Ah ! on les a aimées, nos 70s ! Pas seulement parce
qu’il y avait les Stones, les Beatles, le Rythm’and Blues (un Otis Redding
disparu trop tôt, mais aussi Aretha Franklin, James Brown). Bien sûr un peu
endeuillés aussi, Jimmy Hendrix, Janis Joplin, mais quelle musique, que les
jeunes aujourd’hui écoutent encore ! Ca bouillonnait de tous les côtés, au
cinéma, en littérature, pas toujours du meilleur, mais beaucoup de provoc. Tout
changer, tout bousculer, puisque l’avenir était assuré, radieux, forcément
radieux.
Le corps
On se libérait d’un étouffoir bienséant et convenu, en faisant
craquer les contraintes, obstructrices de bonne jouissance. Sous De Gaulle et
même avant, sous le couvercle de bonnes mœurs et de contrôle social, le travail
de sape avait bien commencé, creusant ses galeries. Il a suffi de quelques bons
assauts pour que ça s’écroule par pans entiers. Tout ce qui corsetait, aux
orties ! A commencer par les vêtements eux-mêmes, symboles de la
contrainte et des entraves. Se dénuder était se libérer. Nager, dormir à poil.
Pas de slip sous le jeans. Sentir le contact des tissus soyeux avec l’épiderme.
Jamais plus de « tricot de peau », alias marcel ; la chemise, ou
le pull, à cru. On en est (j’en suis, en tout cas) encore imprégnés.
C’était, par chez nous, l’aboutissement d’un long processus où
la « libération » du corps allait avec, et symbolisait – surtout avec
l’habillement féminin -, la libération tout court. La fin du corset, les
parties du corps qui apparaissent, on sort tête nue, le maillot de bain puis le
bikini, les jupes qui raccourcissent, raccourcissent …
C’était – c’est – notre histoire, et on s’en trouve bien. Qu’on
en soit fiers, pour nous-mêmes, est légitime et ne fait de mal à personne. A
condition de ne pas croire que ces représentations sont partagées, de prétendre
à leur universalité, et de juger le monde entier à leur aune, voire à les
imposer.
Il m’a fallu aller ailleurs pour m’apercevoir que ces schémas
n’étaient pas partagés. Pour les étudiants de Makerere, se baigner nu, c’était
bon pour les paysans au village. Eduqué, on avait un maillot, même pour passer
sous la douche. Pour autant qu’on puisse voir, la plupart des Africains, à
Bamako, Abidjan, Nairobi, etc. portent des marcels. Pour la sueur, m’a-t-on
répondu. Comment partager ce sentiment ancré en moi qu’un marcel m’entraverait,
et que je ne consens au Tshirt sous la chemise qu’en cas de froid ? Mais
pas la peine d’aller si loin : enfants
et petits enfants achètent des
pyjamas !
Dire que le rapport au corps, et donc au vêtement, est culturel
est une banalité. Mais il faut en tirer les conséquences. Par exemple, toute la
question de la présence de l’Islam dans notre société, en France, se
cristallise et s’enkyste autour de la question du voile et autre burkini. Nous
sommes français : l’importance accordée au vêtement et à la bouffe nous
structure. Mais la conséquence en est que certaines prises de position, parmi
les mieux intentionnées, qui voient là un recul, un retour en arrière – je
pense à Mme Badinter – s’articulent autour d’une bonne dose d’ethnocentrisme
qui les rend inopérantes.
Sortir de soi, des catégories qui nous ont faites – et dont on
peut se trouver fort satisfait pour soi-même, voire en éprouver un certain
orgueil – demeure un impératif pour agir en personne de progrès dans un monde
qui s’est élargi, qui a muté. Sauf à penser, sous couvert d’un discours rouge
vif, satisfait de soi et beau comme l’Antique, qu’après nous le déluge.
Le travail
Passons donc aux choses plus sérieuses.
Le monde était quand même plus simple.
D’abord, on s’était bien
installés dans la croissance, et l’amélioration des conditions de vie. La
salle de bains et la voiture c’était déjà y avait 10 ans. L’électronique
démarrait. Le développement industriel et agricole rendaient plus de produits
plus accessibles. La télé prenait des chaînes. Et on ne se souciait pas trop
que cette prospérité reposait pas mal sur un accès à des matières premières bon
marché, obtenues en grande partie dans ce qui n’étaient plus des colonies.
C’est plus tard que ça va se rebiffer, du côté des pétroliers. Mais c’est le
début de la bascule.
Grosso modo, chacun trouvait sa place, et son rôle. Quand on
était embauché par une boîte – et assez peu ne l’étaient pas, une fois passé le
stade de l’exode rural – il n’y avait plus grand souci à se faire. Bien
souvent, c’était pour la vie, au moins le pensait-on. Même qu’on faisait venir
en masse des immigrés pour faire tourner les machines à plein. Au Maroc, lors
de la sélection, on gardait les meilleurs pour le développement du Royaume, et on
laisssait partir le reste. C’était tellement stable que pour fidéliser cette
main d’œuvre, on a permis de faire venir les familles – c’est Giscard qui a
introduit le rapprochement familial. Elle ne posait pas vraiment de problème,
on ne la voyait pas. Eboueurs la nuit, sur les chaînes, les chantiers, … résidant
en foyers ou bidonvilles, à l’écart. C’est quand les enfants ont grandi, qu’ils
ont pris des boulots à l’air libre que d’aucuns se sont dit « Tiens
… »
Tout n’était pas rose, loin de là. Les conflits sociaux étaient
nombreux. Mais dans un entre-soi patronat-salariés. Les choses étaient claires.
Chacun savait à qui il avait affaire.
Les patrons, c’était
encore bien souvent familial. Des restes des 100 familles d’antan, mais plus
encore des plus petits. Attachés par les viscères à leur entreprise, hormis quelques
héritiers flambeurs ou bons à rien, mais ils étaient là, avec qui se colleter.
Et ils y resteraient. Sinon c’était des nationalisées, et le jeu était clair.
Un gouvernement de droite actionnaire, on pouvait s’y opposer d’une pierre deux
coups, les conflits étaient réglés comme papier à musique. Pas de crainte de
faillite ou autre, c’était pour la vie. Des acquis sociaux quasi privilèges,
EDF, SNCF, et ça tirait aussi le reste vers le haut. Et puis il y avait le
« grand capital » (la fin prononcée « tÂl » comme Georges
Marchais), le phénomène qui de développait, le « Capitalisme Monopoliste
d’Etat », l’entrée de la finance au capital des entreprises, les
concentrations et restructurations, quelques banques d’affaires qui jouaient le
rôle des méchants du moment. Paribas, Rotschild, Worms, pour l’essentiel. Mais ça restait de chez nous, national.
Donc des conflits, des grèves, des manifs. Des victoires
tangibles, qui renforcaient l’ardeur à lutter. Sur le temps de loisirs, sur les
augmentations de salaire. Tout ça vite grignoté par l’accroissement de la
productivité et l’inflation à deux chiffres, qui rabotait et au-delà le gain
sur la feuille de paie. Mais
l’impression demeurait que le niveau de vie allait s’améliorant, même s’il
était certainement dû davantage à une baisse de la valeur des produits en
francs constants qu’à une meilleure rémunération du travail. Et régulièrement
une bonne dévaluation remettait les pendules à l’heure. Disons même, on bénéficiait
de la redistribution d’une partie au moins des fruits de la croissance continue
des 30 glorieuses. Donc, l’espoir était là, on pouvait changer ce monde qu’on
aimait bien au fond, l’améliorer.
C’est plus la même.
Les Japonais, les Chinois, d’autres ensuite se sont mis à fabriquer moins cher
ce qu’on faisait si tranquillement nous-mêmes. On a rigolé au début, tellement
c’était merdique, puis on a ri jaune. Faillite des usines, délocalisations,
entrée des fonds de pension et autres grands investisseurs au capital de nos
belles entreprises dès qu’une faille se présente. Même les mastodontes, tous ou
presque privatisés, comme les civilisations, sont désormais mortels. Ca peut se
crasher comme rien (compagnies aériennes, …), se faire bouffer et disparaître
en petits morceaux. Pas seulement quand elles sont en difficulté – là c’est
déjà trop tard -, mais si elles n’ont pas anticipé les évolutions, les
tendances, prévu les trous d’air. Elles, ce sont les entreprises, les usines,
les banques, les services, etc.
Première conséquence, on ne peut plus jouer au rentre dedans
pour conquérir des avancées. Des revendications qui fragiliseraient
l’entreprise et mettraient en péril sa survie ou son équilibre deviennent
contre-productives, la balle dans le pied. On n’en voit d’ailleurs presque
plus. Ce qui fleurit, en revanche, ce sont les
conflits défensifs, contre les restructurations, les plans de licenciement,
les rachats par des géants hostiles ou des ogres douteux. Certes. Mais ces
batailles en défense, pour conserver en l’état, si légitimes soient-elles, sont
rarement positives. Soit elles échouent, après de longs efforts, soit des
compromis bancals sont trouvés, qui de fait retardent plus qu’ils n’empèchent
(les engagements pris sont rarement tenus, ou pas longtemps), soit les
victoires sont de faux-semblants. Ainsi de la glorieuse lutte des Fralib à
Marseille. Il s’agissait au final de conserver l’usine et l’emploi de 182
salariés. Après des mois de grève, une solution de reprise par les employés a
été trouvée, avec 57 des anciens conservés, seulement. Une formule innovante,
tant pour la production que pour la gestion, mais est-ce si éloigné du plan de
licenciement proposé par la direction au début du conflit ? Au-delà de
l’aventure humaine et collective, quel est le gain réel ?
En tout état de cause, le syndicalisme de conservation de l’état
existant, où protection signifie conserver à l’identique, figer un état par
ailleurs dénoncé, mais par précaution ou peur de solutions nouvelles, est à
côté de la plaque. Quand Mélanchon dit qu’il ne faut plus de licenciements, il
crée des illusions néfastes, il mène à des impasses, il bloque la nécessaire
évolution des luttes. C’est de la réaction.
Cela veut-il dire que toute lutte est vaine ou inutile ?
Loin de là. Mais mieux vaut qu’elle soit autre. Qu’elle se mène en amont des
difficultés, en associant au plus près les salariés à la gestion et à la
stratégie de l’entreprise. Donc une lutte pour la représentation des salariés
aux conseils d’administration et à la concertation avant les prises de
décision. Ce qui signifie un syndicalisme
de responsabilité et non d’opposition. Il faut aussi que tous les acteurs
discutent les évolutions par définition nécessaires – y compris en termes de
fermetures ou modification de postes, de compression de personnel, de mobilité,
etc. Cela ne nie pas les contradictions, les intérêts divergents entre capital
et travail, la lutte des classes, et les conflits inhérents. Cela les déplace dans
le temps et dans les méthodes. Par ailleurs, la gestion du changement et la
mobilité exige des dispositifs collectifs hors de l’entreprise, lorsque les
solutions ne peuvent être internes (indemnisation des pertes d’emploi,
formations de reconversion, aide à la mobilité, etc.). D’où aussi des luttes à
mener pour l’amélioration des dispositifs, leur adaptation, et une nouvelle
réflexion à mener sur la participation des entreprises à leur financement,
puisque cela devient aussi pour elles un service externalisé.
Je n’ai pas parlé de la
technologie qui change tout à toute allure. De notre bon temps, quand on
sortait de l’école avec un bagage, ça servait longtemps, peut-être toujours
pensait-on, à voir les anciens. Classement selon le diplôme de sortie,
carrières à l’ancienneté, catégories ou corps bien étanches, on grimpe
patiemment les échelons dans son métier ou son activité, ça faisait sens. Quid
aujourd’hui quand tous les postes de travail évoluent, TOUS, sauf peut-être le
restaurateur de vitraux, ou autres métiers d’art, et encore. Banalité : il
ne faut plus espérer une carrière linéaire, mais plutôt savoir qu’on va changer
d’activité, de métier, de secteur, de type de statut en tant que travailleur.
Ne plus penser en termes de carrière mais de parcours, de trajet ou de
trajectoire. Avec au cœur le changement.
Là encore, au risque de se répéter, cela n’exclut pas, bien au
contraire, les luttes, les combats sont nécessaires, indispensables, pour
organiser un cadre juste, accompagner cette mobilité et ces adaptations.
Formation pour se perfectionner ou se reconvertir (et non seulement pour
améliorer ses performances dans la boîte), dispositifs pour pouvoir emprunter,
accéder à la propriété quand on est mobile et … dirai-je précaire ? en tout cas pas inscrit dans une stabilité sur
20 ans.
Il faut donc repenser les combats à mener. On retrouve le
clivage gauche/droite. La gauche se doit d’inventer – et de mettre en place –
ces nouveaux dispositifs qui permettront à chacun de vivre positivement les
nouveaux parcours d’existence, et non de les subir sans protection, dans
l’absence de règles et de solidarité. Mais il est des mots qu’il faut décaper d’urgence, tant ils piègent dans le
discours ancien. J’en vois deux, qui bloquent la réflexion et crispent sur des
peurs. D’abord précarité. Péjoratif,
négatif en lui-même, il en est venu à être synonyme de changement. Il y aurait
précarité dès lors qu’il n’y aurait plus d’emploi à vie, de CDI en béton, de
statut coulé dans le bronze. Le changement n’est pas négatif en lui-même –
au-delà du sentiment, de l’affectif peut-être, mais il faut évoluer là-dessus.
Etre sujet au changement, à la mobilité devient précarité quand sa possibilité
(sa menace dès lors) se réaliserait sans aucun accompagnement, sans aucune
prise en charge, sans perspective de rebondir, en mieux. Construire une société
de la mobilité, promouvoir la culture du changement, c’est lutter contre la
précarité si les dispositifs adéquats et protecteurs sont mis en place – et
seule la gauche le fera, ou peut-être de longues luttes contre une droite du
chacun pour soi. Le deuxième mot, il est là, est protection. Celui-là piège aussi, car il est presque toujours
entendu comme : garder en l’état, statu quo, maintenir l’existant. C’est illusoire
et néfaste. C’est du Mélanchon qui conserve. Une telle protection statique ne
protège d’ailleurs plus rien. Le parapluie sert pour une pluie fine ou une
légère averse, il ne sert à rien par gros orage ou pluie tropicale. Une
politique de gauche ne « protège » plus, dans ce sens là, mais
« trampoline », c’est-à-dire amortit la chute, en évite les
souffrances, et donne les moyens de rebondir. C’est le nouveau sens à donner à
la protection, les dispositifs à inventer ou perfectionner pour l’assurer.
On voit ici que le travail excède l’entreprise. Une bonne partie
de ses enjeux la dépassent, et concernent la société : cessation
d’activité, mobilité, formation, reconversion, etc. Les acteurs économiques –
qui gèrent paritairement les grands organismes - ne sont plus les seuls
concernés par l’assurance chômage, la gestion des retraites, la formation, … La
société tout entière l’est. Dès lors il faut repenser aussi les frontières du
syndical et du politique tant l’interférence est grande, et la confusion des
rôles aussi.
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