se plaquent, s’imposent. Faute de correspondre au réel, elles se figent en dogmes auxquels elles prétendent le soumettre. La pensée de cette gauche n’est plus l’analyse concrète de situations concrètes, mais l’incantation d’un idéal, à l’aune duquel on tient procès et juge ad nauseam. On n’a plus des politiques, on a des inquisiteurs.
Pourquoi cette dérive, ou cette rigidification ? Ne tiendrait-elle pas à une grande souffrance dont on n’a pas fait le deuil ? On l’a tant aimée, cette période des 70s. Grands élans, générosité, abondance à mieux répartir, mythologies romantiques, universalisme généreux, le ciel comme limite. Avec elle ses idéaux, ses représentations, ses postures, ses a priori et ses tenues aussi. Mais le monde avait déjà changé (a posteriori, un Raymond Barre avait commencé à le dire, mais c’était une vieille barbe réac).

La vraie rupture a eu lieu en 1983, lorsque la mise en œuvre au pouvoir dans les premières années Mitterand s’est cassé le nez sur le réel économique, et qu’il a fallu faire le grand choix : s’éclater dans un feu d’artifice rouge, ou inscrire une politique de gauche dans la durée. La raison a prévalu, mais la rupture est encore là, au fond des choses : entre ceux qui ont fait mine d’accepter, se promettant dès que possible de revenir à l’idéal, dont ils se proclamaient les gardiens, et ceux qui ont fait croire que c’était une parenthèse, de simples ajustements, et qui n’ont pu faire que ceux-ci, faute de clarté, n’apparaissent comme des concessions alors qu’ils forment une politique.

Les seconds rament au pouvoir, accumulent malentendus et maladresses, faute d’avoir énoncé le cadre général dans lequel ils inscrivent leur action. Ils ne sont pas entendus, et discrédités.
Les premiers tiennent la parole. Leurs positions simples (quoique fausses) s’entendent bien car elles s’inscrivent dans un discours connu, repéré, acquis, qu’il suffit avec les médias d’amplifier. La droite au début du quinquennat a instruit un procès en légitimité. Elle a vite vu qu’elle n’en avait pas besoin, la gauche de la gauche se chargeant du dénigrement, du travail de sape, du blocage. Elle se tient coite, et prépare en silence un retour décomplexé, à surenchères de mesures antisociales.

Dans la souffrance de son passé perdu, la gauche de la gauche a fini par faire de la gauche actuelle son principal adversaire, lui réserver toutes ses attaques, ne mettre aucune limite à la violence de ses expressions. Il n’y a plus pour elle de droite ni même de Front National en France, seul le gouvernement doit être honni. Ni discussion ni concession, attaque frontale. Dans la surenchère à plus de gauche que moi tu meurs, chacun rejoue, et s’y revit, les grands épisodes du passé glorieux. Nuit Debout rêve de refaire Mai 68. Un grand orateur se voit en Jaurès ou Danton, homme providentiel mais, flamboyant, reste plutôt pantin pathétique à ne prôner au fond, derrière l’illusion des mots, qu’enfermement, souverainisme larvé, du fait d’alliances sans issue.


Le contexte actuel est assez désespérant. A ceux qui, Torquemada du XXIème, crient au fascisme gouvernemental, rendez-vous dans deux ans.

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