J’avais décidé qu’une fois terminée la conférence, j’irais à
Bamako suivre les quelques petits projets que j’essaie d’y mener. Et ce serait
en bus, vus les tarifs par avion, prohibitifs comme dans toute la région. 25 000
CFA contre plus de 250$ pour les « low cost » aériens, autour de 400
pour les compagnies établies, ya pas photo. Ca pose une vraie question d’ailleurs.
Pourquoi si cher ? Sur des distances comparables (et la distance au final
compte peu), on voyage pour moins de 100€ sur les lignes intérieures nigérianes,
ou en Afrique de l’Est. Où est l’erreur ? Manque de compétitivité des
compagnies, ou étranglement par les taxes et droits ? Et nul qui proteste
et fait pression, tant parmi ceux qui prennent l’avion rares sont ceux qui
payent de leurs deniers, et pour les autres, l’avion appartient à un autre
monde. Fin de la digression.
Notre itinéraire, en violet. |
Je m’étais donc renseigné. Le bus quitterait Yamoussoukro le
matin à 5h, et on me promettait une arrivée possible à 22h. Le temps ne me
manquait pas. Billet payé, place réservée, on m’avait bien sermonné d’être à l’heure,
et – service personnalisé – on m’a même appelé à 4h15 pour me demander si j’étais
en route, ou pour vérifier que je m’étais bien réveillé. La gare routière
baignait encore dans la torpeur du halo de brume que peinaient à traverser les
lampadaires. Mon arrivée a créé un début d’agitation, et soulagé de l’impatience.
Apparemment on n’attendait que moi, seul passager à embarquer semblait-il. Sur
les bancs devant le minuscule bureau de la compagnie les silhouettes s’ébrouent.
On enregistre mon bagage et me voilà placé sur un des rares sièges qui restent
mais bien devant, entre un gars peu loquace et un jeune qui part à Kankan, en
Guinée, enterrer son père. Ce sera un bon compagnon.
Une idée de l'ambiance autour de l'arrêt du bus, vers 5h. |
On démarre donc, et avant l’heure. J’apprendrai qu’en fait
le bus a quitté Abidjan à 22h la veille, et a passé la nuit à Yamoussoukro.
Seulement pour m’attendre ? Trop d’honneur, je ne pense pas. Et j’aurais
pu tout aussi bien partir à 1 ou 2h du matin, si on m’avait dit. Plutôt je
crois pour le timing des étapes suivantes. Mais on comprend que les passagers
aient eu hâte. Ca ne faisait que commencer.
Première halte, tout juste à la sortie de Yakro, sitôt
terminée la vaste avenue à deux fois trois voies, et que commence la longue
petite route vers le nord. Barrage. Herses et barre à pointes sur roues.
Quelques personnes autour, de vagues uniformes. Un homme en postures d’autorité
s’affaire, fait fermer la voie. Le jeune contrôleur du bus (le « conductor »
ou « spanner boy », en Afrique anglophone, le gars à tout faire, pour
toute situation, une fois les billets vérifiés) descend et va de l’un à l’autre,
revient, parle au chauffeur, repart. Le barrage se lève, accord a été trouvé,
certainement élevé, on peut vraiment partir.
Plus loin, sur la route, il y aura une dizaine d’autres
points de contrôle, qu’on passe parfois sans s’arrêter, ou à peine, le temps que
le chauffeur tende la main à l’uniforme qui s’approche.
Il est à peine plus de 7h quand on arrive à Bouaké. Tout est
humide d’un crachin maussade, dans le petit jour blême. Le bus se gare dans un
méchant espace clos de parpaings. Tout le monde descend. Le sol est boueux,
flaques, gravats piétinés. Ca grouille autour du bus, à grands cris, pour
charger des tas de ballots et les esquicher dans les soutes, à grands coups de
tatanes. Toute proche, une rangée de petites vendeuses – surtout des femmes – qui
proposent sodas, sacs à dos, parfums, viande grillée, un brouet léger de
céréales bien chaud, qui a grand succès, des sandwiches aussi, où dans une demi-baguette
bien blanche on entasse force victuailles diverses. Je cherche mon bonheur, à
cette heure de la journée. Mais d’abord les toilettes. On me les montre, au
fond. Plus que rudimentaires. Trois
Ajouter le crachin, un sol défoncé trempé |
Malgré cette bonne surprise, je ne peux m’empêcher de
comparer avec le transport par bus en Afrique de l’Est, sur toutes les routes
que j’y ai prises. Ici chaque compagnie fait arrêt à son propre espace, situé
chaque fois au profond de la ville, ce qui oblige à des détours par des ruelles
(Korhogo, Sikasso) parfois totalement défoncées comme à Bougouni. Et pour
aboutir à des lieux où rien n’est prévu pour le passager, sauf un ou deux
maigres tabliers. Et ça dure des heures. Là-bas, les arrêts se font le long de
la route, sur des espaces spécifiques aménagés – souvent couplés à des stations-services
– des magasins, de la restauration (locale, et de qualité), des toilettes
décentes, et tout un car est servi, a consommé, est reparti en 15-20mn. Rien à
voir. La raison m’échappe.
Il est déjà presque 8h30 quand on quitte Bouaké. Le ruban de
goudron défile, avec pas mal de nids de poule qui font zigzaguer le bus.
Somnolence, lecture, bavardages. Mon voisin est donc Guinéen. Mais né en Côte d’Ivoire.
Son père s’y était établi jeune, avait travaillé, et fini par posséder un atelier
de mécanique florissant, plus machines qu’autos, et lui y travaille encore,
avec ses frères. Le père, arrivé à la retraite, s’est retiré à Kankan, après
tant d’années. Je lui pose la question de la nationalité. Il se dit
spontanément guinéen. Devenir Ivoirien ? la question ne se pose même pas,
ça ne se fait pas. Ces pratiques si restrictives, ce refus du droit du sol, un
peu partout d’ailleurs, me laissent perplexe. Etranger, toujours, ad vitam
aeternam, et ça semble naturel. Ca interroge aussi d’ailleurs sur l’acquisition
de la nationalité, chez nous. Comment est-ce vécu ? Intériorisé ?
Le bus ressemblait à quelque chose comme ça |
Entre temps, drame. A peine sortis de Bouaké, alors que j’avais
prévu de bien m’en servir en chemin, voilà mon téléphone bloqué. J’avais bien
reçu la veille après-midi, un dimanche, un avis me demandant de passer dans une
boutique Orange pour m’identifier, faute de quoi la ligne serait suspendue. Surpris
d’abord : j’avais acheté ma SIM à l’aéroport, on avait bien enregistré mon
passeport, quoi de plus ?? Je m’étais dit ensuite que je ne pouvais rien
faire un dimanche, ni le lundi dans le bus, mais qu’ils me laisseraient bien le
temps de passer la frontière. Eh bien non, suspendu d’office, illico presto !
Et le message disait : aller dans une
La route, longue, peu fréquentée, nids-de-poule en plus |
Et nous voilà à Ferkessédougou, dont j’ignorais même l’existence.
Et là stupeur ! Une bourgade sympathique, à un croisement de routes, comme
plusieurs traversées jusque là, mais des avenues immenses, doubles voies,
lampadaires tout du long. La verdoyance de la végétation en moins, c’est un
autre Yamoussoukro. Je m’étonne et comprends vite. C’est le pays de Guillaume
Soro.
Démesure, surdimensionnement, gabegie. Quel impact économique ces trois ou quatre kilomètres ?
Démesure, surdimensionnement, gabegie. Quel impact économique ces trois ou quatre kilomètres ?
Les travaux sont depuis quasi achevés, c'est encore plus somptueux. Mais voir aussi, au loin, la route "normale" qui reprend. |
D’ailleurs, une autre chose me frappe : le peu de
circulation, finalement, sur cet axe quand même majeur, qui relie Yamoussoukro
aux villes du nord, et au-delà au Mali. Une voie internationale. Or, des
camions, certes, avec leurs containers, quelques bus, mais très peu de véhicules
plus légers, de voitures particulières. Celles-ci n’apparaissent qu’en
pénétrant dans les agglomérations. On ne se déplace pas. Peu d’échanges. D’activité
en fait. Là encore le contraste est frappant avec l’Afrique de l’Est. Ou le
Nigéria.
Mais on approche de la frontière. Il est près de 17h. Les
barrages d’ailleurs se sont faits plus rapprochés. Un des jeunes contrôleurs se
lève et s’adresse aux passagers. En substance, on a le choix. Soit on se
cotise, et le passage ne sera qu’une formalité, soit … ça va prendre des heures
car les douaniers vont tout contrôler, ouvrir tous les bagages, je vous dis
pas. En gros, il faudrait dans les 200 000 pour être bien tranquilles. Ca
fait gros, en effet ! Je ne sais pas d’où il sort ce chiffre. Réel ?
La zone frontière ressemble un peu à ça. Beaucoup de va-et-vient, d'activité d'agitation : gens qui passent, petits vendeurs, "assistants", moto-taxis, etc.. |
La frontière. Tout le monde descend. On prend les pièces d’identité
au sortir du bus. Moi, avec mon passeport, on me dit d’aller vers la droite,
tandis que les autres s’agglutinent devant une petite bâtisse. Mon passeport
mettra du temps à revenir, mais l’officier affable enregistrera soigneusement
les informations dans un grand livre, avant de me le rendre tamponné. Il y a
encore du temps avant que c’en soit fini pour les autres, appelés un à un.
Apparemment, me dira mon ami guinéen, on demande 1000 chacun, et c’est bon.
Mais paraît-il, les Mauritaniens, c’est 5000. Allez savoir pourquoi ! Les
petits marchands assaillent. Cartes SIM et crédit téléphonique, changeurs d’argent
(qui change quoi, entre deux pays de la zone CFA ?), eau fraîche, quelques
grignotages. Pendant ce temps, le personnel du bus – ils sont au moins cinq,
dont deux chauffeurs – est attablé devant un gros plat de riz sauce graine. Ils
ont leur coin, réservé. Rien de tel pour les passagers. On réembarque pour
aller de l’autre côté, malien. Même topo, ramassage des pièces, regroupement et
appel nominal, obole. Moi, on se contente de me tamponner. Je n’ai pas eu droit
au même accueil qu’à mon précédent passage, voilà trois ans, quelques mois
après l’intervention française. On m’avait fait asseoir dans un fauteuil, l’officier
en personne était venu s’occuper de moi, et me dire la gratitude pour les avoir
préservé de l’invasion djihadiste. Touchant.
Ensuite, le passeport tamponné, il faut aller rejoindre les
autres et le bus, stationné sur l’aire des douanes. Quand j’arrive, les portes
des soutes sont relevées, un douanier bien en chair, entouré d’un essaim de
passagers, inspecte vaguement, désigne de sa baguette, ça discute, bruits de
voix au loin. Je
Le poste frontière |
Pour s’arrêter très peu après : un lieu au bord de la
route où abondent petits marchands de tas de choses. Faut se reposer et se
restaurer. J’achète pour 200CFA je crois de viande fumée coupée menu, très
savoureuse. De l’eau fraîche, un peu de thé. Je cause avec d’autres passagers,
sympathique. Mais l’heure tourne, le temps passe, se perd.
Etape suivante, après deux barrages et contrôle des papiers,
Sikasso. Le bus se fraie un chemin au cœur de la ville et parvient à manœuvrer au
millimètre pour se garer dans la cour de la compagnie. Et là c’est l’effervescence.
On débarque une très grande partie des colis chargés à Bouaké – en grand
nombre, et on comprend mieux les termes du débat sur la « cotisation ».
En effet, pourquoi ne fait-on pas payer, au départ, un supplément par bagage, pour
les frais « en route » ? Les passagers avec qui j’avais fait
causette nous quittent aussi : ils s’arrêtent là pour prendre un autre bus
vers Mopti. Bonne route ! Et on repart, déjà presque 22h.
Nouvel arrêt, à l’entrée de Bougouni. Un barrage. Une partie
du staff descend. Et on attend, le temps passe, plus d’une demi-heure, rien ne
bouge. Calme plat, dans la nuit bien avancée. Je m’impatiente et demande. C’est
la douane. On discute. Et ça dure encore. Tout à coup, les gens reviennent,
démarrage, ça repart. Pas pour longtemps car dans Bougouni voilà qu’on quitte
la route pour s’enfoncer par un chemin défoncé – le bus brinquebale, a des
hoquets, nous secoue de droite et de gauche – tout ça pour atteindre l’arrêt de
la compagnie. Encore 20mn d’arrêt. Pourquoi ? nul ou presque ne semble
être descendu, ni monté, mais bon…
Tous ou presque sommeillions, le bus allait bon train, sur
le dernier tronçon vers Bamako, quand grande secousse : le bus venait de
prendre un profond nid de poule à vive allure, et allait bientôt s’immobiliser,
un pneu crevé. Il était déjà près d’une heure du matin. On descend tous et dans
la nuit fraîche on se répartit le long de la route bordée de hautes herbes. Les
« spanner boys »(le nom est bien mérité) s’affairent, entourés d’un
groupe d’observateurs bruyants, qui conseillent. Quelques véhicules, camions,
bus, passent, de temps à autre. Le cric est installé, la roue crevée démontée, la
roue de secours est amenée mais, enfer et damnation ! quand on la
présente, le bus n’est pas assez soulevé pour qu’elle puisse se loger. Les voix
autour s’amplifient, chacun doit y aller de son conseil, de son yaka. Un camion
finit par s’arrêter. Discussion. Un autre cric est installé, tandis que le
camion est déjà reparti. La roue installée, on repart.
Un ou deux arrêts pour contrôles rapides encore, et nous
voilà arrivés à Bamako. Il est plus de 3h du matin. Fatigue et un peu d’énervement.
Mon voisin guinéen décide d’attendre 6h pour continuer vers Kankan. Je prends
un taxi pour rejoindre la chambre que j’avais pu retenir. Heureusement, on peut
y arriver à toute heure.