lundi 16 octobre 2017

La Légende de Yambo

J'avais écrit ça après ma vaine tentative de le rencontrer, en décembre 2013.
Et voilà qu'il n'est plus. Reste ... 

Publié par Le Point Afrique le 31 mai 2018 ( lien) )

LA LEGENDE DE YAMBO

Le ruban de bitume file vers le nord, devant nous, qui resterons là presque deux jours, à regarder passer camions et voitures. Non loin, l’embranchement en a laissé partir d’autres, vers Mopti, ou vers le pays dogon et le Burkina. Assis sous l’ombre éparse d’acacias, dans des fauteuils 60s, bas, tout de fils plastiques tendus, nous attendons. La théière chauffe sur ses braises. Amis, connaissances passent, s’arrêtent, discutent. Chacun, en sirotant son verre de thé, a son histoire sur Ouologuem, qui habite à quelque cinquante mètres de là.

Dans les années 60
Son prix Renaudot en 1968 lui avait valu la notoriété, mais aussi l’hostilité sourde de l’intelligentsia africaine d’après les Indépendances, dont Le Devoir de Violence sapait les bases idéologiques. La polémique sur ses plagiats, après la plainte de Graham Green, l’a atteint en plein vol. Crash, acharnement, lynchage. Il a disparu.

On me dit qu’il vit seul, avec sa femme malienne et les enfants qu’il a eus d’elle. Déjà grands. Il sort peu, mais quand même tous les jours. Surtout pour aller sur la tombe de sa mère. T’inquiète, il va venir, tu pourras le voir.

Sévaré, à quelques kilomètres de Mopti l’antique. Le bourg prolifère à partir du carrefour, boutiques et maisons basses sans cachet, décor de Far West. Là est sa villa, derrière un portail bien rouillé.

Le lycée de Bandiagara, la capitale des Dogons, porte son nom. Il aurait refusé, d’abord, mais un camarade serait venu lui dire « Si tu ne veux pas qu’il porte ton nom, ils n’ont qu’à lui donner le mien ! – Va donner ton nom chez toi, pas ici ! » C’était un Bosso, un parent de plaisanterie des Dogon. On peut tout se dire entre parents de plaisanterie. Il a fallu accepter.

J’avais déjà, quatre mois auparavant, dépêché une ambassade, un ami qui allait à un mariage à Mopti, et que j’avais chargé de préparer le terrain d’une rencontre, d’un entretien, « to pay my respects », l’expression serait à prendre au pied de la lettre par cet angliciste distingué. Cela n’avait rien donné, malgré l’entremise de l’épouse, qui avait fait bon accueil. Il ne veut voir personne, parler à personne d’étranger, surtout pas de Blanc. Par hasard, un autre ami de Bamako, à qui je parlais de ma déconvenue, me dit que son frère, qui habite Sévaré, connaît bien Ouologuem, que celui-ci lui rend souvent visite, qu’il m’aiderait à le rencontrer. Je décide d’y aller.

On me dit qu’il est très pieux, qu’il jeûne tous les jours, sauf les jours de fête, qu’il passe son temps en prières, toujours plongé dans les livres saints.

Les voitures passent, les camions, vers le Nord. Un convoi de 5 ou 6 semi-remorques, chargés de gros conteneurs blancs immaculés, frappés du sigle UN. Tiens, ils s’installent ceux-là ! Ils sont venus pour rester !

On me dit que quand il est revenu il était obèse, difforme, qu’il pouvait à peine marcher. On me dit qu’il est revenu enchaîné et que c’est moi qui ai soigné les blessures causées par les liens. On me dit que c’est son père qui est allé le chercher à Bamako, et l’a ramené au village, au cœur du pays dogon. On me dit que pendant des mois, des années, il l’a soigné, avec la médecine traditionnelle, l’a forcé à marcher et marcher encore, 5 km par jour, on me dit, du côté de Bandiagara, jusqu’à ce qu’il retrouve son corps, et sa tête. Qu’il se reconstruise, qu’il puisse vivre à nouveau. Au moins une partie de sa tête.

On me dit que quand il sort et vient te voir, dans ses amples vêtements d’étoffe dogon tissée main, armé d’un long bâton, il est toujours ronchon, exigeant. Demande un service, veut que ta femme lui serve ceci ou cela, critique toujours quelque chose, ce qui est moderne, dans la maison. Et gare si tu ne t’exécutes pas ! Il peut se fâcher et ne plus revenir pendant des mois. Mais comment refuser à ce grand aîné ? Il commande le respect.

Je lui avais fait passer mon travail sur Le Devoir de Violence. J’y reprends les plagiats de Greene et de Schwarz-Bart, plus un autre passage repris de Another Country, de Baldwin, que j’avais découvert par hasard. J’y analyse la structure du roman comme le parcours de la littérature universelle, en tout cas occidentale, du récit mythique à l’épopée, puis au roman, pour aboutir au théâtre symbolique, ou de l’absurde. J’y montrais comment les « plagiats » réécrivent les textes, les déconstruisent pour en faire ressortir la vérité, qu’ils ne sont pas copie mais lecture et re-création. J’avais intitulé mon travail L’Intertextualité dans « Le Devoir de Violence », comme on disait en ces temps de sémiotique.

Il y a deux fous dans ce quartier de Sévaré. L’un, jeune et nu sauf d’un pantalon en lambeaux, va et vient le long de la route, fouille ou fourrage ça et là avec un bâton, sous notre regard indifférent, tout au long du jour. Il ne s’approchera pas pour le thé, on ne lui en proposera pas non plus. L’autre est plus âgé, vêtu strictement en veston élimé, une serviette noire sous le bras, look instit rigoureux. Il suivra précisément, les deux jours, le rituel qu’on m’avait décrit d’avance. Il arrive à 11h précises, salue de loin ceux qui sommes assis autour du thé et va sous un certain arbre à peu de distance. Il pose sa serviette, balaie un petit espace, s’y plante debout, tourné vers la route, coudes au corps, mains ouvertes paumes vers le ciel. Il prie. Puis ramasse sa serviette et repart. Quotidiennement.
On me dit de Ouologuem qu’il a mauvais caractère. Souvent il frappe de son bâton. Mais il est intéressant, on me dit. Souvent dans ses conversations on ne s’aperçoit même pas qu’il est fou.

Mon guide, le frère de mon ami, qui a conseillé cette approche (on s’assoit à proximité, et on attend sa sortie pour l’aborder) est allé aux nouvelles. Il ne se sentirait pas très bien, il est en prière, pas sûr qu’il sorte de sitôt. On va manger un tiep dans un maquis proche, avant de reprendre notre attente.

On me dit que sa mère avait de l’influence sur lui. La seule, peut-être. Qu’il lui obéissait et suivait ses conseils. Quand elle est morte, il est resté près d’elle, et a refusé qu’on emmène le corps, plusieurs jours durant. Il voulait l’enterrer là. Il a fallu le subterfuge de son meilleur ami, qui l’a attiré à l’écart au prétexte de lui dire quelque chose, pour qu’on puisse retirer le cadavre et l’ensevelir. Il en veut depuis à mort à son ami. Et très souvent il va sur la tombe de sa mère, où il s’est fait construire un petit abri. Il n’est pas rare qu’il y passe la nuit.

On me dit qu’il ne veut plus entendre parler de son roman. Qu’il renie son œuvre. Il dit même que ce n’est pas moi qui ai écrit ça. Rejet d’un monde, d’une époque, d’un lui. Reconstruction autour d’une identité dogon, de la tradition, de l’authenticité. Enfermement protecteur.

On m’a dit qu’il est toujours invité aux Rencontres Etonnants Voyageurs, à Bamako. Il serait venu une fois, aurait rôdé dans les allées du Festival, et s’en serait retourné, sans parler, sans participer. Tout peut se lire, dans ce geste.

A une époque où la doxa négro- et pan-africaine imposait l’immanence d’une âme noire, et la vision d’une Afrique idéale que serait venue corrompre et détruire un extérieur colonisant, Ouologuem a dit des sociétés africaines de classes, où des aristocraties imposaient leur domination et exploitaient des masses qui travaillaient pour elles, souvent esclaves. En bref, des sociétés comme les autres. Humaines, trop humaines. 

Ouologuem a dit que ces aristocraties avaient réussi à sortir souvent presque indemnes de la colonisation, se jouant parfois du colonisateur, et, s’étant refait une virginité, se retrouvaient avec un pouvoir intact de manipulation dans les nouveaux jeunes Etats d’après 1960. Ainsi les victimes sont moins les Africains que, en Afrique comme ailleurs et toujours, la « négraille », et celle-ci, aurait dit Jean Genêt, n’a pas forcément de couleur.

C’était prendre à contre-pied toute l’intelligentsia noire d’alors, invalider tout leur discours, leur ôter leur gagne-pain. On m’a dit, à Bamako, la haine qu’avait exprimé pour Ouologuem la veuve d’un des plus grands romanciers africains de l’époque, qui n’avait pas de mots assez durs pour dénoncer le traître et le vendu. Des années après, des paroles toujours assassines. Ouologuem avait été si seul alors, à tenir un discours contre cette bien-pensance. Seul, fors peut-être Kourouma, et son Soleil des Indépendances ; et Kourouma avait dû se taire pendant 20 ans avant de republier. Un discours dont on mesure aujourd’hui toute la pertinence, mais inaudible alors.

Depuis, j’ai retrouvé plusieurs autres reprises, dans Le Devoir de Violence. Internet aide bien. Du Maupassant, plusieurs. Du Flaubert. D’autres encore, de la Genèse aux Mille et Une Nuits, en passant pas des contes de Toscane. Plusieurs autres passages du roman ne peuvent pas ne pas avoir été empruntés : certaines tournures, certains détails le crient. Mais je n’ai pu identifier les origines. Internet a du bon, mais est impuissant, par exemple, lors qu’il s’agit de passages traduits. Il faudrait lancer un appel aux lecteurs polyglottes pour repérer les textes où Ouologuem est allé butiner. Car dès lors, Le Devoir de Violence devient le roman où on parle de l’Afrique dans ce qu’elle a de plus spécifique avec des matériaux de la littérature mondiale. Tour de force, défi inouï, et pied-de-nez à Senghor !

Sous les neems, l'attente, à quelques mètres du portail rouillé de sa maison
Il faut relire Le Devoir de Violence. 50 ans après, quelle analyse, quelle clairvoyance ! Ouologuem, le premier des justes, pour paraphraser le titre de Schwarz-Bart où il est allé puiser. On y parle même d’un Islam radicalisé, manipulé par des puissants qui appellent au djihad pour conserver leur pouvoir dans une société en mutation qui pourrait leur échapper. En 1968.

On me dit qu’il n’accepte, pour se soigner, que la pharmacopée traditionnelle. Qu’il n’a pas de téléphone, bien entendu, alors quand il a besoin il emprunte votre portable. On me dit qu’il demande souvent des rames de papier. C’est bien pour en faire quelque chose, non ?

Le jour commence à faiblir. Le thé jette ses derniers feux. Du bruit du côté du portail. Mon guide se lève d’un bond. Viens, c’est lui qui sort ! Je me lève aussi et suis, à quelque distance. Le portail s’est entrouvert et une grande silhouette brune, aux cheveux blancs, un bâton à la main, s’engage dans l’entrebâillement. Il m’aperçoit, et esquisse un mouvement de retrait, disparaît. Je m’arrête net. Mon guide est déjà là-bas, avec d’autres de notre groupe, et ceux qui sortaient de la maison. Ouologuem revient sur le seuil, ça discute. Je ne bouge pas et attends qu’on m’invite à m’approcher. On est venu me rejoindre. Présentations. L’un des grands jeunes gens est fils de Ouologuem. Avec des amis. On parle, je leur explique ce que je suis venu faire, le motif de ma démarche. Je leur montre la copie de mon travail sur Le Devoir de Violence. Ils feuillettent, tandis que je surveille du coin de l’œil ce qui se passe vers le portail. Comme par hasard, ils tombent sur le passage où est citée la scène d’amour torride entre Tambira et Kassoumi, reprise de Baldwin. Ils se montrent le texte, avec des coups de coudes, et gloussent. « C’est lui qui a écrit ça ? Quand on pense à tous les reproches qu’il nous fait, maintenant, à propos de rien du tout ! » Sait-il que son père a écrit sous pseudo un roman érotique, Les Mille et une Bibles du Sexe ? Entre temps la discussion vers le portail s’était achevée. Ouologuem était rentré, il avait renoncé à sa promenade – et refusé de me voir.

Je reviendrai le lendemain matin, pour attendre encore une hypothétique sortie. On me dit, au bout d’un moment, qu’il est très occupé à lire, et à dessiner des constellations. Il aura compris, ou on l’aura informé, que je fais encore le pied de grue, et ne sortira pas. Mieux vaut laisser à son univers cette intelligence foudroyée.


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire