LE DESSOUS DES CARTES
En août
dernier, le Kenya s’est donné un nouveau président, à l’issue d’un scrutin au
score très serré (50,49% contre 48,45%, soit environ 230 000 voix d’écart
sur 14,3 millions de votants), et ce sans violence aucune[1]
contrairement à ce qu’on pouvait redouter, au souvenir de 2007[2]
– il est vrai qu’il aurait pu en être tout autrement, le résultat eût-il été
inverse.
Toutes les apparences d’un beau succès de la démocratie.
Raila ODINGA |
Les deux principaux protagonistes sont loin d’être des perdreaux de l’année.
L’un, Raila ODINGA, est l’héritier de la dynastie qui règne sur l’ouest du pays depuis l’indépendance, son père ayant déjà joué avec Jomo Kenyatta, le père de la nation, le rôle de l’éternel opposant, qu’il continue donc avec brio, puisque c’est là sa quatrième défaite au moins à une élection présidentielle.
Samuel RUTO |
Des
élections pacifiques, donc, au résultat très serré (moins de 2,14% d’écart),
qui n’a fait l’objet de pratiquement aucune contestation. On serait donc dans
un contexte politique apaisé, mature, avec une continuité du pouvoir, le second
personnage de l’Etat succédant au premier qui quitte ses fonctions dans la
sérénité. Idyllique. Mais il n’en est rien.
En effet,
depuis plusieurs années, quasi depuis le début de leur second mandat, le
torchon brûlait entre le Vice-Président et Uhuru Kenyatta, l’autre héritier de
la dynastie leader des Kikuyus depuis l’Indépendance. Au point que, et cela en
a surpris plus d’un, le Président Kenyatta en est venu à soutenir la
candidature de Raila ODINGA, l’adversaire politique de toujours, contre celle
de RUTO, et à faire campagne contre lui. L’alliance des dynastiques contre le
nouveau venu aux dents longues, des vieux dinosaures contre une nouvelle
génération, comme on voudra.
Ce
renversement d’alliance aura-t-il permis de rompre le caractère ethnique très
marqué jusque là du jeu politique kényan, d’accéder à un niveau de maturité où
ce sont d’autres enjeux (choix de société, stratégies économiques, débats
d’idées, ….) qui détermineraient le vote, plus que l’appartenance
ethnique ? L’étroitesse du résultat pourrait en être un signe. Mais il
faut aller voir le détail des suffrages.
Dans une
note de blog intitulée « Démocratie
en Afrique : faut-il vraiment élire les présidents ? »[3],
datant de 2010, je m’étais interrogé sur la véritable nature des élections
présidentielles sur le Continent, et dans une autre, « Démocratie
en Afrique et égalité » [4],
j’avais écrit, en 2017 :
“ Quand tel président est élu avec
une majorité « normale » (entre 50 et 65%, pour simplifier), il faut
regarder de plus près. Très souvent, en fait, cette moyenne dissimule des
scores de 85 à 90% dans certaines régions pour l’élu, et les mêmes dans d’autres
pour le battu, faisant de l’élection davantage un recensement qu’un débat entre
projets de société. Se sont exprimées les allégeances.”
Ces dernières élections au Kenya ont-elles démenti cette
analyse ? Les Kenyans seraient-ils sortis du vote communautaire ? Il
faut y regarder de près, en observant les résultats par Comté.
Les fiefs
Sans
surprise, les deux candidats[5]
font le plein dans leurs bastions, les zones dont ils sont originaires et où
ils ont bâti leur puissance politique.
ODINGA
cartonne dans le sud-ouest, dans les parages du Lac Victoria, auprès des
populations essentiellement Luo et Luhya de l’ancienne province du
Nyanza : 98% à Siaya et Homa bay, 97% à Kisumu, plus de 80% à Busia et
Migori. D’anciennes alliances, liées à l’opposition à une hégémonie Kikuyu, lui
permettent dans d’autres zones de trouver une majorité, plus modérée – à
l’exception du pays Kamba Machakos, Makueni, avec 74 et 79% respectivement.
RUTO pour sa
part fait le plein dans la Rift Valley, auprès de populations diverses réunies
sous le vocable (et de plus en plus l’identité) Kalenjin. Ainsi dans
Elgeyo-Marakwet où il mobilise 97% des suffrages, mais aussi Kericho et Bomet
(95%), Nandi (91%), A noter que le nord de la Rift Valley est beaucoup plus
tiède à l’égard de RUTO : 51 et 55 % pour Marsabit et Isiolo, et c’est
même ODINGA qui sort confortablement majoritaire chez les Turkana et les
Samburu (67 et 60%).. Il faut certes, comme en certains autres comtés, tenir
compte des composantes politiques locales. Mais on peut remarquer que les
places fortes de RUTO, qui ne sont pas faiblement peuplées, recouvrent les
espaces où d’une part s‘est développée, sous le règne de Daniel arap Moi – qui
en était aussi originaire – une agriculture moderne et dynamique (élevage,
maïs, blé, légumes, fruits, fleurs que l’on trouve sur les marchés européens)
qui a profondément transformé le pays, et d’où, d’autre part, les émeutiers
armés protestant contre les résultats des élections, en 2008, ont violemment chassé,
au prétexte qu’ils occupaient leurs terres ancestrales, les fermiers kikuyu que
Jomo KENYATTA (le père) y avait installés. Un épisode auquel, de notoriété
publique, RUTO n’est pas étranger, même si la CPI n’a pas retenu de charges
contre lui.
On
remarquera aussi, que, dans l’un et l’autre cas, les populations de ces fiefs
ont voté en masse. Alors que la moyenne nationale de la participation s’est
établie à 64,77%, on atteint plus de 70% en pays ODINGA[6],
et au-delà de 75% en pays RUTO[7].
On vote en masse quand on tient un champion.
Des résultats plus balancés
Dans nombre
de comtés, les résultats sont moins déséquilibrés, davantage partagés. Dans 15
cas, le vainqueur se situe entre 50 et 65% (10 en faveur d’ODINGA, 5 en faveur
de RUTO). Cela constitue à peine 1/3 des comtés, mais c’est déjà significatif.
Serait-ce le
signe de l’émergence d’un vote politique, fondé sur d’autres critères que le
communautarisme et l’obéissance aux instructions des leaders de la
communauté ?
C’est
peut-être le cas, au moins lorsque les enjeux sont moins cruciaux, quand les
allégeances sont moins fortes,.relevant d’alliances plus conjoncturelles et
moins solides. Ainsi des grandes villes, où les populations sont mêlées, les
classes moyennes éduquées plus nombreuses (Nairobi et Mombasa 57 et 58% pour
ODINGA, Nakuru 66% pour RUTO, mais pas Kisumu).
Dans
certains milieux, même modestes, d’après les témoignages que j’en ai reçu, on
s’est ainsi interrogé : la volonté de renouvellement de génération, le
rejet des sempiternelles dynasties, l’attrait d’un discours populiste, la crainte
de l’inconnu, la fidélité à un courant, … mais bien rarement des questions de
démocratie, et jamais l’honnêteté du candidat, ou son passé de violence. Parfois
même, au sein de couples, les choix ont divergé.
Mais il
faudrait pouvoir analyser dans le détail, avec une connaissance précise des
particularités locales[8].
Ce que les acteurs politiques locaux ne doivent pas manquer de faire. Pour
prendre un exemple que je connais un peu, le comté de Lamu a voté à 52% en
faveur d’ODINGA, et donc à 46% pour RUTO, il faudrait examiner les résultats
par bureau de vote pour établir s’il y a une grande différence entre les
populations Swahili de l’archipel et les ruraux du continent, en grande partie
des Kikuyus établis là par Kenyatta (le père) vers 1970 et qui ont prospéré
depuis,
Le vote Kikuyu
Reste à
examiner ce qui est un phénomène majeur, et à mon sens éclairant, en ce sens
qu’il a déterminé le résultat du vote..
On l’a vu, le
Président sortant, Uhuru KENYATTA, le fils du Père de la Nation, Jomo KENYATTA,
l’héritier de la dynastie et du leadership sur le peuple kikuyu, avait décidé
de soutenir la candidature de Raila
ODINGA, le leader des Luo et Luhya, les adversaires voire ennemis de toujours,
en tout cas depuis qu’ils ont à faire ensemble dans la même entité politique.
Ce renversement d’alliance, sinon surprenant, au moins spectaculaire, est le
résultat d’un long processus visant, de la part de KENYATTA, à se débarrasser
de RUTO, le partenaire encombrant du pacte passé entre les alliés – les
complices ? – fortement impliqués dans les violences post-électorales de
2008. Tous deux ont été inculpés par le TPI et se sont fait élire ensemble en
2013 au sommet de l’Etat. D’évidence, le pacte prévoyait que le jeune
Vice-Président – une génération les sépare - succèderait au Président, mais les
stratégies ont divergé[9].
Pendant
plusieurs mois avant les élections, KENYATTA a donc mené très activement
campagne contre RUTO au moins autant que pour ODINGA, avec meetings et
chausses-trappes en tout genre appelant les Kényans, et en particulier les
Kikuyus, à voter pour le Luo ODINGA.
Qu’en a-t-il
été ?
Les
résultats, pour le coup, sont très surprenants. Dans les comtés kikuyu, c’est
RUTO qui est arrivé en tête, et pas qu’un peu : Kiambu (73%), Meru (79%),
Muranga (81%), Nyeri (83%), Kirinyaga et Embu (85%), Tharaka-Nithi (90%) !
C’est peu dire que les instructions d’Uhuru KENYATTA n’ont pas été suivies, il
a nettement été désavoué par son peuple. Et il ne s’agit pas d’une adhésion par
défaut, une masse d’électeurs ayant préféré se réfugier dans l’abstention
plutôt que voter ODINGA, faisant ainsi gonfler le score de RUTO. Non, dans ces
comtés, la participation a été au moins aussi forte que dans le reste du pays (Kyambu
65,2%, Meru 66%, Embu 66,6%, Muranga 68,1%).
Bien
entendu, RUTO a eu l’habileté de choisir pour co-listier Geoffrey Rigati
GACHAGUA. Un Kikuyu de la région du Mont Kenya, qui jusqu’ici a donné 3 de ses
4 présidents au Kenya, un enfant du comté de Nyeri. Un capitaine d’industrie
comme lui, qui a bâti sa fortune tout seul, en parallèle de sa carrière
politique. Un homme peu connu sur la scène nationale (le choix de RUTO avait
surpris) mais de grande influence localement, dans une région qui est le plus
grand réservoir de votes du pays.
Mais cela
n’aurait pas suffi. Il faut voir là surtout que la voix du leader – surtout
vieilli – ne suffit plus. Uhuru KENYATTA n’a pas réussi à entraîner son peuple
contre ses habitudes, contre ses hostilités tenaces, contre les fondamentaux
politiques qui l’ont structuré depuis l’Indépendance et même avant. Il a été perçu
comme un traître à son peuple.Les Kikuyu l’ont rejeté, ils n’ont pas voté
ODINGA, il ont, cette fois encore, voté CONTRE Odinga.
Cela devient
une évidence : c’est le vote massif Kikuyu qui a fait pencher la balance,
si faiblement que ce soit, en faveur de RUTO.
En conclusions
Le
déroulement des élections au Kenya, et l’alternance (de fait) qui a marqué son
résultat, s’est faite sereinement, malgré un résultat extrêmement serré, et c’est
très heureux. Mais on ne peut s’empêcher d’imaginer ce qui se serait passé s’il
en avait été autrement, à la lumière du passé des protagonistes.
Même si quelques
signes d’une évolution sont perceptibles, les élections (en tout cas les présidentielles)
restent très largement marquées par des allégeances communautaires, les votes déterminés
par des appartenances au groupe ethnique.
Mais la leçon
principale reste que le leader n’est rien s’il ne porte la vision, les représentations
des siens, qu’il ne peut prendre à contre-pied.
Et donc qu’il
y a encore du chemin à faire dans la recherche de l’unité nationale. RUTO permettra-t-il
d’avancer dans ce sens ?
Source du fond de carte et données, avant traitement: Independent Electoral
and Boundaries Commission,
via : https://www.bbc.com/news/world-africa-62444316
pour le fond de carte.
Notes:
[1] Le vaincu a certes protesté, introduit des recours, mais tout est resté juridiquement correct, et l’arrêt de la Cour Suprême a été respecté.
[2] Bilan des violences après les élections de décembre 2007 : 1500 morts et environ 300 000 déplacés.
[3] lien : https://jenebatisquepierresvives.blogspot.com/2010/12/democratie-et-presidentielles-faut-il.html
[4] :lien : https://jenebatisquepierresvives.blogspot.com/2017/06/je-reagis-ici-la-note-de-blog-tres.html
[5] Pour
être exact, deux autres candidats étaient en lice, David Mwaure WATHIGA et
George Luchiri WAJACKOYAN. Ils ont recueilli respectivement 0,23 et 0,44% des
voix. …
[6] Par exemple, 66,8% à Busia, 70,8% à Siaya, 73,8% à Homa Bay, pour ne citer que ces comtés.
[7] Par exemple, 77,4% à Baringo, 77,9% à Elgeyo-Marakwet, 78,5% à Kericho, pour ne citer que ces comtés.
[8] En même
temps que leur Président, les Kényans ont élu, dans chaque comté, leurs
gouverneurs, leurs assemblées locales, et autres, sans oublier les membres de
l’assemblée nationale et du Sénat. Il
est fort probable que les types d’élection influent l’une sur l’autre, et il
faudrait vérifier dans chaque comté s’il
y a des discordances entre les niveaux locaux et nationaux, entre le vote pour
le Président et pour le député.
[9] L’analyse des raisons de cette rupture reste à faire, au moins à ma connaissance - je suis loin d’avoir lu toute la littérature produite à ce sujet. Mais à mes yeux, au-delà de la différence de génération, de la différence de culture et d’éducation, de respectabilité entre l’« aristocratie » locale et le jeune loup venu d’en bas, il faut aller chercher du côté de la contradiction entre élite d’affaires bien établie et capitaines d’industrie aux dents longues, qui veulent combler leur retard.
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