vendredi 23 novembre 2012

Billet d'Abidjan


Bien plus crispé, cette fois, que la dernière. Sept contrôles, au milieu de la nuit, entre l’aéroport et Deux Plateaux, le sixième à l’entrée du pont Charles De Gaulle. Assez corrects, dans l’attitude, pas d’agressivité inutile – pas débonnaires pour autant – et plusieurs fois, clairement, demande d’argent. Notre refus a été sans conséquences, mais quand même.  Les attaques de commissariats par des groupes pro-Gbagbo il y a quelques temps n’y sont pas pour rien.
J’avais été impressionné l’an dernier  à la même époque, soit à peine plus de six mois après le renversement de Gbagbo. Arrivé de la même façon en pleine nuit – le charme des vols low cost -, sur le même long trajet qui traverse toute la ville, pas l’ombre d’un uniforme, de la circulation, quelques rares promeneurs attardés, retour de boîte sans doute.  Stupéfiant, pour moi qui ai vécu dans tant de pays compliqués, où les barrages étaient légion, même des mois des années après la fin des troubles.

Autre signe, la carte SIM. Pour en acheter une et avoir une ligne locale, il faut désormais être enregistré. Jusque là, rien que de normal. Sécurité oblige. Mais la conséquence : cela exige 48 heures avant mise en service par le réseau. Ca n’arrange pas pour les courts séjours. Rien de grave pour autant : on peut se procurer au marché de Treichville des cartes préenregistrées, mise en route immédiate, même pas plus chères. Le service Plus de l’informel. Et voilà l’initiative de sécurité réduite à néant. La mesure n’emmerde que les gogos, en toute inefficacité. Comme le plus souvent, on ne le dira jamais assez.
Crispation, donc, ces temps-ci. En tout cas nocturne. Dans la journée il n’y paraît pas. Hormis quelques paresseux véhicules de l’ONU qui passent nonchalants.

Dérive aussi un peu. Ouattara, la « promesse d’un avenir radieux ».  Il revient très souvent dans les programmes télé. Tantinet lourd. L’actualité liée au retour du voyage au Vatican et à la crise ministérielle. Mais aussi la préparation d’un voyage encore lointain en province. Ou d’autres sujets. Un discours pas malvenu sur la réconciliation et le pays au travail, certes, mais ça me rappelle – ô jeunesse ! – les télés d’un Eyadéma père, ou d’un Kenyatta, pour ne pas parler de celle d’Idi Amin.
Beaucoup de Ouattara donc, mais aussi beaucoup, à peine moins, de la Première Dame, Dominique Ouattara, qui se répand en fondations, actions d’appui au développement, associations  caritatives, visites aux nécessiteux ou valeureux, initiatives généreuses  dont aucune n’échappe à la sagacité des médias officiels, avant, pendant ou après. Très grande présence. Jusque dans les prises de parole d’Alassane, le mari, qui la mentionne en parlant de « la Première Dame, ma chérie ». Je crois avoir bien entendu.

Quelque dérive, je crains. On la rend, à tort ou à raison, responsable de la loi qu’ADO impose contre une levée de boucliers, la loi sur le mariage qui stipule l’égalité de l’homme et de la femme. Loin de moi l’idée que ce n’est pas une mesure juste. Mais j’ai eu de longues discussions avec mes amis, pas des obtus, de l’Abidjanais modeste,  sur ce qu’un corps social est capable d’accepter en termes de changements,  les rythmes, la cadence. Cette idée d’égalité vient battre en brèche des pratiques séculaires, une réalité plus que largement répandue, des représentations tenaces.  Mon mari reste mon mari, j’entends dire. Même si on sait, au moins depuis Visages de Femmes, le merveilleux film de Désiré Ecaré, qui date je crois des années 80, que quand c’est la femme qui a réussi et fait fortune, comme c’est souvent le cas au marché, la réalité du pouvoir dans la maison n’est pas celle qui est officiellement affichée.  Long débat. Mais ce qui craint davantage : le rejet de la mesure s’accompagne de l’incrimination de la responsable présumée, et arrive aussitôt l’image de l’étrangère, la Blanche – Dominique Ouattara est d’origine française – celle qui a mis le grappin sur son mari, qui prend le pouvoir, qui veut transformer le pays à sa guise. Marie-Antoinette n’est pas loin.
Mon sentiment, celui d’une élite dirigeante qui veut moderniser le pays, le remettre sur les rails de la croissance perdue – hourra ! -, mais dont les références, la bulle où elle vit, appartiennent à la globalisation. Une élite internationalisée, qui ne se préoccupe pas des réalités quotidiennes des gens, qu’elle ignore certainement. Qui veut réformer à marche forcée, rationnellement selon sa logique, et dont la pratique devient autoritaire.  Gare au Shah d’Iran.

Néanmoins , avant de terminer, si je parlais d’une présence forte de Ouattara à la télé, il faut souligner  que continuent à pulluler aux étalages les journaux pro-Gbagbo, avec leurs titres ravageurs, au style inimitable comme aux plus beaux jours, cette capacité à tordre le langage pour affirmer avec la plus complète mauvaise foi que le rouge est vert. Le Sophiste a trouvé son asile. Il faudra un jour qu’un linguiste analyse les ressorts de cette rhétorique. Autre signe, la présence aux devantures des librairies d’un Abobo La guerre, épais ouvrage qui relit la crise postélectorale en plaidoyer gbagboïste, dont la thèse ressassée est qu’en fait ce sont les forces françaises qui ont enlevé Gbagbo, et installé Ouattara – usurpateur – au pouvoir. Les bras continuent à m’en tomber. Quand les forces de Ouattara avaient réduit  les positions de Gbagbo à quelques arpents autour de la présidence et au quartier de Yopougon, une fois l’ensemble du pays tombé comme un fruit mur entre leurs mains, sans intervention de l’ONU ni de la France, quand la partie est ainsi jouée, hors la capacité du dernier carré à tuer encore et détruire dans une résistance aveugle, le vainqueur est établi,  qu’importe alors qui donne  l’estocade ou le coup de grâce ? Mais revenons au propos : si la propagande du gouvernement est lourde, l’opposition s’exprime, et bruyamment.
Abidjan demeure.