samedi 29 décembre 2018

KENYA BY TRAIN


Une note en 3 épisodes : SOUVENIRS, MODERNE, SÉCURITÉ *

KENYA BY TRAIN – (1) SOUVENIRS : 
L'ancien train, en gare
Il y a très longtemps, pour aller de Nairobi à Mombasa pour les vacances, avec les filles petites, on prenait le vieux train qui quittait vers 18 heures, se traînait lentement (et un train qui se traîne c’est lent) tandis que la nuit tombait, avec quelque chance de voir des animaux dans la savane avant que le groom passe avec la cloche annoncer le premier service du wagon restaurant. Comme nous étions cinq, plus Paulo qui nous accompagnait, nous prenions et occupions tout un compartiment de seconde, tout en acajou et lavabo en étain dans des wagons d’avant-guerre, alors que les compartiments duo des premières étaient en formica des 50s.
Le wagon restaurant,
sur une carte postale des années 40
Au retour du dîner (vaisselle en porcelaine et argenterie, menu invariable beef stew ou chicken curry, avec des serveurs très classe balancés par les secousses sans jamais renverser), les couchettes étaient disposées, lits impeccables, le drap ouvert en coin. Là aussi, immuable : boiled, fried or scrambled eggs, tea or coffee with toasts. Revenus repus, le compartiment avait repris son allure banquette, tandis que le train continuait à la sienne, dans une végétation qui devenait côtière, cocotiers partout, habitation de plus en plus dense, à l’approche de Mombasa où on finissait par s’arrêter, vers les 8 heures du matin. Pas vraiment rapide, mais un charme fou, Out of Africa, et l’économie d’une nuit d’hôtel avec une belle journée qui commençait.
Ce qui était secousse devenait bercement, on ne s’apercevait pas des arrêts, de l’attente pour laisser passer le train qui faisait l’autre sens, le jour était levé quand on ouvrait l’œil, à peine prêts quand la cloche parcourait à nouveau le couloir, pour le petit déjeuner cette fois.
Hélas, tout cela s’est déglingué vers la fin des années 80, avec le reste des compagnies publiques, le service passagers a été interrompu, place à l’avion pour qui pouvait, et aux bus qui se sont substitués, efficaces, mais le charme en moins.

KENYA BY TRAIN – (2) MODERNE : Les bus, c’était bien, mais pour parcourir les 450 km d’une route défoncée plus souvent qu’à son tour, ça prenait souvent plus de 10 heures d’embouteillages et de cahots dans les nids de poule ou hors chaussée, quand un camion s’était renversé et bloquait la voie.
Depuis bientôt deux ans, tout a changé avec l’ouverture du Madaraka Express, qui roule sur la toute nouvelle voie aux normes internationales (la Standard Gauge Railway, SGR) nouvellement construite avec force ouvrages d’art par les Chinois, en parallèle de la vieille voie ferré étroite de la fin XIXe, qui a été à l’origine de la création du Kenya. Une seule voie, ce SGR, faut encore que les trains se croisent à une station, mais c’est une belle infrastructure. En moins de 5 heures, les 450 km de Nairobi à Mombasa sont couverts. Deux trains de passagers par jour pour le moment, un direct l’après-midi, un omnibus le matin qui s’arrête à une dizaine de gares sur le parcours, autant de foyers de développement possible dans les prochaines années.


Pas vraiment le grand confort, les wagons (je parle des secondes). Des banquettes droites, raides, dures, à peine rembourrées, pour trois d’un côté, pour deux de l’autre, avec vis-à-vis. Une centaine de passagers par wagon. Mais c’est clair et très propre, quelqu’un régulièrement passe la pièce par terre**. Après le départ, un autre préposé vient ranger les porte-bagages au-dessus des sièges, fait de la place, veille à ce qu’aucune sangle de sac ne pende. Pendant le voyage, un charriot avec boissons et snacks. C’est bon enfant, populaire, sympathique. L’occasion de côtoyer une tranche de la société kényane dans sa diversité, sa vie quotidienne.

Tout ça pour un peu plus de 12€, moins que le bus, bien moins que l’avion bien entendu.
Le Terminal de Nairobi
Aux gares, des préposés en bel uniforme sont quasi au garde-à-vous le long des quais. Parmi lesquels quelques Chinois qui visiblement supervisent.

... et celui de Mombasa
Le plus étonnant, ce sont justement les gares, aux deux terminaux. Construites à l’écart, aux confins de la ville, gigantesques, phénoménales, plus vastes que des halls de grands aéroports. C’est beau, spacieux, escalators, bonne circulation. Mais un style froid, un peu spatial, du mao-contemporain. Chinois. Pas une boutique, rien de chaleureux, clean et aseptisé, mais réussi dans le genre Odyssée de l’Espace, quand on ne va qu’à Mombasa ou Nairobi.
Reste que cette nouvelle ligne, quand elle sera pleinement utilisée, et bien managée, est un formidable investissement – pas un cadeau, loin de là – et peut devenir un formidable accélérateur de développement.

Une amertume demeure : pourquoi faut-il que ce soient des Chinois qui réalisent ce genre de truc ?

KENYA BY TRAIN (3) : SECURITE. Le Kenya a eu son lot d’attaques terroristes, et depuis longtemps. Ça a commencé – je parle des plus remarquables, internationalement médiatisées – par le camion qui a failli faire sauter l’Ambassade des USA, et laissé plusieurs centaines de morts Kenyans. Puis après l’attaque d’un hôtel israélien sur la Côte et l’échec d’une roquette contre un avion à l’atterrissage, ce fut la prise d’otages du centre commercial de West Gate, le massacre des étudiants à Garissa, … pour ne citer que ceux-là.
Depuis, fouilles de sacs et détecteurs assez systématiques aux entrées des bâtiments publics, des supermarchés, de certains magasins et restaurants, etc. Aux gares du Madaraka Express, c’est plutôt impressionnant.
La tente aux chiens
renifleurs
L’accès aux grands parkings est déjà surveillé. Malle ouverte, coup d’œil à l’intérieur des véhicules. On en sort donc ensuite pour se diriger vers la gare. Mais avant, une grande tente, très allongée. Des militaires font signe de s’y diriger. Au milieu, sur toute sa longueur, un plateau de bois à 30cm du sol. Les voyageurs sont invités à y aligner leurs bagages et sacs à dos, et à se tenir debout en face, à deux mètres environ, bien alignés aussi. Quand le rang est plein, un.e militaire (il y a une bonne partie de femmes) promène un chien qui renifle chaque bagage, passe vite ou s’attarde, jusqu’à ce qu’il arrive au bout. Permission est alors donnée de récupérer ses affaires, et de sortir. Pendant ce temps, la rangée en face s’était remplie, et le ballet peut continuer. Mais avant de sortir, les bagages passent au scanner, un côté hommes, un côté femmes, car on vous promène aussi un détecteur, avant de partir.

Vous voilà arrivés aux grilles de la gare. Vérification des papiers d’identité, puis encore une fois avant de pénétrer dans le bâtiment, avec le billet cette fois, pour établir la conformité. Fini ? non, il y a encore un scanner pour les bagages et tous objets métalliques avant d’accéder aux escalators qui mènent aux étages d’attente et aux quais.
C’est un peu lourd, exagéré. Mais quand on pense qu’on accède aux TGV comme à des moulins, n’y a-t-il pas un moyen terme raisonnable ?  

J'aurais bien mis des liens pour vous y renvoyer directement, mais je ne sais pas faire ici, sur ce blog-là. Je n'y connais pas la petite formule magique qui renvoie à une balise judicieusement placée.  Tout conseil avisé est bienvenu.
** ou serpillère, wassingue, selon les variations régionales. Ici, version marseillaise. Même si en fait, pour être très exact, il s'agit d'un mop très anglo-saxon.

vendredi 9 novembre 2018

"Accueillir largement, expulser résolument"

Ainsi pourrait s'énoncer une politique progressiste de l'immigration.

Les quelques idées énoncées ici, sommairement, ont été développées dans une autre note de blog, que vous pourrez lire en suivant ce lien.

Préambule :       De quoi sera faite la honte de demain
La mort des migrants – en mer ou en chemin – sera demain une honte comme l’esclavage ou l’holocauste. La mort n’arrête pas le migrant. Comment sortir, à gauche ou avec progressisme, du dilemme : fermeture/portes grandes ouvertes ?. 5

Avant-propos :    Faire des migrants des atouts pour le pays.
D’abord, il est impératif de prendre en charge dignement les arrivants. Statuer rapidement sur leurs demandes et appliquer les décisions. Trouver la bonne manière de les accueillir, selon une hospitalité attentive et adaptée, avec un personnel formé à ces modalités. Faciliter leur insertion dans la vie de la société. Autant d’objectifs que pouvoirs publics et associations doivent se donner ensemble.

Idée 1 :      Barrage contre le Pacifique, rien n’empêche. 5
La réponse de l’Europe : s’enfermer. On rejette ainsi les voyageurs de bonne foi. Cela n’empêche pas les entrées, qui forcent la porte par tous les moyens. La souffrance, le danger, la mort ne découragent pas. 5

Idée 2 :      Une politique contre-productive. 6
C’est inefficace et contre-productif. On rejette les « bien intentionnés », et les autres passent quand même. Cela crée du ressentiment chez tous, qui se sentent rejetés, victimes d’injustice. Cela crée de la haine, dans notre arrière-cour, et même chez nous. Cela favorise l’immigration clandestine : qui a la chance de passer reste, l’occasion ne se représentera plus. La politique actuelle est un échec complet. Que faire d’autre pour TARIR les flux ?.. 6

Idée 3 :      L’appel de « Là-bas ». 7
On ne peut, d’évidence, accueillir tous les candidats à l’immigration. Ils sont millions. Le déséquilibre des niveaux de développement en est la cause. Mais en attendant que les pays du Sud émergent (il faut les y aider), il faut trouver des pis aller, des solutions transitoires, les moins injustes possibles, reposant sur des règles claires qui fassent la part à l’humain. 7

Idée 4 :      Régulariser ?.. 9
On se focalise sur le clandestin. Pour en faire une victime – ou un bouc émissaire. Mais c’est s’enfermer dans un dilemme insoluble. Etre clandestin est dur à vivre, dans la précarité permanente, mais c’est aussi s’être mis dans l’illégalité. Immigrer clandestinement n’est pas un crime – on ne peut en tenir rigueur moralement aux individus – mais une société doit faire respecter les lois qu’elle s’est données. 9
De plus, les clandestins posent des questions sociales, à leur corps défendant. Tantôt ils pèsent lourdement sur les réguliers qui les entretiennent, dont ils rendent difficile l’intégration. Tantôt ils sont mis en servitude par ces derniers, qui profitent de leur fragilité. Les deux situations sont inacceptables socialement et humainement. Contraire à des valeurs progressistes. 9

Idée 5 :      D’une vraie solidarité. 10
Si les clandestins peuvent mériter une bienveillance humaine à titre individuel, la solidarité à leur égard ne peut être érigée en politique, car elle est partielle, et inadéquate. (1) La clandestinité génère des situations inacceptables. (2) La régularisation massive ne fait pas cesser la clandestinité, elle constitue au contraire un encouragement à émigrer. (3) On a ses clandestins comme on avait ses pauvres : charité de dames-patronnesses. (4) On ne s’émeut que de ceux qui viennent mourir sous nos yeux : pure sensiblerie. (5) On donne la prime aux risque-tout et aux meilleurs tricheurs, ceux qui sont passés. (6) On ignore ceux qui voudraient venir, et qu’on rejette en masse. DONC, c’est le contraire d’une solidarité avec les populations du Sud. 10

Idée 6 :      L’Afrique, notre arrière-cour. 12
L’Afrique n’est pas un continent étranger. Nous sommes inextricablement liés. A travers nos citoyens qui en sont originaires, à travers les immigrés en situation régulière qui résident chez nous, à travers les clandestins, à travers les populations qui l’habitent, dont les représentations, les imaginaires sont pétris, à notre égard, d’un affect complexe résultat d’une longue histoire. Il est très imprudent de se faire des ennemis. Les attentes à notre égard sont nombreuses, parfois faites d’illusions, ou fantasmatiques, impossibles, dans leur globalité, souvent, à satisfaire. Mais que la désillusion, inévitable, arrive avec un ressenti de mépris, d’indifférence, d’incompréhension, d’humiliation, alors l’hostilité, la haine surgissent naturellement. Or, notre politique migratoire actuelle est une machine à produire ce processus. 12

Idée 7 :      Accueillir largement 13
Quelle pire marque d’hostilité, quelle pire humiliation que de se faire fermer la porte par celui à qui on veut rendre visite, avec qui on se sent un rapport étroit ? Il faut ouvrir les portes, donner des visas, accueillir ceux qui veulent venir nous voir, voir à quoi ressemble l’Europe, ces nouvelles couches moyennes qui veulent dépenser et profiter. Ceux qui veulent visiter leur famille. Mais aussi attirer ceux qui veulent étudier, se former, si on veut avoir encore quelque rayonnement à l’avenir. 13

Idée 8 :      Former les élites : la vie après les études. 14
C’est un enjeu d’avenir majeur : former les élites des pays en développement. Pas seulement pour les études, mais aussi pour les débuts professionnels. L’avenir de l’Afrique se fera avec les Africains qui seront partis ailleurs, qui seront revenus avec de l’expérience, une connaissance du travail, du management, et de l’activité économique. Mais aussi avec des réseaux, des technicités, des attachements. Les laisser partir ailleurs, c’est se priver d’avenir. DONC (1), favoriser les visas d’étude, (2) favoriser les périodes de travail en entreprises, (3) favoriser les retours pour aller exercer au pays, avec la garantie de retour possible en cas de déboire. 14

Idée 9 :      Expulser résolument 15
Mais cet accueil, très large, doit être réglementé et contrôlé. Les autorisations de séjour sur le territoire sont limitées dans le temps, et cette limite doit être respectée. Tout dépassement doit être sanctionné par l’expulsion. Sans état d’âme. Cela doit être expliqué dès avant aux intéressés, ainsi qu’à l’opinion. L’objectif est (1) de faire respecter la loi – ce qui est une demande populaire forte, et (2) de rendre vaine l’immigration irrégulière, et ainsi en tarir le flux : on ne dépense pas des fortunes, on ne risque pas la mort pour un projet inutile. 15

Idée 10 :        Une immigration choisie, et non subie. 16
Les flux migratoires ne doivent plus être subis, mais acceptés et contrôlés. L’expression « immigration choisie » a été détournée, accolée à une mauvaise politique. Il faut lui redonner un contenu positif, fait de valeurs de solidarité, de légalité républicaine, de justice aussi en donnant leur chance aux gens de bonne foi, et non plus aux fraudeurs et risque-tout. Le clandestin ne doit plus être une victime, mais quelqu’un qui n’a pas tenu ses engagements. 16

Idée 11 :        Modalités pratiques : le coût 17
Expulser un clandestin coûte très cher. Pour financer cette politique, il faut à la fois générer des moyens, et dissuader la clandestinité. (1) Créer un fonds, alimenté par exemple par une augmentation des visas, une taxe minime sur les billets d’avion, etc. (2) Exiger des personnes constituant un « risque migratoire » (actuellement rejetés) un dépôt de garantie, restitué lors du retour dans les temps. 17

Idée 12 :        Modalités pratiques : la mise en œuvre. 18
La mise en œuvre de ces dispositions ne poserait pas de problème particulier à nos Consulats. En France, les procédures actuelles datent, et sont inadaptées à l’évolution du problème. Le contrôle des mouvements migratoires devrait être confié à un ministère spécifique : leur bonne gestion n’est pas une affaire de police mais de gestion d’une ressource pour le pays. Parallèlement, pour traiter rapidement les infractions au droit de séjour, on pourrait créer des instances de jugement spécifiques, qui déchargeraient les tribunaux et accéléreraient les expulsions. 18

La question des réfugiés  19


Idée 13 :        PREAMBULE
Poser des principes : lorsqu’une crise grave éclate dans un pays (1) les populations victimes qui tentent de la fuir doivent bénéficier de solidarité ; (2) ce ne doit pas être un fardeau pour les pays limitrophes où les populations affluent ; (3) ce ne doit pas être une aubaine pour une migration « rêvée ». 19

Idée 14 :        Distinguer : exilé, réfugié, migrant 21
L’exilé est un individu qui ne peut rentrer dans son pays car il y est personnellement menacé. Le réfugié a fui en masse une situation de crise, en attendant qu’elle se résolve. Il est dans un groupe, il est traité collectivement, souvent dans des camps organisés par des instances internationales. S’il dépose, à titre individuel, une demande d’asile qui est approuvée, il est alors accueilli dans un autre pays où il bénéficie du statut de réfugié. Sa condition n’est alors pas différente de celle de l’exilé. Le migrant quitte son pays sur décision individuelle sans menace autre que l’impossibilité ressentie à s’y accomplir, ou à répondre aux attentes des siens. 21

Idée 15 :        Répondre aux demandes d’asile. 22
Il faut poursuivre la tradition française de générosité d’accueil, mais avec discernement. L’octroi du statut de réfugié aux demandeurs d’asile parvenus sur le territoire français doit se faire (1) avec rigueur, lorsque la menace subie est avérée et (2) avec rapidité, pour éviter de créer des situations de fait. Il peut aussi relever du tribunal spécialisé mentionné précédemment. Mais il faut peut-être accroître très sensiblement l’asile accordé aux demandeurs placés en camps de réfugiés. Une façon d’avoir une immigration large et choisie. 22

Idée 16 :        Une réponse internationale aux situations de crise. 23
Les populations de réfugiés, générés par les situations de crise, relèvent d’un traitement international, à travers des instances multilatérales opérant en coordination avec les pays voisins ou proches des foyers de crise. C’est la vocation d’un UNHCR qui serait réformé, dé-bureaucratisé, apte à répondre à l’urgence comme à gérer le devenir de ces populations à moyen terme. Dans l’attente, l’Union Européenne peut aussi, collectivement, prendre sa part, voire se montrer pionnière. 23

Idée 17 :        Les migrants, en conclusion.. 24
Les réfugiés sont dans des situations transitoires. A terme, la plupart retourneront chez eux. Certains auront été accueillis dans un pays avec statut de réfugié, ou essaieront de migrer. Ainsi, dans tous les cas, l’axe d’une politique audacieuse, responsable, généreuse et durable, tient dans les deux termes indissociables : « Accueillir largement, expulser résolument », une politique fondée sur des valeurs d’ouverture, de justice, mais aussi de rigueur et de respect des engagements. 24

mardi 6 novembre 2018

Aide publique au développement : OSER LE PRIVE


Ma réaction à une lettre ouverte (que l'on trouvera plus bas) au Directeur de l'Agence Française pour le Développement.


Par le titre alléché, je me suis précipité dans la lecture de cette lettre ouverte, où la vivacité de la harangue ne cède en rien à l’acuité des observations. Que voilà une charge, sabre au clair, contre les lourdeurs bureaucratiques d’un organisme dont les attributions plus récentes requièrent une réactivité à des situations de crise qui n’est pas forcément nécessaire quand il s’agit de dossiers d’infrastructures, le métier d’origine, et la culture de base de l’AFD. Peut-être n’a-t-elle pas assez su adopter, pour ses missions d’opérateur de projets de développement, la vélocité par elles requise. L’analyse semble au demeurant fort pertinente : les lourdeurs bien ciblées, les exigences accumulées en termes de critères d’éligibilité réduisant le cercle des partenaires aux sempiternels mêmes pointées du doigt, le décalage entre les besoins et la réalisation dénoncé. La performance n’est pas au rendez-vous de la situation des pays africains. Mais ne peut-on en dire autant des autres agences d’APD, nationales ou multinationales, voire des Fondations ? Seraient-elles exemptes des tares qui sont ici dénoncées chez l’Agence Française ? Après quelques décennies de jeux au chat et à la souris, au gendarme et au voleur, au bailleur et au bénéficiaire, ceux-là ont élevé des montagnes de précautions, ceux-ci font contorsions et danses du ventre requises pour être conformes aux exigences, au point que le gros lot va moins au bon projet qu’au bon faiseur de dossier. Il est temps en effet que tout cela se réforme.
Ce faisant, on en reste au « bousculement des procédures » - volet certes indispensable – puisque la supplique, ou le défi, porte sur le recours à d’autres prestataires, ou des prestataires d’un autre type, selon d’autres modalités, d’autres temporalités, plus aptes à la réactivité exigée par la gravité et l’urgence des situations. Mais on reste un peu sur sa faim.
Car à lire le titre « Osez le privé », on pouvait s’attendre à autre chose, portant sur des « remises en question de l’approche » de l’aide publique française au développement. C’est en effet bien dans ce cadre qu’il faudrait oser le privé. C’est-à-dire soutenir, autant que faire se peut, les entrepreneurs africains existants ou émergents, les initiatives de transformation et d’ajout de valeur aux produits locaux, de conquête et de structuration des marchés régionaux. Cela pourrait passer non par des dons (l’objectif des entreprises étant l’enrichissement privé), mais des prêts – à travers des organismes bancaires spécialisés -, des entrées au capital de jeunes pousses, le temps qu’elles se fortifient et qu’on s’en dégage, de l’apport d’expertise – l’assistance technique, bien sûr, mais cette fois non en donneuse d’ordre et édictrice de politiques publiques, mais au service du développement d’une entreprise, sous un patron et un conseil d’administration -, etc., on doit trouver d’autres formes d’appui à l’industrialisation et à la création de valeur par l’entreprenariat local. Oser le privé, c’est faire un pari, basé sur un constat raisonné. Celui que c’est le secteur privé (artisanat compris, si on se donne la peine de l’aider à se moderniser, et cela vaut aussi pour le secteur agricole) qui est créateur d’emploi, qui peut donner des perspectives d’avenir, sortir la jeunesse de l’horizon « no future ». Celui que, au contraire, le système économico-politique qui prévaut encore dans la plupart des pays, basé sur la rente prédatrice et sa redistribution sélective, où la corruption est structurelle, est à bout de souffle mais pis encore fait obstacle de mille façons à l’éclosion des initiatives entrepreneuriales, leur met des bâtons dans les roues, les tue dans l’œuf par des saignées incessantes. Ce pari, c’est celui qui découle des analyses de GIAf, celui du nécessaire besoin de changement de moteur d’une société qui ne fonctionnerait plus à la rente mais au travail productif.
Oser le privé serait donc bien un changement d’approche. Soutenir les forces vives des sociétés, au lieu de contribuer, en dépit de son plein gré, à alimenter en milliards exportables la prédation qui les mine. Ce serait aussi s’appuyer sur une diplomatie qui, sans ingérence mais partant de la même analyse, influerait pour permettre aux entreprises bourgeonnantes de s’épanouir avec un certain degré de protection au lieu d’être tuées a priori par une concurrence excessive ; qui aiderait à faire évoluer les systèmes monétaires pour qu’ils contribuent à la compétitivité des entreprises locales, au démantèlement des obstacles légaux, réglementaires, fiscaux, sécuritaires et autres, qui font obstacles au développement des entreprises. Qui accompagnerait les changements endogènes des sociétés et des institutions.
Il semble que l’aide publique au développement ne partage pas encore cette analyse, dont beaucoup de traits transparaissent dans des déclarations récentes sur la politique africaine de la France. Qu’elle n’en ait en tout cas pas tiré toutes les conséquences, et qu’on en reste encore largement au jeu de masques et de faux-semblants qui ne satisfait pas grand monde. On en fait de moins en moins tant est percé le tonneau des Danaïdes, on se replie sur santé et éducation, en espérant que là au moins il y aura quelque effet, mais là encore la déception est la règle (ne faudrait-il pas ici aussi oser le privé ?), les chiffres et pourcentages d’aide n’étant plus que des supports de communication.[1]
Alors oui, des changements profonds sont nécessaires dans l’aide publique française au développement, et donc chez ses/son opérateur/s. Oui, il lui faut faire ce pari et oser le privé en Afrique. Et, tant qu’à interpeler le directeur de l’AFD, le faire de façon plus large que seulement lui demander d’élargir l’accès à ses guichets.



[1] En ce sens, l’appel lancé ces derniers jours par une vingtaine de parlementaires de gauche et LR, qui appelle à une augmentation de l’APD en lui  donnant comme objectif de « lutter contre les inégalités », sans analyse de l’origine systémique de ces inégalités, relève du bon vieux temps, et n’aboutirait qu’à poursuivre l’alimentation de la « pompe à phynances » - cf. https://www.nouvelobs.com/politique/20181031.OBS4785/appel-pour-une-politique-de-developpement-plus-ambitieuse.html


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En Afrique, osez le privé, Monsieur le Directeur !
(lettre ouverte au Directeur de l’AFD)

Victoire ! La France va enfin « révolutionner » son aide publique au développement. C’est une très bonne nouvelle tant elle était sinistrée depuis de trop nombreuses années, la manipulation des chiffres affichés permettant de masquer la faiblesse réelle de notre engagement. Et les déclarations récentes évoquant des restructurations, des remises en question de l’approche, des bousculements de procédures, et faisant part de la décision d’affectation d’important budget supplémentaire sont censés traduire la volonté de passer à l’acte. Réjouissons-nous de cette heureuse orientation ! Toutefois, à ce stade, cela tient encore très largement du déclaratoire, car tout reste à matérialiser. Et c’est loin d’être gagné ! Les décideurs ne s’en cachent pas d’ailleurs qui évoquent que « si ces engagements crédibilisent notre action et notre parole, encore reste-t-il à inventer le nouveau logiciel d’un mode opératoire renouvelé » !
Pensez donc, dans le budget 2019, un milliard d’euros d’autorisations d’engagement supplémentaires viendront s’ajouter aux 10,4 milliards d’engagements, dont la moitié pour l’Afrique. Il s’agit là bien sûr du budget confié à l’unique maître d’œuvre de notre aide publique au développement, l’Agence Française de Développement. Et c’est justement là peut-être que les choses se compliquent !
J’ai eu l’opportunité durant ces trois dernières années de retrouver des pays africains dans lesquels j’avais beaucoup travaillé par le passé, le contexte étant alors tout autre. Il se trouve que tous ces pays sont aujourd’hui en grande difficulté, d’ordre sécuritaire, sociale et souvent même politique. C’est précisément pour réfléchir à comment améliorer les choses que j’ai été amené à m’y déplacer.
C’est ainsi que, récemment, des autorités et autres personnalités du Mali, Niger, Guinée Conakry, Guinée Bissau, Centrafrique et Comores m’ont demandé de les aider à concevoir des projets visant à renforcer la stabilité qu’elles sentaient très fragile, chacune dans leur pays respectif. Pour certains de ces Etats, avouons quand même que c’est un euphémisme !
J’ai pu alors constater l’absence totale du moindre projet réalisé concrètement sur le terrain alors qu’à Paris les décideurs avaient, nous disait-on, mobilisé en urgence son bras armé unique et tout puissant, l’Agence Française de Développement. Il y a apparemment une incapacité viscérale de l’Agence à travailler dans l’urgence. Entendons-nous bien, j’évoque les situations d’urgence, celles qui réclament des réponses rapides face à une insécurité grandissante, inquiétante, débordante, bref insupportablement dramatique pour certains partenaires. Les populations de Centrafrique savent de quoi je parle, dont les autorités ne maitrisent plus que la capitale et encore. J’évoque bien sûr l’action immédiate à mener aux Comores, pour faire face au retour de 300 migrants par semaine pour qui il faut trouver dans l’extrême urgence des réponses de réinsertion.
Je ne suis pas un expert du développement, et je ne mets pas en doute l’ampleur du travail de fond que sait faire l’AFD comme la mise en place ou la restructuration de filières majeures, les projets d’aide à une meilleure gouvernance…, j’entends juste les réflexions incessantes sur les lourdeurs administratives inhérentes à son organisation. On est pourtant là sur le temps long !
Mais c’est bien sur l’urgence que je souhaite m’étendre, en me bornant à l’Afrique, la priorité des priorités puisque la moitié de l’effort planifié est fléchée sur ce continent. Et justement dans ce cadre géographique aujourd’hui bien compliqué, qu’en est-il des situations d’urgence ?
Comme je le soulignais plus haut, aux plans structurel et technique d’abord, le constat est dramatique ! Au Mali, en Centrafrique, aux Comores, bien que de nombreuses décisions d’engagement aient été prises lors des multiples réunions de conseil de crise et autres interministérielles tenues sur ces sujets, soulignant toutes de façon constante et appuyée l’impérieuse nécessité d’agir urgemment et décidant des enveloppes budgétaires permettant de répondre, aucune action concrète n’est visible sur le terrain. En cours d’étude, paraît-il, mais aucun projet réalisé à l’horizon ! La décision politique se heurte à l’incapacité persistante de traduire en action concrète la volonté d’agir dès qu’on parle d’urgence. Et pour cause ! La manne financière nécessaire à l’action passe par un canal unique, l’AFD qui devient l’incontournable acteur en la matière, décidant de tout, action à mener, pertinence des projets, financement, rythme de déploiement… Les dossiers sont lancés, nous dit-on, mais la durée du temps d’instruction est incompatible avec les besoins que réclament ses situations d’extrême urgence, notamment en Afrique. L’Agence se réfugie derrière les sacro-saintes procédures techniques et financières à respecter. On comprend évidemment la nécessité d’agir dans un cadre maîtrisé. Mais ces procédures sont d’une inimaginable lourdeur qui pourrait inspirer l’humoriste si le sujet n’était aussi grave. Les uns le déplorent, les autres s’insurgent, tout le monde dénonce et… rien ne change, à l’exception du renforcement du pouvoir et du périmètre financier de l’Agence. Inquiétant !
Au plan décisionnel aussi il y aurait de quoi dire. La règle générale veut que ce soit l’Agence qui, en dernier ressort, décide de la concrétisation des projets à mener. Certes, on parle de concertation, de dialogue, d’association à la décision, d’appropriation même… le partenaire n’a dans la réalité pas vraiment son mot à dire. L’agent en poste informe son interlocuteur que, dans le cadre des grandes orientations fixées conjointement, telle enveloppe est accordée pour réaliser tel projet. Et si l’heureux bénéficiaire n’avait pas cette priorité en tête, peu importe, on lui rappelle les grandes thématiques retenues par son pays, et puis, c’est ça ou rien. Désolant !
Au plan de la mise en œuvre des projets enfin, le tableau n’est pas réjouissant non plus pour qui n’appartient pas à l’Agence. Le pré-carré est sacré, l’AFD considère qu’elle est seule à détenir la compétence, et détient donc le droit de décider qui doit agir sur le terrain. Des sous-traitants sélectionnés, ONG spécialisées et autres acteurs du même acabit, appartiennent au club très fermé, impénétrable, des heureux élus de l’Agence. Les sociétés privées sont bannies par principe, soupçonnées, entre autres, de pratiquer des marges bénéficiaires incompatibles avec la nature désintéressée des projets. Pire, toute velléité à
s’intéresser à ces sujets sacrés leur est interdite, leur compétence n’étant pas reconnue. Quand l’arrogance le dispute au dogmatisme. Désespérant !
Très honnêtement, qui de ceux, Africains ou autres, agissant aujourd’hui dans le cadre géographique et le domaine évoqués, ne reconnaitront pas dans ces lignes une situation maintes fois observée ! Mais qu’on ne s’y méprenne, c’est la machine AFD que je dénonce, pas ses agents. Dieu me garde de porter ici le moindre jugement sur le personnel de l’Agence. J’ai côtoyé au fil de ma carrière trop de ses experts, remarquables à tous points de vue, pour ne pas leur rendre sincèrement hommage. Alors, j’admets le côté un peu forcé de ce qui pourra apparaître au lecteur comme un billet d’humeur, c’est l’exercice qui veut ça. Je me doute aussi de ce que va me valoir cette publication, j’en prends le risque. Et comme ma nature me pousse à aller malgré tout de l’avant, je voudrais, à défaut de ne pouvoir le rencontrer, m’adresser au Directeur de l’Agence Française de Développement :
« Puisque vous avez été nommé à la tête de la puissante Agence, auréolé du prestige d’expert qualifié et de grand réformateur, raison du choix de votre nomination, Monsieur le Directeur, je vous lance le défi, en Afrique, osez le privé !
Plus concrètement, permettez-moi de vous proposer un projet précis aux Comores, régulièrement évoqué par les temps qui courent. La situation sociale y est épouvantablement difficile, autant qu’à Mayotte, notre département, où le désordre et l’insécurité insupportent à juste titre nos frères Mahorais. Nous avons là, nous Français, autant intérêt à régler les choses que les Comoriens.
Au début de cette année, pour répondre à la situation explosive dans notre département et cherchant, pour ce faire, à stabiliser aussi la situation régionale, un projet relatif à l’insertion de la jeunesse comorienne a été étudié, qui a retenu l’attention de nos autorités politiques en réunion de crise, le Service Civique d’Aide à l’Insertion. Les autorités comoriennes le réclament elles aussi avec insistance. Il s’agit d’intégrer aux institutions comoriennes un outil interministériel pour former socialement, puis professionnellement, et enfin, après un stage d’apprentissage et de cohésion sociale, pour accompagner l’insertion de 1000 jeunes Comoriens par an. Dans l’esprit, ce projet est directement inspiré du Service Militaire Adapté présent dans nos départements d’outremer. Il faut aussi savoir au passage que des projets de même nature, utilisant des modes d’action identiques, ont déjà été mis en œuvre avec succès en Afrique, financés entre autres par les bénéficiaires et des partenaires bailleurs internationaux.
A ce stade, l’Agence évalue que, dans le meilleur des cas, la société qui sera retenue pour mettre en place le Service Civique d’Aide à l’Insertion de la jeunesse des Comores ne pourra commencer à œuvrer au mieux pas avant fin 2019-début 2020, procédures obligent. Cela repousse le recrutement de la première promotion dans le meilleur des cas à la fin de l’année 2020. La situation est pourtant jugée comme prioritaire. Et bien en prenant un risque minime, chacun en jugera, je vous propose de reconsidérer ce projet et d’en faire une expérience de laboratoire. Puisque le besoin d’agir urgemment est avéré, l’aval politique donné sur le projet, sa pertinence reconnue et son ingénierie adaptée à la situation, sortons
du schéma traditionnel et procédons à une expérience test : remettons tout en question, changeons les habitudes, bousculons les procédures, bref, décidons d’agir rapidement !
D’expérience, il faut deux semaines pour déployer l’équipe d’experts sur le terrain qui sera en mesure d’accompagner les Comoriens pour la mise en place du Service Civique. Après une étude de deux mois des conditions de faisabilité, déjà largement entamée, quatre mois sont nécessaires pour préparer les centres de formation sur le terrain et former l’encadrement local du futur Service Civique. A partir de là, soit seulement un peu plus de 6 mois après le premier engagement, la première promotion est recrutée, à effectif modeste pour roder la machine. Un an après, une deuxième promotion prend la relève, à effectif complet cette fois, toujours accompagnée par notre équipe d’experts. A l’issue, soit deux ans et demie après le démarrage du projet, les Comoriens se sont totalement approprié le projet tout en ayant inséré déjà deux promotions. Ils poursuivent alors l’action de façon autonome avec la troisième promotion. L’outil est intégré dans la machine comorienne. Cela a déjà marché sur ce rythme ailleurs en Afrique.
Pour résumer, afin de répondre à une situation jugée par toutes les parties comme urgente, je vous propose, Monsieur le Directeur, de prendre le risque du secteur privé, et de tester un mode d’action tout à fait nouveau privilégiant, sans précipitation, la vitesse d’exécution, en réduisant les conditionnalités, en bousculant les procédures, en changeant les habitudes, pour tenter de réaliser le projet dans des délais acceptables. Et cela me parait compatible avec la légitime nécessité de contrôle qu’exige la dépense publique tout comme celle de la vérification du résultat obtenu sur le terrain. Le risque encouru est bien minime au regard du bénéfice espéré, qui semble surtout dépendre de la volonté de vraiment changer les choses. Nous apprendrons tous beaucoup et l’expérience contribuera certainement à trouver ce fameux nouveau logiciel d’un mode opératoire renouvelé. Et puis, au passage, Monsieur le Directeur, cela permettrait de vérifier à nouveau l’étrange pouvoir qu’attribuait déjà Pline l’Ancien au continent noir : semper aliqui novi ex Africa ! Il sortirait d’Afrique une fois encore quelque chose d’inouïe ! »