mardi 18 octobre 2022

Elections présidentielles 2022 au Kenya

 LE DESSOUS DES CARTES

En août dernier, le Kenya s’est donné un nouveau président, à l’issue d’un scrutin au score très serré (50,49% contre 48,45%, soit environ 230 000 voix d’écart sur 14,3 millions de votants), et ce sans violence aucune[1] contrairement à ce qu’on pouvait redouter, au souvenir de 2007[2] – il est vrai qu’il aurait pu en être tout autrement, le résultat eût-il été inverse.

Toutes les apparences d’un beau succès de la démocratie.

Raila ODINGA 

Les deux principaux protagonistes sont loin d’être des perdreaux de l’année.

 

   L’un, Raila ODINGA, est l’héritier de la dynastie qui règne sur l’ouest du pays depuis l’indépendance, son père ayant déjà joué avec Jomo Kenyatta, le père de la nation, le rôle de l’éternel opposant, qu’il continue donc avec brio, puisque c’est là sa quatrième défaite au moins à une élection présidentielle. 

Samuel RUTO


L’autre, Samuel RUTO (j’aurais dû dire Dr. RUTO, puisque sur Twitter il fait suivre son nom de PhD.) a été pendant les 10 dernières années le Vice-Président du sortant, Uhuru KENYATTA, qui ne pouvait se représenter. A noter que les deux concurrents, et le sortant avec, ont été les principaux protagonistes et meneurs des affrontements sanglants de 2008.

Des élections pacifiques, donc, au résultat très serré (moins de 2,14% d’écart), qui n’a fait l’objet de pratiquement aucune contestation. On serait donc dans un contexte politique apaisé, mature, avec une continuité du pouvoir, le second personnage de l’Etat succédant au premier qui quitte ses fonctions dans la sérénité. Idyllique. Mais il n’en est rien.

En effet, depuis plusieurs années, quasi depuis le début de leur second mandat, le torchon brûlait entre le Vice-Président et Uhuru Kenyatta, l’autre héritier de la dynastie leader des Kikuyus depuis l’Indépendance. Au point que, et cela en a surpris plus d’un, le Président Kenyatta en est venu à soutenir la candidature de Raila ODINGA, l’adversaire politique de toujours, contre celle de RUTO, et à faire campagne contre lui. L’alliance des dynastiques contre le nouveau venu aux dents longues, des vieux dinosaures contre une nouvelle génération, comme on voudra.

Ce renversement d’alliance aura-t-il permis de rompre le caractère ethnique très marqué jusque là du jeu politique kényan, d’accéder à un niveau de maturité où ce sont d’autres enjeux (choix de société, stratégies économiques, débats d’idées, ….) qui détermineraient le vote, plus que l’appartenance ethnique ? L’étroitesse du résultat pourrait en être un signe. Mais il faut aller voir le détail des suffrages.

Dans une note de blog intitulée « Démocratie en Afrique : faut-il vraiment élire les présidents ? »[3], datant de 2010, je m’étais interrogé sur la véritable nature des élections présidentielles sur le Continent, et dans une autre, « Démocratie en Afrique et égalité » [4], j’avais écrit, en 2017 :

“ Quand tel président est élu avec une majorité « normale » (entre 50 et 65%, pour simplifier), il faut regarder de plus près.  Très souvent, en fait, cette moyenne dissimule des scores de 85 à 90% dans certaines régions pour l’élu, et les mêmes dans d’autres pour le battu, faisant de l’élection davantage un recensement qu’un débat entre projets de société. Se sont exprimées les allégeances.”

Ces dernières élections au Kenya ont-elles démenti cette analyse ? Les Kenyans seraient-ils sortis du vote communautaire ? Il faut y regarder de près, en observant les résultats par Comté.


Les fiefs

Sans surprise, les deux candidats[5] font le plein dans leurs bastions, les zones dont ils sont originaires et où ils ont bâti leur puissance politique.

ODINGA cartonne dans le sud-ouest, dans les parages du Lac Victoria, auprès des populations essentiellement Luo et Luhya de l’ancienne province du Nyanza : 98% à Siaya et Homa bay, 97% à Kisumu, plus de 80% à Busia et Migori. D’anciennes alliances, liées à l’opposition à une hégémonie Kikuyu, lui permettent dans d’autres zones de trouver une majorité, plus modérée – à l’exception du pays Kamba Machakos, Makueni, avec 74 et 79% respectivement.

RUTO pour sa part fait le plein dans la Rift Valley, auprès de populations diverses réunies sous le vocable (et de plus en plus l’identité) Kalenjin. Ainsi dans Elgeyo-Marakwet où il mobilise 97% des suffrages, mais aussi Kericho et Bomet (95%), Nandi (91%), A noter que le nord de la Rift Valley est beaucoup plus tiède à l’égard de RUTO : 51 et 55 % pour Marsabit et Isiolo, et c’est même ODINGA qui sort confortablement majoritaire chez les Turkana et les Samburu (67 et 60%).. Il faut certes, comme en certains autres comtés, tenir compte des composantes politiques locales. Mais on peut remarquer que les places fortes de RUTO, qui ne sont pas faiblement peuplées, recouvrent les espaces où d’une part s‘est développée, sous le règne de Daniel arap Moi – qui en était aussi originaire – une agriculture moderne et dynamique (élevage, maïs, blé, légumes, fruits, fleurs que l’on trouve sur les marchés européens) qui a profondément transformé le pays, et d’où, d’autre part, les émeutiers armés protestant contre les résultats des élections, en 2008, ont violemment chassé, au prétexte qu’ils occupaient leurs terres ancestrales, les fermiers kikuyu que Jomo KENYATTA (le père) y avait installés. Un épisode auquel, de notoriété publique, RUTO n’est pas étranger, même si la CPI n’a pas retenu de charges contre lui.

On remarquera aussi, que, dans l’un et l’autre cas, les populations de ces fiefs ont voté en masse. Alors que la moyenne nationale de la participation s’est établie à 64,77%, on atteint plus de 70% en pays ODINGA[6], et au-delà de 75% en pays RUTO[7]. On vote en masse quand on tient un champion.

Des résultats plus balancés

Dans nombre de comtés, les résultats sont moins déséquilibrés, davantage partagés. Dans 15 cas, le vainqueur se situe entre 50 et 65% (10 en faveur d’ODINGA, 5 en faveur de RUTO). Cela constitue à peine 1/3 des comtés, mais c’est déjà significatif.

Serait-ce le signe de l’émergence d’un vote politique, fondé sur d’autres critères que le communautarisme et l’obéissance aux instructions des leaders de la communauté ?

C’est peut-être le cas, au moins lorsque les enjeux sont moins cruciaux, quand les allégeances sont moins fortes,.relevant d’alliances plus conjoncturelles et moins solides. Ainsi des grandes villes, où les populations sont mêlées, les classes moyennes éduquées plus nombreuses (Nairobi et Mombasa 57 et 58% pour ODINGA, Nakuru 66% pour RUTO, mais pas Kisumu).

Dans certains milieux, même modestes, d’après les témoignages que j’en ai reçu, on s’est ainsi interrogé : la volonté de renouvellement de génération, le rejet des sempiternelles dynasties, l’attrait d’un discours populiste, la crainte de l’inconnu, la fidélité à un courant, … mais bien rarement des questions de démocratie, et jamais l’honnêteté du candidat, ou son passé de violence. Parfois même, au sein de couples, les choix ont divergé.

Mais il faudrait pouvoir analyser dans le détail, avec une connaissance précise des particularités locales[8]. Ce que les acteurs politiques locaux ne doivent pas manquer de faire. Pour prendre un exemple que je connais un peu, le comté de Lamu a voté à 52% en faveur d’ODINGA, et donc à 46% pour RUTO, il faudrait examiner les résultats par bureau de vote pour établir s’il y a une grande différence entre les populations Swahili de l’archipel et les ruraux du continent, en grande partie des Kikuyus établis là par Kenyatta (le père) vers 1970 et qui ont prospéré depuis,

Le vote Kikuyu

Reste à examiner ce qui est un phénomène majeur, et à mon sens éclairant, en ce sens qu’il a déterminé le résultat du vote..

On l’a vu, le Président sortant, Uhuru KENYATTA, le fils du Père de la Nation, Jomo KENYATTA, l’héritier de la dynastie et du leadership sur le peuple kikuyu, avait décidé de soutenir la candidature  de Raila ODINGA, le leader des Luo et Luhya, les adversaires voire ennemis de toujours, en tout cas depuis qu’ils ont à faire ensemble dans la même entité politique. Ce renversement d’alliance, sinon surprenant, au moins spectaculaire, est le résultat d’un long processus visant, de la part de KENYATTA, à se débarrasser de RUTO, le partenaire encombrant du pacte passé entre les alliés – les complices ? – fortement impliqués dans les violences post-électorales de 2008. Tous deux ont été inculpés par le TPI et se sont fait élire ensemble en 2013 au sommet de l’Etat. D’évidence, le pacte prévoyait que le jeune Vice-Président – une génération les sépare - succèderait au Président, mais les stratégies ont divergé[9].

Pendant plusieurs mois avant les élections, KENYATTA a donc mené très activement campagne contre RUTO au moins autant que pour ODINGA, avec meetings et chausses-trappes en tout genre appelant les Kényans, et en particulier les Kikuyus, à voter pour le Luo ODINGA.

Qu’en a-t-il été ?

Les résultats, pour le coup, sont très surprenants. Dans les comtés kikuyu, c’est RUTO qui est arrivé en tête, et pas qu’un peu : Kiambu (73%), Meru (79%), Muranga (81%), Nyeri (83%), Kirinyaga et Embu (85%), Tharaka-Nithi (90%) ! C’est peu dire que les instructions d’Uhuru KENYATTA n’ont pas été suivies, il a nettement été désavoué par son peuple. Et il ne s’agit pas d’une adhésion par défaut, une masse d’électeurs ayant préféré se réfugier dans l’abstention plutôt que voter ODINGA, faisant ainsi gonfler le score de RUTO. Non, dans ces comtés, la participation a été au moins aussi forte que dans le reste du pays (Kyambu 65,2%, Meru 66%, Embu 66,6%, Muranga 68,1%).

Bien entendu, RUTO a eu l’habileté de choisir pour co-listier Geoffrey Rigati GACHAGUA. Un Kikuyu de la région du Mont Kenya, qui jusqu’ici a donné 3 de ses 4 présidents au Kenya, un enfant du comté de Nyeri. Un capitaine d’industrie comme lui, qui a bâti sa fortune tout seul, en parallèle de sa carrière politique. Un homme peu connu sur la scène nationale (le choix de RUTO avait surpris) mais de grande influence localement, dans une région qui est le plus grand réservoir de votes du pays.

Mais cela n’aurait pas suffi. Il faut voir là surtout que la voix du leader – surtout vieilli – ne suffit plus. Uhuru KENYATTA n’a pas réussi à entraîner son peuple contre ses habitudes, contre ses hostilités tenaces, contre les fondamentaux politiques qui l’ont structuré depuis l’Indépendance et même avant. Il a été perçu comme un traître à son peuple.Les Kikuyu l’ont rejeté, ils n’ont pas voté ODINGA, il ont, cette fois encore, voté CONTRE Odinga.

Cela devient une évidence : c’est le vote massif Kikuyu qui a fait pencher la balance, si faiblement que ce soit, en faveur de RUTO.

En conclusions

Le déroulement des élections au Kenya, et l’alternance (de fait) qui a marqué son résultat, s’est faite sereinement, malgré un résultat extrêmement serré, et c’est très heureux. Mais on ne peut s’empêcher d’imaginer ce qui se serait passé s’il en avait été autrement, à la lumière du passé des protagonistes.

Même si quelques signes d’une évolution sont perceptibles, les élections (en tout cas les présidentielles) restent très largement marquées par des allégeances communautaires, les votes déterminés par des appartenances au groupe ethnique.

Mais la leçon principale reste que le leader n’est rien s’il ne porte la vision, les représentations des siens, qu’il ne peut prendre à contre-pied.

Et donc qu’il y a encore du chemin à faire dans la recherche de l’unité nationale. RUTO permettra-t-il d’avancer dans ce sens ?



Source du fond de carte et données, avant traitement: Independent Electoral and Boundaries Commission,
via
 : https://www.bbc.com/news/world-africa-62444316 pour le fond de carte. 

Notes:

[1] Le vaincu a certes protesté, introduit des recours, mais tout est resté juridiquement correct, et l’arrêt de la Cour Suprême a été respecté.

[2]  Bilan des violences après  les élections de décembre 2007 :  1500 morts et environ 300 000 déplacés.

[5]  Pour être exact, deux autres candidats étaient en lice, David Mwaure WATHIGA et George Luchiri WAJACKOYAN. Ils ont recueilli respectivement 0,23 et 0,44% des voix.  …

[6] Par exemple, 66,8% à Busia, 70,8% à Siaya, 73,8% à Homa Bay, pour ne citer que ces comtés.

[7] Par exemple, 77,4% à Baringo, 77,9% à Elgeyo-Marakwet, 78,5% à Kericho, pour ne citer que ces comtés.

[8]  En même temps que leur Président, les Kényans ont élu, dans chaque comté, leurs gouverneurs, leurs assemblées locales, et autres, sans oublier les membres de l’assemblée nationale et du Sénat.  Il est fort probable que les types d’élection influent l’une sur l’autre, et il faudrait vérifier dans chaque comté  s’il y a des discordances entre les niveaux locaux et nationaux, entre le vote pour le Président et pour le député.

[9]  L’analyse des raisons de cette rupture reste à faire, au moins à ma connaissance  - je suis loin d’avoir lu toute la littérature produite à ce sujet. Mais à mes yeux, au-delà de la différence de génération, de la différence de culture et d’éducation, de respectabilité entre l’« aristocratie » locale et le jeune loup venu d’en bas,  il faut aller chercher du côté de la contradiction entre élite d’affaires bien établie et capitaines d’industrie aux dents longues, qui veulent combler leur retard.