J'ai lu cette interview, et j'ai trouvé que beaucoup de passages m'exprimaient, mieux que je n'ai su le faire. Alors je le fais partager.
Je voudrais le partager surtout avec mes ami(e)s très gauche, dont les positions qu'ils disent "laïques" me semblent faire mauvaise route, se retrouver en toute bonne foi (sic) tout proches de mauvaises fréquentation, habités de la peur du religieux qui les mue eux-mêmes dans un posture religieuse (détention de Vérité, ostracisme, anathèmes et sacralisation).
Avec au fond l'idée d'une frustration de rêves inassouvis, identitaires dans un monde antérieur, dont on ne sait faire le deuil et qui aveugle aux changements d'aujourd'hui. Facteur puissant de négativité.
Sortir de ce cercle, changer de paradigme penser une gauche actuelle.
Je ne partage pas tout ce qui est dit par Roncière (j'ai surligné ce qui m'exprime le plus), mais je n'ai pas cru devoir isoler quelques phrases de leur contexte.
Je ne partage pas tout ce qui est dit par Roncière (j'ai surligné ce qui m'exprime le plus), mais je n'ai pas cru devoir isoler quelques phrases de leur contexte.
Les idiots
utiles du FN
L’Obs n°2630 – 02/04/2015
– pp.87-90
Entretien d’E.AESCHIMANN
avec Jacques Rancière
Il y a trois mois, la France défilait au nom de la liberté
d'expression et du vivre-ensemble. Les dernières
élections départementales ont été marquées par une nouvelle poussée du Front national.
Comment analysez-vous la succession rapide de ces deux événements, qui paraissent
contradictoires ?
Il n'est pas sûr qu'il y ait contradiction. Tout
le monde, bien sûr, est d'accord pour condamner les attentats de janvier et se
féliciter de la réaction populaire qui a suivi. Mais l'unanimité demandée
autour de la « liberté d'expression » a entretenu une confusion. En effet, la
liberté d'expression est un principe qui régit les rapports entre les individus
et l'Etat en interdisant à ce dernier d'empêcher l'expression des opinions qui
lui sont contraires. Or, ce qui a
été bafoué le 7 janvier à « Charlie », c'est un tout autre principe : le principe qu'on ne
tire pas sur quelqu'un parce qu'on n'aime pas ce qu'il dit, le principe qui
règle la manière dont individus et groupes vivent ensemble et apprennent à se
respecter mutuellement. Mais on ne s'est pas
intéressé à cette dimension et on a choisi de se polariser sur le principe de
la liberté d'expression. Ce faisant, on a ajouté un nouveau chapitre à la
campagne qui, depuis des années, utilise les grandes valeurs universelles pour
mieux disqualifier une partie de la population, en opposant les « bons Français
», partisans de la République, de la laïcité ou de la liberté d'expression, aux
immigrés, forcément communautaristes, islamistes, intolérants, sexistes et
arriérés. On invoque souvent l'universalisme
comme principe de vie en commun. Mais justement l'universalisme a été confisqué
et manipulé. Transformé en signe distinctif d'un groupe, il sert à mettre en
accusation une communauté précise, notamment à travers les campagnes
frénétiques contre le voile. C'est ce dévoiement que le 11 janvier n'a pas pu mettre à distance. Les défilés ont réuni sans
distinction ceux qui défendaient les principes d'une vie en commun et ceux qui
exprimaient leurs sentiments xénophobes.
Voulez-vous dire que ceux qui défendent le modèle républicain
laïque contribuent, malgré eux, à dégager le terrain au Front national?
On nous dit que le Front national s'est « dédiabolisé ». Qu'est-ce
que cela veut dire ? Qu'il a mis de côté les gens trop ouvertement racistes?
Oui. Mais surtout que la différence même entre les idées du FN et les idées
considérées comme respectables et appartenant à l'héritage républicain s'est
évaporée. Depuis une vingtaine d'années, c'est de certains intellectuels, de la
gauche dite « républicaine », que sont venus les arguments au service de la
xénophobie ou du racisme. Le Front national n'a plus besoin de dire que les
immigrés nous volent notre travail ou que ce sont des petits voyous. Il lui
suffit de proclamer qu'ils ne sont pas
laïques, qu'ils ne partagent pas nos valeurs, qu'ils sont communautaires... Les
grandes valeurs universalistes - laïcité, règles communes pour tout le monde,
égalité homme-femme - sont devenues l'instrument d'une distinction entre « nous
», qui adhérons à ces valeurs, et « eux », qui n'y adhèrent pas. Le FN peut
économiser ses arguments xénophobes : ils lui sont fournis par les «
républicains » sous les apparences les plus honorables.
Si l'on vous suit, c'est le sens même de la laïcité qui
aurait été perverti. Qu'est-ce que la laïcité représente pour vous?
Au XIXème, la laïcité a été pour les républicains l'outil politique
permettant de libérer l'école de l'emprise que l'Église catholique faisait
peser sur elle, en particulier depuis la loi Falloux, adoptée en 1850. La notion de laïcité désigne ainsi l'ensemble des mesures spécifiques
prises pour détruire cette emprise. Or, à partir des années 1980, on a choisi d'en faire un grand principe universel. La laïcité avait
été conçue pour régler les relations de l'État avec l'Église catholique. La grande manipulation a été de la transformer en
une règle à laquelle tous les particuliers doivent obéir. Ce n'est plus à
l'État d'être laïque, c'est aux individus. Et comment va-t-on
repérer qu'une personne déroge au principe de laïcité? A ce qu'elle porte sur
la tête... Quand j'étais enfant, le jour des communions solennelles, nous
allions à l'école retrouver nos copains qui n'étaient pas catholiques, en
portant nos brassards de communiants et en leur distribuant des images.
Personne ne pensait que cela mettait en danger la laïcité. L'enjeu de la
laïcité, alors, c'était le financement : à école publique, fonds publics; à
école privée, fonds privés. Cette laïcité centrée sur les rapports entre école
publique et école privée a été enterrée au profit d'une
laïcité qui prétend régenter le comportement des individus et qui est utilisée
pour stigmatiser une partie de la population à travers l'apparence physique de
ses membres. Certains ont poussé le délire jusqu'à réclamer une loi
interdisant le port du voile en présence d'un enfant.
Mais d'où viendrait cette volonté de stigmatiser ?
Il
y a des causes diverses, certaines liées à la
question palestinienne et aux formes d'intolérance réciproque qu'elle nourrit
ici. Mais il y a aussi le « grand ressentiment de gauche », né des grands
espoirs des années 1960-1970
puis de la liquidation de ces espoirs par le parti dit « socialiste »
lorsqu'il est arrivé au pouvoir. Tous les idéaux républicains, socialistes, révolutionnaires, progressistes ont
été retournés contre eux-mêmes. Ils sont devenus le contraire de ce qu'ils
étaient censés être : non plus des armes de combat pour l'égalité,
mais des armes de discrimination, de méfiance et de mépris à l'égard d'un
peuple posé comme abruti ou arriéré. Faute de pouvoir combattre
l'accroissement des inégalités, on les légitime en disqualifiant ceux qui en
subissent les effets. Pensons à la façon dont la critique marxiste a été retournée
pour alimenter une dénonciation de l'individu démocratique et du consommateur
despotique - une dénonciation qui vise ceux qui ont le moins à consommer... Le retournement de l'universalisme républicain en
une pensée réactionnaire, stigmatisant les plus pauvres, relève de
la même logique.
N'est-il pas légitime de combattre le port du voile, dans
lequel il n'est pas évident de voir un geste d'émancipation féminine?
La
question est de savoir si l'école publique a pour mission d'émanciper les
femmes. Dans ce cas, ne devrait-elle pas également émanciper les travailleurs
et tous les dominés de la société française ? Il existe toutes sortes de
sujétions - sociale, sexuelle, raciale. Le principe
d'une idéologie réactive, c'est de cibler une forme particulière de soumission
pour mieux confirmer les autres. Les mêmes qui dénonçaient le féminisme comme «
communautaire » se sont ensuite découverts féministes pour justifier les lois
anti-voile. Le statut des femmes dans le monde musulman est sûrement
problématique, mais c'est d'abord
aux intéressées de dégager ce qui est pour elles oppressif. Et, en général,
c'est aux gens qui subissent l'oppression de lutter contre la soumission.
On ne libère pas les gens par substitution.
Revenons au Front national. Vous avez souvent critiqué l'idée
que le « peuple » serait raciste par nature. Pour vous, les immigrés sont moins
victimes d'un racisme « d'en bas » que d'un racisme « d'en haut »: les
contrôles au faciès de la police, la relégation dans des quartiers périphériques,
la difficulté à trouver un logement ou un emploi lorsqu'on porte un nom
d'origine étrangère gère. Mais, quand 25% des
électeurs donnent leur suffrage à un parti qui veut geler la construction des
mosquées, n'est-ce pas le signe que, malgré tout, des pulsions xénophobes travaillent
la population française?
D'abord,
ces poussées xénophobes dépassent largement l'électorat de l'extrême droite. Où
est la différence entre un maire FN qui débaptise la rue du 19-Mars-1962 [Robert
Ménard, à Béziers, NDLR], des élus UMP qui demandent qu'on enseigne les aspects
positifs de la colonisation, Nicolas Sarkozy qui s'oppose aux menus sans porc
dans les cantines scolaires ou des intellectuels dits « républicains » qui
veulent exclure les jeunes filles voilées de l'université? Par ailleurs, il est
trop simple de réduire le vote FN à l'expression d'idées racistes ou
xénophobes. Avant d'être un moyen d'expression de sentiments populaires, le
Front national est un effet structurel de la vie politique française telle
qu'elle a été organisée par la constitution de la V République. En permettant à
une petite minorité de gouverner au nom de la population, ce régime ouvre
mécaniquement un espace au groupe politique capable de déclarer: « Nous, nous
sommes en dehors de ce jeu-là. » Le Front national s'est installé à cette place
après la décomposition du communisme et du gauchisme. Quant aux « sentiments
profonds » des masses, qui les mesure? Je note seulement qu'il n'y a pas en
France l'équivalent de Pegida, le mouvement allemand xénophobe. Et je ne crois
pas au rapprochement, souvent fait, avec les années 1930. Je ne vois rien de
comparable dans la France actuelle aux grandes milices d'extrême droite de
l'entre-deux-guerres.
A vous
écouter, il n'y aurait nul besoin de lutter contre le Front national...
Il
faut lutter contre le système qui produit le Front national et donc aussi contre la tactique qui utilise la dénonciation du
FN pour masquer la droitisation galopante des élites gouvernementales et de la
classe intellectuelle.
L'hypothèse de son arrivée au pouvoir ne vous inquiète-t-elle
pas?
Dès
lors que j'analyse le Front national comme le fruit du déséquilibre propre de
notre logique institutionnelle, mon hypothèse est plutôt celle d'une
intégration au sein du système. Il existe déjà beaucoup de similitudes entre le
FN et les forces présentes dans le système.
Si le FN venait au pouvoir, cela aurait des effets très
concrets pour les plus faibles de la société française, c'est-à-dire les
immigrés...
Oui, probablement. Mais je vois mal le FN
organiser de grands départs massifs, de centaines de milliers ou de millions de
personnes, pour les renvoyer « chez elles ». Le Front national, ce n'est pas
les petits Blancs contre les immigrés. Son électorat s'étend dans tous les
secteurs de la société, y compris chez les immigrés. Alors, bien sûr, il
pourrait y avoir des actions symboliques, mais je ne crois pas qu'un
gouvernement UMP-FN serait très différent d'un gouvernement UMP.
A
l'approche du premier tour, Manuel Valls a reproché aux intellectuels
français leur « endormissement » :
« Où sont les intellectuels, où sont les grandes consciences de ce pays, les
hommes et les femmes de culture qui doivent, eux aussi, monter au créneau, où
est la gauche? » a-t-il lancé. Vous
êtes-vous senti concerné ?
« Où est la gauche? » demandent les socialistes. La réponse est
simple : elle est là où ils l'ont conduite, c'est-à-dire au néant. Le rôle
historique du Parti socialiste a été de tuer la gauche. Mission accomplie. Manuel
Valls se demande ce que font les intellectuels... Franchement, je ne vois pas
très bien ce que des gens comme lui peuvent avoir à leur reprocher. On dénonce
leur silence, mais la vérité, c'est que, depuis des décennies, certains
intellectuels ont énormément parlé. Ils ont été starisés, sacralisés. Ils ont largement contribué aux campagnes haineuses sur le voile et la
laïcité. Ils
n'ont été que trop bavards. J'ajouterai que faire appel aux
intellectuels, c'est faire appel à des gens assez crétins pour jouer le rôle de
porte-parole de l'intelligence. Car on ne peut accepter un tel rôle, bien sûr,
qu'en s'opposant à un peuple présenté comme composé d'abrutis et d'arriérés. Ce
qui revient à perpétuer l'opposition entre ceux « qui savent » et ceux « qui ne
savent pas », qu'il faudrait précisément briser si l'on veut lutter contre la
société du mépris dont le Front national n'est qu'une expression particulière.
Il
existe pourtant des intellectuels - dont vous-même - qui combattent
cette droitisation de la pensée française. Vous ne croyez pas à la force de
la parole de l'intellectuel?
Il ne faut pas attendre de quelques individualités qu'elles débloquent
la situation. Le déblocage ne pourra venir que de mouvements démocratiques de
masse, qui ne soient pas légitimés par la possession d'un privilège
intellectuel.
Dans votre travail philosophique, vous montrez que, depuis
Platon, la pensée politique occidentale a tendance à séparer les individus «
qui savent » et ceux « qui ne savent pas ». D'un côté, il y aurait la classe
éduquée, raisonnable, compétente et qui a pour vocation de gouverner ; de
l'autre, la classe populaire, ignorante, victime de ses pulsions, dont le destin
est d'être gouvernée. Est-ce que cette grille d'analyse s'applique à la situation
actuelle?
Longtemps, les gouvernants ont justifié leur
pouvoir en se parant de vertus réputées propres à la classe éclairée, comme la
prudence, la modération, la sagesse... Les gouvernements actuels se prévalent
d'une science, l'économie, dont ils ne feraient qu'appliquer des lois déclarées
objectives et inéluctables - lois qui sont miraculeusement en accord avec les
intérêts des classes dominantes. Or on a vu les désastres économiques et le
chaos géopolitique produits depuis quarante ans par les détenteurs de la
vieille sagesse des gouvernants et de la nouvelle science économique. La
démonstration de l'incompétence des gens supposés compétents suscite simplement
le mépris des gouvernés à l'égard des gouvernants qui les méprisent. La
manifestation positive d'une compétence démocratique des supposés incompétents
est tout autre chose.
Né
en 1940,JACQUES RANCIÈRE a été l'élève d'Althusser avant de rompre avec
le marxisme traditionnel au début des années 1970. Très influent à l'étranger,
notamment aux États-Unis, il plaide pour l'égalité des individus et n'a cessé
de dénoncer. l'idée qu'une élite détiendrait un savoir supérieur à celui du.«
peuple ». Ses ouvrages les plus marquants sont « le Maître ignorant » (1987), le
Partage du sensible » (2000) « la Haine de la démocratie » (2005) et «;le
Spectateur émancipé » (2008).
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