mercredi 29 janvier 2020

« La guerre au Sahel ne peut être gagnée par une force occidentale »


Réaction à un bel article paru dans Le Monde 

Dans un grand jourmal du soir, d’éminents membres du GIAf, pour lesquels j’ai le plus grand respect, s’appuyant sur les idées énoncées par un autre membre dans un article précédent publié dans le même média, énoncent une parole forte dans leur titre que j’ai repris ici.
Je souscris des deux mains à l’argumentaire qui est déroulé, et à l’idée essentielle mais ô combien disruptive ! qui y est développée, à savoir que seuls les Africains peuvent résoudre la crise majeure qu’ils vivent, et qu’il est impératif de leur donner les moyens de le faire.

N'empêche, s'ils parlent d'or, on reste sur sa faim avec ce texte qui, au final, reste très largement incantatoire. En effet l'essentiel de leur conclusion tient dans cette phrase : "Cette sécurité suppose la construction du cœur de l’appareil d’Etat que constitue le système régalien de ces pays. C’est possible dans des délais raisonnables. "
Je la dis incantatoire car, fort juste, et pleine de bonnes intentions, elle soulève immédiatement une foule de questions, qui mènent à autant d’impasses.
En effet il n'y avait donc pas de coeur ? Pas de système régalien ? Et qui va (re)construire ? S'il suffisait de moraliser, de mettre de l'ordre (« nettoyer les Ecuries d'Augias »), pourquoi cela n’est-il pas advenu ? Et depuis longtemps ? Les adjurations morales n’y suffiront pas, ni la recherche (par qui ?) des hommes intègres. On s’y est épuisé des décennies durant.

Je crois qu’ici il ne faut pas se dispenser de faire l’analyse des formations sociales et cesser de croire, voyant le soleil se lever à l’Est, qu’il tourne autour de la Terre.
Depuis des lustres on prend pour argent comptant les formes institutionnelles en place (et les Africains ont été maîtres pour revêtir leur système des formes les plus diverses empruntées au Nord, selon qu’il plaisait à ces derniers), alors que le fonctionnement du système, sous ces formes empruntées et revisitées, est souvent tout autre. Longtemps les uns et les autres se sont satisfaits de ce marché de dupes, qui, en s’en tenant à des apparences acceptables, politiquement correctes, convenait à la communauté internationale qui y trouvait son compte, et à l’idéologie développementaliste dominante chez les bailleurs.
Un cœur d’appareil d’Etat en bonne et due forme peut n’être qu’un leurre si on ne se demande pas quel mode d’enrichissement il sert à générer.
Nous assistons à une phase où un système de rente prédatrice - l’accumulation de richesse n’y résulte pas de la valorisation d’un capital, mais de la captation de ressources permise par la position acquise dans les rouages de l’appareil étatique ou dans l’accès aux rapports avec celui-ci. – est à bout de souffle car il a trouvé ses limites compte tenu de la vague démographique et des mouvements citoyens.
Il est remis en question par une autre dynamique, celle d’un secteur entrepreneurial privé, fondé sur l’innovation et la technologie, la transformation et la valorisation de produits locaux, pour un marché local ou régional. Ce nouveau système, .apparu dans les marges de l’ancien qui ralentit et entrave son développement, s’impose progressivement. L’initiative économique privée, qui en est la locomotive, apparaît comme seul en mesure de relever les défis majeurs auxquels l’Afrique doit faire face, tels créer en nombre des emplois pour les jeunes, et offrir des perspectives d’avenir aux populations.
Ce qui, pour notre propos, revient à poser la question : s’il faut donner les moyens de construire le cœur d’un appareil d’Etat, à qui les donner, et pour construire quel appareil d’Etat, au service de quelle politique, et donc au service de qui ? au service du fonctionnement de quel modèle socio-économique ? Les profiteurs de la rente moribonde ou les nouvelles forces vives économiques ?

Car bien entendu, il y a besoin d'un Etat "...pour que le secteur privé fonctionne bien." Mais certainement pas du type de ceux dont bien des mécanismes briment, étouffent, empêchent d’éclore les initiatives privées des entrepreneurs économiques locaux, petits ou gros. Ceux-ci, pour se développer, pour mettre en place l’activité de valorisation et d’échange des produits locaux, ont besoin d’un Etat REFORMé, qui soit à son service, qui cesse de nuire pour au contraire faciliter, créer les conditions favorables à son activité, réguler aussi, positivement.
Dès lors, on peut sortir de l’incantation, et identifier les forces vives qui ont intérêt à la disparition des Ecuries d’Augias, et pas seulement pour des motifs moraux. Parce qu’elles ont à y gagner. Dès lors, on peut donner les moyens à ces dynamiques endogènes de se développer, de proposer des perspectives, de changer les règles, de changer éventuellement le personnel dirigeant s’il entrave. Et seuls les acteurs africains peuvent être porteurs de ces dynamiques. Les forces occidentales ne pouvant, elles, qu’accompagner le mouvement - ou sinon continuer de fait à l’entraver, à lui nuire.

En tout état de cause, le Sahel comme l’Afrique est en mutation, en transition. L’enjeu est de savoir si l’ordre nouveau dont accouchera la crise sera libre et démocratique, ou théocratique et liberticide.

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