Et si les agences de coopération, nationales ou internationales, s’étaient dispensées de
faire l’analyse des formations sociales et continuaient à croire, voyant le soleil se lever à
l’Est, qu’il tourne autour de la Terre ?
En effet, elles traitent, en Afrique notamment, avec des Etats modernes, dotés
d’administrations et de législations, tout entiers orientés en principe vers le bien commun
décidé par les majorités, et où les abus sont sanctionnés ! Et de déplorer que l’intérêt
général cède le pas aux intérêts particuliers. Que les élections pour représenter les majorités
soient trafiquées. Que les institutions ne semblent pas servir les missions qui sont les leurs.
Que les détournements soient impunis. Que les plus beaux des projets de développement
tournent en eau de boudin ou s’évaporent, malgré tous les verrous, précautions et chicanes
érigées. On ne sait plus à quel saint se vouer !
Depuis des lustres elles prennent pour argent comptant les formes institutionnelles
en place (et les Africains ont été maîtres pour revêtir leur système des formes les plus
diverses empruntées au Nord, selon qu’il plaisait à ces derniers), alors que le
fonctionnement du système, sous ces formes empruntées et revisitées, est souvent
tout autre. Longtemps les uns et les autres se sont satisfaits de ce marché de dupes, qui,
en s’en tenant à des apparences acceptables, politiquement correctes, convenait à
l’idéologie développementaliste dominante chez les bailleurs.
Beaucoup de sociétés issues des Indépendances, donc de la colonisation, sont
fondamentalement régies par un système qu’on pourrait, pour simplifier, nommer celui de la
rente prédatrice. L’accumulation de richesse ne résulte pas de la valorisation d’un capital,
mais de la captation permise par la position acquise dans les rouages de l’appareil étatique
ou dans l’accès aux rapports avec celui-ci. Le carburant du système étant d’abord les
produits bruts d’exportation, puis tous les revenus que la détention d’un pouvoir officiel peut
générer, y compris l’aide étrangère si on sait s’y prendre.
Ce système est à bien des égards à bout de souffle. L’appétit croissant des
bénéficiaires, leur concurrence exacerbée, la lassitude des populations que n’atteint plus le
ruissellement de jadis et laissées désormais à l’abandon, l’arrivée de cohortes de jeunes qui
ne voient pas d’avenir et, bien connectés supportent de moins en moins l’injustice, tout cela
le menace.
A bien des égards, l’aide internationale a permis à ce système, cahin-caha, de perdurer.
En tout cas, bien davantage, dans les pays francophones, gardés sous perfusion.
Dans les marges du système – il en a de larges, puisque toute une partie, dite informelle,
qui occupe une majorité de la population, n’est pas ou beaucoup moins dans l’aire de la
prédation – est apparue une autre dynamique, celle d’un secteur entrepreneurial privé,
fondé sur l’innovation et la technologie, la transformation et la valorisation de produits
locaux, pour un marché local ou régional. Certaines de ces entreprises, récemment ou,
peu nombreuses, depuis plus longtemps, ont pris de véritables dimensions. Parfois sans
besoin de grand capital de départ, parfois en saisissant une opportunité conjoincturelle (le
ciment pour Dangote quand le Nigeria construisait à tout va), parfois en convertissant une
accumulation prédatrice antérieure.
Pour le moment, ce secteur économique privé se développe à l’écart, le plus souvent,
des institutions, sans leur appui, voire en butte aux obstacles qu’elles lui dresse, aux
extorsions qu’elles lui font subir, aux règlementations avec lesquelles elles l’étouffent. Car
pour la Rente, l’entreprise privée est à la fois menace et proie. Cette dynamique, quoique
ralentie, entravée, s’impose progressivement. Davantage dans les pays anglophones, où
l’écroulement des Etats et de la monnaie, dans les années 90, a laissé plus d’espace au
mouvement tandis que la résistance des Etats et la stabilité du CFA a largement préservé la
capacité de nuisance de ceux-ci dans les pays francophones.
Cette dynamique est loin d’avoir gagné la partie. Pour qu’elle se développe, atteigne une
taille critique et devienne hégémonique, elle aura besoin de changements d’orientations
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politiques, d’un renouvellement des pratiques et des réglementations qui favorise son essor
au lieu de le brider. Mais le mouvement est en cours, qui semble inéluctable.
Si cette analyse est juste – à savoir que nous assistons à une phase où un système de
rente prédatrice qui a trouvé ses limites compte tenu de la vague démographique et
des mouvements citoyens est en concurrence avec un système dont la locomotive
serait l’initiative économique privée, une économie privilégiant la valorisation sur place
des productions locales pour un marché régional – alors l’aide internationale, l’APD doit-elle
faire de l’acharnement thérapeutique en nourrissant la rente par perfusion ?
Doit-on y mettre fin ?
Ou doit-on, sans plus interférer directement avec la politique africaine – ce sera aux
Africains à déterminer les modalités du changement de leurs sociétés, avec tempêtes peut
être, tangage et secousses, comme il le feront –, accompagner et faciliter un mouvement
en cours, fluidifier son éclosion.
Les avenues pour ce faire sont nombreuses :
- Encourager toutes les réformes de structure susceptibles de faciliter la transformation locale et les échanges régionaux (régulation du commerce international, politique monétaire, législations intérieures, réglementations régionales, sanction des prédations).
- Financer des investissements orientés vers le développement des économies locales : voies de communication entre lieux de production et de transformation, et non plus à l’export, accès aux nouvelles technologies, à l’énergie, outre l’éducation et la santé.
- Aider en finançant non plus (seulement) les Etats et les institutions, mais les entreprises :
prêts, participation au capital, pépinières d’entreprises, etc.
- De l’assistance technique, oui, mais pas dans les administrations pour définir des politiques publiques : dans les entreprises privées, en personnels d’encadrement et en conseil, ou en finançant des consultants et de l’expertise, en réponse aux besoins des entrepreneurs.
Pour autant, il ne s'agit pas de béatifier le privé, qui a aussi de nombreux travers. Son
arrivée en position de leadership ne sera pas l'avènement du paradis sur terre. Il n'en sera
pas nécessairement fini de la corruption, quoi que peut-être sous d'autres formes (rappelons
nous les scandales qui ont émaillé la 3ème république en France, pendant justement la
période de la bourgeoisie d'affaires triomphante). Il n'est pas dit du tout que les travailleurs
aient une vie plus facile. Qu'en attendant que les régulations s'imposent avec efficacité, il n'y
ait pas de fortes turbulences.
Mais l'important, c'est que le système étatico-rentier et prédateur en place, en bout de
course, ne survit que de se phagocyter lui-même ou en ayant recours à quelques derniers
expédients, lassant même ceux, les bailleurs, qui étaient sensés lui servir de partenaires au
point qu'on pouvait croire qu'ils servaient réciproquement leurs intérêts.
Bien entendu, il y a besoin d'un Etat "...pour que le secteur privé fonctionne bien." Mais de
quel Etat ? Certainement pas du type de ceux, encore nombreux en Afrique, si on veut
généraliser, qui sont largement des machineries d’extraction et de répartition de la rente dont
bien des mécanismes briment, étouffent, empêchent d’éclore les initiatives privées, les
entrepreneurs économiques locaux, petits ou gros. Ceux-ci, pour se développer, pour mettre
en place l’activité de valorisation et d’échange des produits locaux, ont besoin d’un Etat
REFORME, qui soit à son service, qui cesse de nuire pour au contraire faciliter, créer les
conditions favorables à son activité, réguler aussi, positivement.
Tout ce qui peut, d’une manière ou d’une autre, accompagner ou pousser à de telles
évolutions est bon à prendre, que cela vienne de dynamiques internes ou d’appuis externes.
Et l’APD peut, sans intrusion, jouer un rôle important dans ces processus, en révisant ses
modalités d’intervention en fonction d’analyses renouvelées.
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