mercredi 19 février 2020

SUITE de « La guerre au Sahel ne peut être gagnée par une force occidentale »

Serge Michailof* m'a fait l'amitié et l'honneur de cette réponse à mon article précédent :

Cher Joël
Chers collègues et amis
Cher Joël ton mel et surtout l'article de ton blog mettent le doigt sur plusieurs faiblesses de notre papier du Monde (« La guerre au Sahel ne peut être gagnée par une force occidentale ») que je reconnais bien volontiers et dont nous étions conscients. Le problème est toujours que les contraintes d'un tel papier qui doit tenir en 6500 signes permettent rarement d'aller au fond des choses ce qui est évidemment regrettable.
En gros tu nous fait part de deux principales critiques:
1) Nos propositions n'ont aucune accroche politique et restent donc incantatoires. Elles ne précisent aucunement le type d'alliance politique qui permettrait au Sahel leur mise en œuvre concrète. Sur ce plan tu as parfaitement raison et à la réflexion nous aurions dû couper un peu notre papier pour à la fois respecter la contrainte des 6500 signes et pouvoir développer en quelques lignes l'argumentation que tu explicite dans ton blog et qui peut se résumer en une réponse à la question:  quelles forces politiques et quel type d'alliance pour mettre en œuvre la politique que nous suggérons ? Sur ce plan je trouve que les paragraphes que tu développes dans ton blog sont excellents et résument bien ce que nous aurions dû ajouter à notre papier pour "l'accrocher" à une réalité politique concrète.
2) Notre phrase sur la possibilité technique de nettoyer les écuries d'Augias et de construire ou reconstruire en quelques années le cœur régalien d'un appareil d’État fonctionnel te semblent également incantatoires. Là je voudrais te dire que je ne partage pas ton scepticisme et que je m'appuie pour cela sur mon expérience de 12 ans de consultation sur ces questions dans les géographies les plus difficiles et auprès des pays les plus déstructurés de la planète. Je ne dis pas que c'est facile. Je dis simplement que c'est possible. Deux anciens Premier ministres avec lesquels j'ai longuement travaillé sur cette question pourront d'ailleurs en attester : Tertius Zongo  du Burkina et Matata Mapon de RDC que je me permets de mettre en copie.
Au plan technique je voudrais ici te renvoyer à une note que j'avais rédigée sur cette question et qui a été publiée par la fondation FERDI sous le titre "Le défi du renforcement des institutions publiques sahéliennes"qui explique comment il est techniquement possible dans des délais raisonnables de transformer des institutions gangrénées par le népotisme et la corruption en institutions relativement efficaces, ceci bien sur pour peu que les conditions politiques le permettent.
Je mets cette note en pièce jointe.
Je reste à ta disposition pour échanger sur ces questions qui me semblent aujourd'hui très importantes si l'on veut éviter une poursuite de la dérive actuelle au Sahel.
Bien amicalement
Serge

Et pour poursuivre l'échange : 


Bien cher Serge
Je te remercie infiniment des remarques et commentaires que tu as faits sur ma réaction à votre article paru dans Le Monde intitulé « La guerre au Sahel ne peut être gagnée par une force occidentale ». Je me réjouis très fort de voir à quel point nos réflexions convergent, et voudrais simplement ici, comme tu m’y invites, ainsi que tous nos collègues, poursuivre l’échange.

L’enjeu politique

Nous sommes d’accord, je crois : l’enjeu, dans la situation actuelle – et depuis fort longtemps, même si on l’a trop oublié, négligé ou occulté – est éminemment politique, au sens le plus profond, à savoir celui d’un changement de système, de paradigme, de mode de fonctionnement – et accessoirement de personnel. Basculement de la rente prédatrice à l’initiative privée. Changement de locomotive, de type de moteur, de carburant, voire de pilote ou au moins de mode de conduite. Peu importe le vocabulaire, je pense qu’on se rejoint. Ainsi que sur l’idée – que vous énonciez pour l’aspect sécuritaire, mais qui vaut tout autant ici – que cette mutation, seuls les Africains peuvent (doivent ?) la faire, à la façon qu’ils auront trouvée, certainement de façon différenciée selon les contextes et l’histoire de chacun.
J’aurais simplement une minime réserve quand tu parles des « types d’alliance politiques … pour mettre en œuvre la politique que nous suggérons ». Je ne te fais aucun procès d’intention, bien évidemment, mais le passé est si lourd qu’il convient de clarifier. Nous sommes ici, les uns et les autres, dans des positionnements différents : nos collègues et ami(e)s Africain(e)s qui sont les acteurs de ces bouleversements, qui sont parties prenantes, qui pour le coup entrent en alliances, définissent des stratégies, interviennent ou pas, selon ; et nous, extérieurs à ces sociétés mais pas indifférents loin de là, citoyens de pays, de puissances qui à maints titres peuvent peser sur les situations africaines. Pas acteurs directs, donc pas amenés à nous impliquer dans des « alliances politiques » (au sens d’intervenir, de s’ingérer, comme cela a pu se faire) pour les raisons que l’on a dites, nous pouvons d’une part énoncer nos réflexions, partager analyses, préoccupations, suggestions avec nos amis africains qui en feront ce qu’ils voudront, et d’autre part, citoyens, éclairer nos gouvernements et nos opinions publiques pour orienter leurs modes d’intervention, réviser leurs stratégies, agir avec ce qui nous paraît être discernement et efficacité, déterminer à qui apporter aide et donner des moyens d’action (une autre façon d’entendre « alliance »). J’y reviendrai.

« Nettoyer les écuries d’Augias » est-il possible ?

Je dois m’être fait mal comprendre si tu m’as trouvé négatif sur la possibilité « de construire ou reconstruire en quelques années le cœur régalien d'un appareil d’État fonctionnel ». Je le crois possible, je le souhaite de tout cœur, et existent, comme tu le dis, des forces susceptibles de le faire. La question, on vient de le souligner, est bien moins technique que politique. Et il ne faut pas, sauf à faire du « wishful thinking », se cacher les difficultés et obstacles. Les principaux que je vois :
1. Pour le moment, les dynamiques nouvelles s’expriment dans le champ économique, avec les efforts des petits entrepreneurs qui tentent d’émerger malgré les obstacles, développant des stratégies de ruse et d’évitement. C’est parcellaire et peu cohérent. On voit peu de convergences, de structuration autour de revendications ou d’apparition de mouvements. Pas de traduction, apparemment, en termes politiques de ces dynamiques. Ou alors éclatées, dispersées. Isolées.
L’exemple le plus en pointe que je connaisse est au Mali, est au Mali, avec le mouvement qui mobilise les jeunes contre la corruption, l’action du patronat pour susciter des réformes économiques favorables à l’entreprise, la dénonciation de la prédation comme antagoniste de la création d’emploi et d’avenir des jeunes. Et pas seulement comme dénonciation morale. Cependant,  Coulou l’a dit lui-même - et cela a été relayé dans la presse – si le PR et le PM veulent agir dans ce sens, ils sont isolés, n’ont pas vraiment d’équipes derrière eux pour mener pleinement le changement.
Donc le nécessaire investissement du champ politique par les forces du changement est loin d’être abouti. Il y faut certainement le temps. Peut-être les voies de cristallisation des dynamiques nous échappent-elles. Peut-être les Africains trouveront-ils d’autres voies que nos schémas classiques. A eux de jouer.
2. Dans un article de 1988, récemment ressorti, Vaclav Havel soulignait que « Les agitations, les grèves, les révoltes des années 80 n'ont pu déboucher sur une action méthodique, efficace, qu'à partir du moment où les intellectuels ont apporté une conception globale au mouvement, mis sur pied une stratégie d'ensemble. » Cela, à mon sens, fait cruellement défaut. Et risque d’être durable.
L’intelligentsia africaine est encore largement engluée dans l’anti-impérialisme et le néo-colonialisme, biberonnée aux théories de Samir Amin et autres, pensant l’antagonisme essentiellement Nord-Sud sans s’intéresser aux contradictions internes des sociétés sinon sous le prisme des « valets des Blancs ». Même les études, de plus en plus nombreuses et pertinentes, sur la corruption dépassent peu son approche abstraite et sa dénonciation morale pour s’intéresser à son aspect systémique, sa caractéristique propre intrinsèquement liée à un mode spécifique d’organisation sociale, antagonique du développement économique local et de la transformation endogène.
Personne pour théoriser la nécessaire libération de l’initiative privée et sa prise des commandes de la société. Même le débat sur le CFA et son remplacement par l’ECO l’a montré, qui a mis l’accent plus sur la dénonciation post-coloniale que sur la promotion d’un nouvel ordre économique, avec une monnaie non plus au service des rentiers mais des entrepreneurs. Mais peut-être verra-t-on à Lomé des avancées en ce sens.
Alors qui pour forger cette « stratégie d’ensemble », cette « conception globale » capable d’ouvrir des perspectives, de mobiliser, d’entraîner le changement ? Qui pour élaborer une vision d’avenir nouvelle et exaltante ? D’autant que – et c’est pour moi une immense tristesse – les mots de démocratie, de liberté ont été tellement galvaudés par des mascarades que nous avons soutenues que les valeurs qu’ils représentent en sont largement dévalués. Aux Africains d’inventer leur discours, d’imaginer le « software » de ce changement en cours, de proposer un modèle libre et démocratique qui leur aille. Mais il faut faire vite.
Car, et c’est selon moi le grand danger, une telle  « stratégie d’ensemble », appuyée sur une « conception globale » existent déjà, du côté de l’extrémisme religieux – et pas seulement islamiste. Une idéologie largement diffusée, qui se nourrit du pourrissement du système rentier et de l’absence d’alternative crédible et de perspectives claires. Qui pourrait très bien s’emparer de la thématique de l’initiative privée locale et rallier les entrepreneurs. N’oublions pas que la révolution khomeiniste s’est faite sur l’alliance du fondamentalisme des mollahs avec le Bazar.
3. Enfin, il y a le poids de la « communauté internationale », plus particulièrement des pays du Nord et des institutions internationales, des bailleurs, etc.
Faute d’avoir produit l’analyse de la situation, des dynamiques et des forces en présence – à nous peut-être d’argumenter et de promouvoir la nôtre – tous ces acteurs agissent sans cohérence et assez désemparés. Les financements continuent à alimenter la rente et se perdent dans les méandres de l’inefficacité. Les mesures pour y pallier aboutissent à faire d’une demande de projet une usine à gaz qui récompense la forme au détriment du fond, et de fait verrouille l’innovant. Les réglementations générales imposées ne tiennent aucun compte des contextes spécifiques. Les concurrences entre puissances ouvrent la voie à des accords qui hypothèquent l’avenir avec des dirigeants sensibles à l’intérêt pas toujours général.
Autant de facteurs qui, de fait et sans forcément visée particulière, freinent les dynamiques d’émergence et d’affirmation des forces nouvelles.

Alors « Que faire ? » (Lénine)

Avant tout, et il faut le répéter, ce seront les Africains qui FERONT. A leur façon, comme ils voudront. Pour autant, les amis extérieurs – et quand même parties prenantes  - peuvent aider au changement et donner les moyens pour contribuer à le faire advenir. De plusieurs façons.
1. D’abord, et un groupe comme le GIAf peut y contribuer largement, sur le plan des idées et de l’information. Faire avancer la réflexion, enrichir le débat, diffuser des analyses. Faire connaître les bonnes pratiques – et les mauvaises -, les initiatives, les progrès enregistrés ici ou là. Faire évoluer les représentations, gagner la bataille des idées. Pour l’instant, les dynamiques à l’œuvre n’ont pas de façon perceptible investi ce champ, pourtant essentiel – si on veut être gramscien – dans un changement social d’envergue. Cela vaut pour diffuser l’information, sensibiliser, susciter réactions et engagements en Afrique. Cela vaut pour convaincre responsables gouvernementaux et des organismes internationaux, responsables économiques et financiers qu’il est temps de réviser leur approche et stratégies.
2. Sans s’ingérer politiquement, tous ces acteurs extérieurs peuvent trouver des moyens d’orienter, de presser, pour que soient levés des obstacles à l’initiative économique privée locale, pour que le développement de celle-ci soit facilité, etc. Cela auprès des gouvernements africains (amélioration des législations, encouragement de la transparence et de la lutte contre la corruption prédatrice, entraves aux flux de capitaux « mal acquis », etc.), ou auprès des instances internationales (adaptation des règles de libre-échange, révisions des accords internationaux, protection des industries naissantes, etc.).
3. Un autre levier très important concerne l’Aide Publique au Développement, tant bi- que multilatérale. J’ai naguère, dans un papier intitulé « L’APD dans l’impasse », suggéré la révision de celle-ci et sa réorientation dans le sens d’un appui délibéré, sinon exclusif, aux nouvelles dynamiques. Cesser de faire de l’APD la perfusion de la rente à l’agonie, en faire un outil puissant de développement de l’initiative privée. A titre d’illustration, je reprends les quelques voies suggérées :
·                     Encourager toutes les réformes de structure susceptibles de faciliter la transformation locale et les échanges régionaux (régulation du commerce international, politique monétaire, législations intérieures, réglementations régionales, sanction des prédations).
·                     Financer des investissements orientés vers le développement des économies locales : voies de communication entre lieux de production et de transformation, et non plus à l’export, accès aux nouvelles technologies, à l’énergie, outre l’éducation et la santé.
·                     Aider en finançant non plus (seulement) les Etats et les institutions, mais les entreprises : prêts, participation au capital, pépinières d’entreprises, etc. 
·                     De l’assistance technique, oui, mais pas dans les administrations pour définir des politiques publiques : dans les entreprises privées, en personnels d’encadrement et en conseil, ou en finançant des consultants et de l’expertise, en réponse aux besoins des entrepreneurs. 
Ces suggestions (les spécialistes en jugeront et auront de meilleures idées) pour indiquer ce qui pourrait ainsi donner une forte impulsion au changement en cours, montrer le pari d’une nouvelle voie.
Mais il faut faire vite, et frapper fort. Pour convaincre les populations qu’une voie nouvelle s’ouvre, il ne faut pas jouer petit braquet.
C’était le sens, par exemple, d’un projet malheureusement non abouti auquel j’ai réfléchi avec le CNPM, visant à créer des emplois pour la jeunesse, tout en suscitant modernisation et dynamisation des acteurs économiques. L’entrée n’en était pas la formation de jeunes (une institution sclérosée en prend quelques dizaines, pendant quelques mois, et les lâche dans la nature avec un pécule), mais via un détour par l’appui aux maîtres-formateurs, par la dynamisation du secteur dit informel (ou de sa partie en appétence de changement), qui constitue jusqu’à 80% des emplois. Sa modernisation, son adaptation aux réalités du jour, son intégration dans une économie locale globalisée (les entreprises émergentes ont besoin d’un environnement  de productions et de services pour se développer), s’accompagneront d’un développement de l’apprentissage, lui-même rénové.
Ca ressemble à des emplois aidés ? Il y a de la déperdition possible ? Certes. Mais si les mêmes sommes partent dans la population, donnent du pouvoir d’achat en même temps que s’accroît la qualification, si la jeunesse y trouve des perspectives, est-ce plus un drame que si ces sommes sont détournées en haut lieu ?
Enfin, et pour en revenir à la sécurité, qui est à l’origine de notre échange, et en se référant cette fois à Mao, le jour où les populations accorderont leur confiance à une autorité porteuse de ces dynamiques, auront un espoir en des perspectives d’avenir, les djihadistes  seront comme des poissons hors de l’eau. Mais dans le cas contraire …

*Serge Michailof : Consultant, ancien professeur à Sciences Po, chercheur à l'IRIS, ancien directeur de la Banque mondiale et ancien directeur des opération de l'AFD, il a publié récemment "Africanistan". Je l'ai connu aussi lorsqu'il était rue Monsieur, au Cabinet de la Ministre de la Coopération.

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