dimanche 16 février 2020

L'APD dans l'impasse

Ce point de vue a été écrit quelques jours avant le 2 juillet 2019

Et si les agences de coopération, nationales ou internationales, s’étaient dispensées de faire l’analyse des formations sociales et continuaient à croire, voyant le soleil se lever à l’Est, qu’il tourne autour de la Terre ? 

En effet, elles traitent, en Afrique notamment, avec des Etats modernes, dotés d’administrations et de législations, tout entiers orientés en principe vers le bien commun décidé par les majorités, et où les abus sont sanctionnés ! Et de déplorer que l’intérêt général cède le pas aux intérêts particuliers. Que les élections pour représenter les majorités soient trafiquées. Que les institutions ne semblent pas servir les missions qui sont les leurs. Que les détournements soient impunis. Que les plus beaux des projets de développement tournent en eau de boudin ou s’évaporent, malgré tous les verrous, précautions et chicanes érigées. On ne sait plus à quel saint se vouer ! 

Depuis des lustres elles prennent pour argent comptant les formes institutionnelles en place (et les Africains ont été maîtres pour revêtir leur système des formes les plus diverses empruntées au Nord, selon qu’il plaisait à ces derniers), alors que le fonctionnement du système, sous ces formes empruntées et revisitées, est souvent tout autre. Longtemps les uns et les autres se sont satisfaits de ce marché de dupes, qui, en s’en tenant à des apparences acceptables, politiquement correctes, convenait à l’idéologie développementaliste dominante chez les bailleurs. 

Beaucoup de sociétés issues des Indépendances, donc de la colonisation, sont fondamentalement régies par un système qu’on pourrait, pour simplifier, nommer celui de la rente prédatrice. L’accumulation de richesse ne résulte pas de la valorisation d’un capital, mais de la captation permise par la position acquise dans les rouages de l’appareil étatique ou dans l’accès aux rapports avec celui-ci. Le carburant du système étant d’abord les produits bruts d’exportation, puis tous les revenus que la détention d’un pouvoir officiel peut générer, y compris l’aide étrangère si on sait s’y prendre. 

Ce système est à bien des égards à bout de souffle. L’appétit croissant des bénéficiaires, leur concurrence exacerbée, la lassitude des populations que n’atteint plus le ruissellement de jadis et laissées désormais à l’abandon, l’arrivée de cohortes de jeunes qui ne voient pas d’avenir et, bien connectés supportent de moins en moins l’injustice, tout cela le menace. 
A bien des égards, l’aide internationale a permis à ce système, cahin-caha, de perdurer. En tout cas, bien davantage, dans les pays francophones, gardés sous perfusion. 

Dans les marges du système – il en a de larges, puisque toute une partie, dite informelle, qui occupe une majorité de la population, n’est pas ou beaucoup moins dans l’aire de la prédation – est apparue une autre dynamique, celle d’un secteur entrepreneurial privé, fondé sur l’innovation et la technologie, la transformation et la valorisation de produits locaux, pour un marché local ou régional. Certaines de ces entreprises, récemment ou, peu nombreuses, depuis plus longtemps, ont pris de véritables dimensions. Parfois sans besoin de grand capital de départ, parfois en saisissant une opportunité conjoincturelle (le ciment pour Dangote quand le Nigeria construisait à tout va), parfois en convertissant une accumulation prédatrice antérieure. 

Pour le moment, ce secteur économique privé se développe à l’écart, le plus souvent, des institutions, sans leur appui, voire en butte aux obstacles qu’elles lui dresse, aux extorsions qu’elles lui font subir, aux règlementations avec lesquelles elles l’étouffent. Car pour la Rente, l’entreprise privée est à la fois menace et proie. Cette dynamique, quoique ralentie, entravée, s’impose progressivement. Davantage dans les pays anglophones, où l’écroulement des Etats et de la monnaie, dans les années 90, a laissé plus d’espace au mouvement tandis que la résistance des Etats et la stabilité du CFA a largement préservé la capacité de nuisance de ceux-ci dans les pays francophones. 

Cette dynamique est loin d’avoir gagné la partie. Pour qu’elle se développe, atteigne une taille critique et devienne hégémonique, elle aura besoin de changements d’orientations 2 politiques, d’un renouvellement des pratiques et des réglementations qui favorise son essor au lieu de le brider. Mais le mouvement est en cours, qui semble inéluctable. 

Si cette analyse est juste – à savoir que nous assistons à une phase où un système de rente prédatrice qui a trouvé ses limites compte tenu de la vague démographique et des mouvements citoyens est en concurrence avec un système dont la locomotive serait l’initiative économique privée, une économie privilégiant la valorisation sur place des productions locales pour un marché régional – alors l’aide internationale, l’APD doit-elle faire de l’acharnement thérapeutique en nourrissant la rente par perfusion ? 

Doit-on y mettre fin ? 

Ou doit-on, sans plus interférer directement avec la politique africaine – ce sera aux Africains à déterminer les modalités du changement de leurs sociétés, avec tempêtes peut être, tangage et secousses, comme il le feront –, accompagner et faciliter un mouvement en cours, fluidifier son éclosion. 

Les avenues pour ce faire sont nombreuses : 
  • Encourager toutes les réformes de structure susceptibles de faciliter la transformation locale et les échanges régionaux (régulation du commerce international, politique monétaire, législations intérieures, réglementations régionales, sanction des prédations).
  • Financer des investissements orientés vers le développement des économies locales : voies de communication entre lieux de production et de transformation, et non plus à l’export, accès aux nouvelles technologies, à l’énergie, outre l’éducation et la santé.
  • Aider en finançant non plus (seulement) les Etats et les institutions, mais les entreprises : prêts, participation au capital, pépinières d’entreprises, etc.
     
  • De l’assistance technique, oui, mais pas dans les administrations pour définir des politiques publiques : dans les entreprises privées, en personnels d’encadrement et en conseil, ou en finançant des consultants et de l’expertise, en réponse aux besoins des entrepreneurs. 

Pour autant, il ne s'agit pas de béatifier le privé, qui a aussi de nombreux travers. Son arrivée en position de leadership ne sera pas l'avènement du paradis sur terre. Il n'en sera pas nécessairement fini de la corruption, quoi que peut-être sous d'autres formes (rappelons nous les scandales qui ont émaillé la 3ème république en France, pendant justement la période de la bourgeoisie d'affaires triomphante). Il n'est pas dit du tout que les travailleurs aient une vie plus facile. Qu'en attendant que les régulations s'imposent avec efficacité, il n'y ait pas de fortes turbulences. 

Mais l'important, c'est que le système étatico-rentier et prédateur en place, en bout de course, ne survit que de se phagocyter lui-même ou en ayant recours à quelques derniers expédients, lassant même ceux, les bailleurs, qui étaient sensés lui servir de partenaires au point qu'on pouvait croire qu'ils servaient réciproquement leurs intérêts. 

Bien entendu, il y a besoin d'un Etat "...pour que le secteur privé fonctionne bien." Mais de quel Etat ? Certainement pas du type de ceux, encore nombreux en Afrique, si on veut généraliser, qui sont largement des machineries d’extraction et de répartition de la rente dont bien des mécanismes briment, étouffent, empêchent d’éclore les initiatives privées, les entrepreneurs économiques locaux, petits ou gros. Ceux-ci, pour se développer, pour mettre en place l’activité de valorisation et d’échange des produits locaux, ont besoin d’un Etat REFORME, qui soit à son service, qui cesse de nuire pour au contraire faciliter, créer les conditions favorables à son activité, réguler aussi, positivement. 

Tout ce qui peut, d’une manière ou d’une autre, accompagner ou pousser à de telles évolutions est bon à prendre, que cela vienne de dynamiques internes ou d’appuis externes. Et l’APD peut, sans intrusion, jouer un rôle important dans ces processus, en révisant ses modalités d’intervention en fonction d’analyses renouvelées. 

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