Bonjour
Je regrette vivement de
devoir vous dire que votre hors-série sur l’esclavage me semble à beaucoup
d’égards très déplacé.
Non pas que le sujet ne mérite un numéro spécial, non pas qu’il ne faille le dénoncer avec la plus grande vigueur – c’est à juste titre qu’il a été déclaré « crime contre l’humanité ». Non pas non plus qu’il ne faille, bien au contraire, occulter ou minimiser le rôle qu’il a joué dans notre histoire, directement dans l’enrichissement de certaines villes, indirectement dans l’essor de notre économie marchande et de notre prépondérance – avec d’autres puissances européennes – à partir du XVIIIème siècle.
Pour autant, vous le faites
de façon fort inappropriée, à savoir d’une façon qui n’aide ni à comprendre le
phénomène, ni les uns et les autres, « bourreaux » et
« victimes », à assumer et dépasser l’épisode historique.
Pour avoir lu un certain nombre d’articles, s’en dégage une ligne directrice qui me semble accusatrice,
victimaire, vindicative, métaphysique, sentimentaliste.
Accusatrice
Commençons par le titre. « L’Esclavage, une histoire française »,
répété à l’envie avec chaque titre de chapitre, en tout cas en ligne. A chaque
fois une flagellation. La reprise du titre de Nourissier prend ici une
polysémie ambiguë. On doit y lire, je pense, « La France et l’esclavage »,
quelle part notre pays a pris dans ce phénomène historique, comment cela s’est
manifesté. Mais on peut y lire aussi l’insinuation que le phénomène serait
spécifiquement français, ou à tout le moins que la France aurait joué un rôle
prépondérant, majeur dans cette histoire.
L’histoire, justement, montre
que la France n’a pas été à l’origine du commerce triangulaire. L’Espagne et le
Portugal ont démarré le circuit. Elle n’a pas non plus été responsable du plus
grand volume de traffic : l’Angleterre a été grand leader de ce commerce.
On rappelle avec horreur le Code Noir, texte terrible puisqu’il donne à des
humains le statut de marchandise, mais il ne fait que codifier un état de fait
(le crime commence-t-il au moment où il est nommé ?) en mettant un cadre
et des limites à des rapports sociaux atroces, mais jusque là non régulés, sans
foi ni loi. D’aucuns ont avancé qu’un surcroît de malheur a été que le Code
Noir ne soit pas mieux appliqué. De plus, un voyage en Louisiane m’a appris que
la condition des esclaves des grandes plantations s’était beaucoup détériorée
avec le passage de ces colonies sous autorité anglo-saxonne, qui leur accordait
bien moins de « droits ». Enfin, la France (n’) a (pas) été la
première puissance européenne à abolir l’esclavage. Aboli en 93 sous l’impulsion
de grands Révolutionnaires, rétabli par Napoléon au début de l’Empire, pour
perdurer pendant les monarchies réactionnaires puis libéralo-conservatrice, jusqu’en
1848, jusqu’à la République. La liberté des esclaves a épousé les vicissitudes
de la liberté du peuple français.
Cela n’exonère rien, ne
diminue en rien la cruauté des faits, met seulement la nécessaire perspective à
une vraie compréhension partagée du phénomène.
Victimaire
En ces temps de #metoo, de
protection de la jeunesse, de dénonciation de l’inceste et des violences
conjugales, l’accent est mis très fortement sur l’indispensable libération de
la parole, sur l’écoute des victimes, qui se sont trop longtemps tues. Nombre
d’articles de votre numéro spécial vont dans ce sens, et c’est heureux. Dire ce
que pouvaient être les conditions de vie des esclaves, comment pouvait être
perçue, ressentie, cette situation d’asservissement. Entendre comment,
aujourd’hui encore, chez les descendants, la plaie peut rester ouverte car trop
longtemps occultée, dissimulée purulente sous des emplâtres de déni. Il le
fallait.
Pour autant, la parole de la
victime, si elle libère, si elle dévoile, si elle peut casser l’omerta – et si
donc il faut qu’elle s’exprime – ne dit pas la justice. C’est un des fondements
de notre droit, mieux de notre civilisation, qu’il ne revient pas aux victimes,
à leurs proches ou à leurs descendants de juger, de se prononcer sur la
culpabilité. On a abandonné la loi du talion, la vendetta et autres vengeances
d’honneur. Dans la vie sociale, il revient aux tribunaux de faire justice.
Quand il s’agit du passé, cela revient aux historiens. L’impression que donne
votre numéro spécial est que cette dimension, sans être explicitement niée, est
marginalisée, pour privilégier une approche victimaire, le média organisant le
tribunal, et l’implicite sentence, par l’accumulation des témoignages.
Vindicative
Car cela amène une autre
entorse, très grave à mon sens, aux principes de notre culture juridique, à
savoir que chacun est responsable de ses actes, et ne peut être tenu
responsable d’actes commis par des tiers, ascendants ou autres. Et qu’il n’y a
pas de responsabilité collective.
Or c’est bien cela qui court
dans nombre des articles de votre hors-série – comme dans les thèses communautaristes
(décoloniales, identitaires, racialisées, what have you) qui les imprègnent. On
sent la volonté de culpabiliser, de jeter l’opprobre de l’esclavage sur … Mais
sur qui d’abord ? sur la France dans son ensemble ? sur les Français,
tous ceux du moins qui seraient non-Noirs, et c’est encore à prendre avec des
pincettes (car les Arabes ont largement esclavagé à travers le Sahara, et les
Africains largement participé au commerce triangulaire). Il faut voir et revoir
« Tout simplement Noir »,
de Jean-Pascal Zadi.
Ainsi tous coupables ? Collectivement ?
Et chacun devrait faire résipiscence des méfaits subis par les esclaves ?
Même le descendant de petits paysans du Gapençais et du Piémont que je suis, dont
les ancêtres n’ont vu d’esclave ni de près ni de loin, vivant chichement de la
culture de quelques arpents de terre arrachés à la montagne ? Dont la
progéniture, au prix de l’émigration ou de l’exode rural a pu peut-être, oui,
bénéficier petitement d’une prospérité boostée par le commerce des produits des
colonies des Amériques, puis de l’Empire ? Et dont bénéficie aussi
aujourd’hui, dans une certaine mesure, la population des DOM-TOM et des
anciennes colonies immigrées ? Il n’y a pas de culpabilité collective, de
responsabilité transmise aux générations. Il y a par contre une collectivité,
une nation, résultant d’une histoire complexe et parfois douloureuse, différemment
pour certains de ses membres, et qui doit veiller, collectivement, à renforcer
indéfiniment les conditions du vivre ensemble, y compris en faisant justice à
la mémoire de chacun. Et aux inégalités qui peuvent résulter de l’histoire
commune.
Métaphysique
Ces dérives – car c’en sont –
proviennent largement d’une raison de fond, de l’approche philosophique qui
parcourt le numéro, à savoir l’érection de l’Esclavage en réalité ontologique :
figure du Mal en soi, archétype ou acmè de ce que « l’homme peut faire pour
le profit » hors de toute contextualisation sociale et historique.
Occultant qu’il est réduit ce faisant à sa réalité du commerce triangulaire et des
colonies de plantations américaines – îles de l’Océan Indien incluses, même si
elles sont en général bien oubliées celles-là. Dès lors, on n’est plus dans la
rationalité de l’analyse, on est dans une métaphysique de la diabolisation, où
le Mal s’acharne, via ses démons (armateurs, marchands d’esclaves, planteurs –
et leurs affidés et descendance) sur des victimes innocentes identifiées par
leur seule couleur de peau, critère susceptible de conférer à qui l’a en
partage le label de victime.
Si le trait est forcé, ce
n’en demeure pas moins le fondement d’une pensée identitaire, clivante, close
sur elle-même, qui au raisonnement et à l’analyse préfère la séparation, la
vindicte, l’anathème par-dessus la clôture. Une pensée dogmatique, souvent
binaire, dichotomique, qui a tous les traits du religieux des mauvais jours,
jusqu’à un certain fanatisme.
Cette pensée diabolisante (ou
sanctifiante, ce qui revient au même), n’est pas propre au discours sur
l’Esclavage qui parcourt le numéro spécial. L’ontologie dogmatique sévit aussi,
pêle-mêle, à propos de la Nature, de l’Inceste, de la Maltraitance animale, de
la Pédophilie, de la Colonisation, du Voile, de l’Empreinte carbone, etc. Dans
tout les cas, le discours rationnel, qui fait la part de la nuance, du complexe
– sans pour autant être laxiste ou moins déterminé – disparaît, est sommé de
disparaître, derrière l’émotion, le sentiment, le pathétique. Matière malléable,
manipulable, par les médias.
Sentimentaliste
Ainsi de l’illustration
iconographique qui accompagne le numéro spécial (pour ce qu’on a pu en voir en
ligne). Les images d’époque sont classiques, habituelles disons. Ce qui depuis
longtemps travaille l’imaginaire sur la condition des esclaves, et la fait
détester – ce qui est une bonne chose.
Plus frappante (et c’est le
but recherché) est la série de clichés dus à Fabrice Monteiro, qui fait la
couverture. Il a fait refaire, au Bénin, des instruments punitifs ou de
contention dont le port était infligé aux esclaves fugitifs et récalcitrants,
vus de nombreuses fois sur des gravures d’époque. Rien de neuf, mais portés par
des Africains bien vivants, saisis en noir et blanc dans une pénombre épaisse,
l’effet est saisissant. Une grande beauté qui émeut. Le photographe coche toutes
les cases sulpiciennes et doloristes. En parfaite illustration, amplification,
du message prédominant du numéro spécial.
Heureusement il y a Reynaert
En total décalage, en
revanche, est l’article signé par François Reynaert.
Il commence par « La
France était une nation esclavagiste parmi d’autres. » et est tout entier
une remise en perspective historique de ce rapport social particulier qu’est
l’esclavage, pratiqué quasiment partout au cours des siècles, mais sous des
modalités différentes, avec des pratiques et des vécus particuliers.
On est dans l’analyse, la
comparaison, la recherche des causalités historiques. Le rôle – et les
responsabilités – des uns et des autres, multiples, complexes. Il est fait
appel à la raison, à la compréhension, pas au sentiment ni à la
culpabilisation. Cela n’exonère pas, au contraire. Cela permet de discuter, d’avancer
ensemble – au lieu de figer des affrontements.
Un bel article qui aurait dû donner
le ton à l’ensemble du numéro spécial, au lieu d’en être le vilain petit canard,
ou au pire la caution. Un article qui fait honneur à l’OBS comme on l’aime, loin
de ses fréquentes dérives sentimentalo-dogmatiques de ces temps-ci.
C’est pitié que l’OBS ait commis
ce numéro spécial, à 100 coudées de la qualité de réflexion qui était celle, par
exemple, du numéro spécial récent d’Historia
(février 2020) « Les vérités sur l’esclavage »
justement. Dans votre hors-série, on n’est pas sur « Briser les chaînes des non-dits », comme s’intitulait leur édito,
on est hélas sur « Cultivons les clichés ».
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