lundi 27 décembre 2010

La mosquée bleue

Le voyage retour de Nairobi, au tarif le plus bas, prévoyait une escale de huit heures à Istanbul. Jamais allé en Turquie, connais pas, que des a priori, un peu des préjugés. L’occasion de découvrir, vite fait.
L’avion avait décollé vers les deux heures du mat, après trois heures ou plus de contrôles et sudokus ; atterri sur le coup de huit heures, après le somptueux survol de la vallée du Nil. Pas frais, plutôt naze, mais à moi Byzance, Constantinople, Istanbul, la Sublime Porte.
Les embouteillages de la ville sont légendaires, mais le métro qui démarre de l’aéroport, plus le tramway en correspondance, qui permet en plus de découvrir les aspects divers de la ville, et vous voilà en rien de temps au centre historique, au cœur ottoman, Sultanhamet.
Onze heures étaient passées, à déambuler entre les ifs, les oliviers des placettes, les restes du cirque romain, l’obélisque piquée aux Egyptiens dès les premiers siècles. Le moment d’aller visiter la mosquée bleue, qui pointait déjà depuis longtemps ses fins minarets dans le bleu du ciel.
Il y avait encore le temps d’une bonne visite, avant qu’elle ne devienne inaccessible à l’heure de la prière.
Je m’insère dans la file des touristes, moyenne, le temps de lire les instructions, les bons usages à respecter, et c’est déjà ce portique, qui court le long d’un côté, où on vous munit d’un sac plastique pour y mettre vos chaussures, avant d’entrer par la porte des infidèles.
Un immense volume, où le regard se perd dans le vaste dôme, si haut, se prolonge encore sous les coupoles du pourtour. Des filins descendent des cieux pour suspendre, très bas, de grands luminaires circulaires. Leurs lampes dorent à  peine la lumière bleutée que les vitraux diffusent, tempérant l’ardeur du soleil au dehors. Chance est laissée à une certaine pénombre, propre au recueillement. Un tapis profond absorbe les pas, et l’œil se perd dans ses motifs à l’infini. L’espace est rompu par un édifice carré à colonnes, décentré, pour les dignitaires d’avant, je comprends.
Et puis une barrière de bois tourné délimite l’étendue. L’en-deçà où déambulent les visiteurs, où crépitent les appareils photos, où bruit un mélange de voix et de langues multiples, où une foule progresse, brownienne, en visite, tête en l’air ou plongée dans des guides, doigts pointés et yeux derrière les viseurs, rattachant parfois maladroitement le pagne donné à l’entrée pour dissimuler des jambes trop nues. Et au-delà, plus grand, l’espace réservé aux fidèles, qui sont quelques uns à peine, répartis mais en fait alignés, prosternés en cours de prière, ou assis les genoux repliés, dans la méditation, ou le repos, qui suit. Certains repartent, d’autres arrivent, déposent leur sac plastique aux chaussures avant de choisir une place, et debout, mains ouvertes, entament l’oraison. Silence, mouvements rares et feutrés, sérénité et recueillement.
Je suis le mouvement, mais reviens en arrière, cherche à découvrir un angle de vue derrière un pilier. Le brouhaha à peine étouffé me pèse. Tandis que la fatigue de la nuit me tombe dessus, j’ai envie de m’imprégner du lieu, de cette paix observable derrière la barrière.
J’avise, sur le côté, dans la partie accessible, sous une de ces petites coupoles du pourtour, à l’écart de la foule, un pied de colonne d’où on peut embrasser l’ensemble du sanctuaire. Comme je l’ai vu faire dans des mosquées de Lamu, je m’assois sur le tapis moelleux, mon sac et celui des chaussures posé à côté, adossé au mur, jambes repliées sous moi, et je m’abime dans la contemplation de l’architecture, dans le spectacle des orants.
Le passage de quelqu’un a dû me réveiller.
Le silence régnait, ou le bruit ouaté de déplacements discrets, de mouvements respectueux. La foule avait disparu, le groupe de fidèles s’était étoffé, c’était l’heure de la prière.
On avait d’ailleurs déplacé la barrière de bois, désormais sans utilité, et je me retrouvais assis, contre mon pilier, dans la délimitation intérieure. Un peu mal à l’aise. Incongru, déplacé, celui qui ne devrait pas, un rien blasphématoire.
Des employés sont passés et repassés, qui pour ranger dans un placard au fond de la niche le fil d’un aspirateur qu’il enroulait autour de son coude, une femme qui a encore déplacé légèrement la barrière, en hélant en sourdine son collègue. L’air de rien, je guette le regard réprobateur, ou le froncement de sourcil. Rien.
Etais-je invisible ? En tout cas indifférent, insignifiant, normal, sans encombre. On avait bien dû se rendre compte, cet individu endormi, dans la partie public en visite. On aurait pu me réveiller, pour m’aviser aimablement que l’heure était arrivée de sortir, que c’était désormais réservé aux Musulmans. Mais non.
Ils étaient de plus en plus nombreux à arriver, et à s’aligner là-bas, plus loin, pour commencer la prière, s’aidant des motifs arabesques de l’épais tapis. Cette succession bien réglée de gestes et de postures, qui m’est à présent familière pour l’avoir vue tant de fois, par les portes des mosquées de Lamu, dans les petits oratoires le long des rues et des routes du nord Nigeria, à la maison même, avec des amis en visite. Chacun débutant à son moment, les uns se courbent quand d’autres se relèvent, l’un se passe les mains sur le visage quand l’autre devant a le front au sol, tandis que plus loin on s’est déjà assis sur ses talons, comme je le suis moi-même au bas de mon pilier, à contempler cette chorégraphie décalée, où la même longue phrase gestuelle se répète en canon. Le tout dans le silence des paroles tues, dans les fors intérieurs.
Des femmes étaient venues, en groupe, s’installer bien plus près de moi, loin en arrière des hommes, elles avaient posées au pied du gros pilier leurs sacs à mains, emplettes et chaussures, et s’étaient alignées, avec leurs fichus noués sur la tête, des pardessus recouvrant leurs blouses de paysannes en plein mois de juillet. D’où pouvaient-elles venir ? D’un village d’Anatolie, et en visite dans la ville, pour prier dans la mosquée de leur grande histoire ? Ou d’une banlieue d’Istanbul où la modernité les avait fixées, et en balade aujourd’hui au centre ville ? Elles étaient joyeuses, l’œil rieur, les sourires échangés, avant de se mettre pieusement à prier.

Je suis resté ainsi longtemps, à m’imbiber de cette sérénité bleutée, à parcourir les courbes lumineuses, à suivre les calmes mouvements retenus, à écouter les interstices du silence, à me laisser pénétrer par la profondeur de l’immuable. Conscient du privilège de ce moment jubilatoire.
Puis j’ai rassemblé mes affaires, me suis levé et dirigé vers la sortie, j’ai remis mes chaussures. Le flot des touristes était là, je m’y suis fondu.
photos Geneviève Bertrand

lundi 20 décembre 2010

Laïcité menacée de hold-up

Ces jours-ci, c’était le 105ème anniversaire de la loi de 1905, celle sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Au moment même où la notion de laïcité devient un enjeu majeur, en tout cas le contenu qu’on lui donne.
Le 16 décembre aux Matins, sur France Culture, Olivier Bobineau expliquait qu’on pouvait distinguer quatre grandes conceptions de la laïcité, qui prennent toutes racine dans la loi, qui sans être contradictoires induisent des pratiques fort divergentes – et dont tout Français est peu ou prou habité. Il les a définies comme :
La laïcité d’opposition : l’Etat doit s’opposer à tout affichage public, dans les rues, de toute croyance ; elle s’attaque à la visibilité du religieux dans l’espace public. C’est la laïcité du contexte historique de 1905, où il s’agissait de lutter contre l’Eglise et son pouvoir, celle où on bouffe du curé, c’est moi qui ajoute.
La laïcité de neutralisation : la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. Article 2, alinéa 1.
La laïcité de composition : toutefois  - article 2 alinéa 2 - peuvent être inscrites au budget les dépenses relatives aux services d’aumôneries. Donc, on permet aux croyants de pratiquer leur religion dans des lieux publics mais fermés (internats, écoles, hôpitaux, armée, prisons, etc.).
La laïcité de proposition : la République assure la liberté de conscience, elle garantit le libre exercice des cultes, sous réserve de trouble à l’ordre public. C’est l’article 1 de la loi.
Actualité brûlante !
La droite dure, et Marine Le Pen s’est mise dans ce sillage, est en train de s’emparer de la notion de la laïcité, pour en faire un outil de xénophobie, de repli identitaire et d’incitation à la haine de l’étranger, assimilé à l’Islam.
Elle réinvestit la laïcité d’opposition, bien ancrée dans les consciences, qui a eu son heure de gloire quand il s’agissait de lutter contre le pouvoir du goupillon. Cette fois, on bouffe de l’imam, du voile et de la mosquée. On attaque toute visibilité du culte musulman, au nom de l’opposition à un affichage public. On orchestre la peur, les fantasmes, pour les instrumentaliser en haine, en rejet de l’autre. Et ce, fallacieusement, au nom d’une conception dévoyée des valeurs républicaines.
Il faut, d’urgence, sauver la « laïcité » des griffes de ce détournement.
Il faut lui opposer une laïcité ouverte, la seule véritablement républicaine, qui garantit la liberté et la fraternité.
Pour cela, on ne peut faire l’économie d’un discours sur l’Islam. Un discours empathique et franc, ouvert et rigoureux, serein et sans complaisance.
Il faut désamorcer les peurs, les craintes fabriquées de toutes pièces à partir d’a priori, de préjugés, de méconnaissances surtout. Qui a vécu en pays d’Islam (au pluriel) sait combien ce qui se véhicule dans l’air du temps est loin de la réalité.
Il faut relativiser, remettre en perspective, expliquer.
Il faut que nos compatriotes musulmans modérés s’expriment, et qu’ils puissent devenir audibles.
Car si la visibilité de l’identité musulmane est inévitable, indispensable, légitime, sauf à exiger des musulmans qu’ils la dissimulent comme une tare honteuse, elle a besoin, pour être largement acceptée, de davantage de lisibilité. La société dans son ensemble a besoin de mieux comprendre et se comprendre.

dimanche 12 décembre 2010

Tout est dans "cette manière"

« Celui qui aime les femmes de cette manière les aime par amour divin.
Mais celui qui ne les aime qu’à cause de l’attraction naturelle se prive de cette contemplation. L’acte sexuel sera pour lui une forme sans esprit.
Il demeure imperceptible à celui qui s’approche de son épouse ou d’une femme quelconque pour sa seule volupté, sans connaître l’objet de son désir.
Cet homme est aussi ignorant vis à vis de lui-même qu’il le serait à l’égard d’un étranger auquel il ne se serait jamais découvert. »
Encore un passage entendu aux Nouveaux chemins de la connaissance, cette fois tiré du Traité de l’Amour de d’Ibn Al'Arabi – mystique andalou du début du XIIIème. Cité dans Trésors dévoilés : Anthologie de l’Islam spirituel, de Leili Anvar.

jeudi 9 décembre 2010

Démocratie en Afrique : faut-il vraiment élire les présidents ?

Deux amis qui me sont chers sont l’un en Haïti, l’autre en Côte d’Ivoire. C’est dire si en ce moment la problématique des élections, et les élections problématiques, sont un sujet pour nous de préoccupation. Plus d’inquiétude.
L’image véhiculée est bien entendu déplorable, celle d’un continent toujours incapable d’avoir une conduite raisonnable (oui, Haïti n’est pas en Afrique, cela ne m’a pas échappé !), bref désespérant pour les bonne âmes, tel qu’en lui-même pour les moins bonnes.
La situation remet sur le tapis « la sempiternelle interrogation sur la capacité de l'Afrique à faire sienne les principes de la démocratie » comme le dit Georges N’Zambi, universitaire, dans sa Chronique d’abonnés du Monde du 05 décembre, intitulée Afrique et Démocratie : un couple antinomique ?
Et il cite, sans vraiment le houspiller cette fois, les phrases de Chirac qui, au début des années 90, avaient tant fait polémique, où il avait cru pouvoir énoncer que « En raison de cette faiblesse structurelle et en l'absence de clivages idéologiques, la démocratisation de l'Afrique ne pouvait que déboucher sur le chaos, le désordre ; un luxe que les pays africains ne pouvaient s'accorder. » Chirac prophète ?
Ouvert depuis maintenant plus de vingt ans, ce débat touche à de l’identité, atteint la profondeur des êtres, tourne largement à la théologie. Il ne saurait vraiment avancer. Peut-être est-il aussi mal posé, ou faut-il le déplacer.

Quand on parle de démocratie, il semble aller de soi que cela implique l’élection du Président au suffrage universel. C’est une évidence, un dogme, que je ne vois nulle part interroger. Donc, partout, faut des élections présidentielles.
Et à chaque fois ou presque, le scénario se retrouve : si le sortant n’est pas plébiscité, l’élection est dans le meilleur des cas sujette à caution, ou trafiquée sans vergogne, annulée et renversée ou interrompue par la force. Quand cela ne génère pas des affrontements meurtriers, voire des guerres civiles, cela installe des dictatures, ou de toute façon des rancœurs, des antagonismes, et en tout état de cause, un dégoût de la « démocratie », dans le pays comme dans ceux qui s’en sentent proches.
Les exemples pullulent. Accusation de truquage des résultats au Kenya en 2008, milliers de morts et déplacés, nettoyage ethnique grave, des mois pour arriver à un compromis sur un gouvernement d’union paralysé, qui ne gère guère que la prédation. Crise toute récente en Guinée, heureusement apparemment bien résolue, mais au prix d’une aggravation des divisions dans le pays. En 1981, en Ouganda, le détournement éhonté des résultats (à la façon Gbagbo, déjà) a permis à Obote de revenir au pouvoir, mais a aussi provoqué une guerre civile de plusieurs années jusqu’à ce que le rebelle Museveni l’emporte. Au Nigeria, alors qu’il était évident que le milliardaire Abiola allait être élu, l’armée a fait pression pour que le processus électoral soit interrompu après le premier tour, avant que son chef Abacha s’installe directement au pouvoir pour plusieurs années de dictature féroce.
Qui pense sérieusement que les Bongo et Eyadema fils, Biya, et autres sont bien élus, ou que les résultats proclamés reflètent bien l’expression des électeurs, même pour un Compaore, ou un Wade bis. (1)
A propos de ce dernier, qui a bénéficié – après combien de déboires ! – d’une alternance de haute tenue, ne fait-il pas tout à présent pour que cela ne se reproduise pas, en sa défaveur ? Au fait, ne faut-il pas aussi rappeler qu’en Côte d’Ivoire, cette alternance qui a amené en 2000 l’éternel opposant Gbagbo au pouvoir ne s’est faite qu’après un long bras de fer avec Guei qui voulait manipuler les résultats et confisquer l’élection. Bis repetita ? oui, mais à front renversés, comme quoi aussi ce n’est pas affaire d’hommes, méchants ou gentils.
On n’en sort pas, ce serait à désespérer … si on reste dans cette logique, et qu’on ne s’interroge pas sur ce qu’est une élection présidentielle, et sa nécessité.

L’élection présidentielle est-elle l’alpha et l’omega de la démocratie ?
On ne se pose même pas la question, tant cela semble évident. Je ne me souviens pas même l'avoir jamais lu ou entendu poser.
A l’époque des processus démocratiques, après le discours de Cancun, pour donner un repère familier, tout le travail institutionnel s’est fait autour du pouvoir présidentiel, et de l’élection de son titulaire.
Or, peut-il y avoir démocratie SANS que le président soit élu directement par le suffrage universel ?
Bien entendu ! Poser seulement la question, c’est faire sauter la fausse évidence.
Je passe sur les royaumes européens, où l’exécutif est dirigé, en règle générale, par le chef du parti majoritaire au Parlement, ou par une personnalité qui peut rassembler une majorité. Mais c’est le cas aussi de Républiques, comme l’Allemagne ou l’Italie. Sans parler de l’Inde, pour sortir du cercle occidental.
Qui dira que les Troisième et Quatrième républiques en France n’étaient pas des démocraties ? Avec leurs défauts, certes, mais elles ont servi, leur temps.
On m’objectera que ce sont là des démocraties parlementaires, alors que dans les pays qui nous occupent, nous avons affaire à des régimes présidentiels.
On approche là peut-être de la vraie question : la nature de l’exercice du pouvoir, et de son partage – les modalités pour y accéder n’étant que conséquence.
Je ne m’y lancerai pas ici.
Mais remarquons que même dans les démocraties à systèmes présidentiels, l’élection au suffrage universel présuppose une série de garde-fous. Elle va avec une stricte et effective séparation des pouvoirs, avec l’existence réelle de multiples contre-pouvoirs, nationaux et locaux, d’institutions de contrôle indépendantes, …
C’est le cas aux Etats-Unis (2), où les pouvoirs présidentiels sont strictement (dé)limités. Où l’alternance est coutumière, a ses règles et ses usages, …
Restons en France, puisque cela semble être encore l’horizon de nombreux constitutionnalistes, et largement aussi de la population, en Afrique, francophone tout particulièrement. Il faut se souvenir qu’en 1958, la Constitution de la 5ème république prévoyait que le Président serait élu par un vaste collège de grands électeurs (parlementaires, élus locaux). C’est De Gaulle qui, en 1962, a voulu  qu’il soit élu au suffrage universel. Et Mitterrand, à l’époque, de crier au danger de dictature !
Si la suite lui a donné tort, ce n’était pas totalement faux. Le danger ne disparaît que dans la mesure où l’organisation politique globale, équilibres, contre-pouvoirs, etc., l’empêchent de s’actualiser. Et donc ne bloquent pas l’alternance.
Mitterrand l’a vérifié quand il en a profité, en 1981. Et encore, qui, quand il l’a vécu, ne se souvient de la panique dans certains cercles dirigeants ?
L’élection présidentielle au suffrage universel requiert une démocratie apaisée, équilibrée, qui a fait l’expérience de l’alternance.
Pourquoi donc, dans tous les pays africains, à l’exception des dictatures et encore, fait-on rimer, en Occident aussi bien, démocratie et présidentielles ?

Quelle est la nature d’une élection présidentielle en Afrique
On dirait que ça leur va comme un gant, à tout le monde.
La Communauté internationale, elle y reconnaît une forme connue, elle envoie force observateurs, elle vend du savoir-faire. Elle déplore la mauvaise issue, dont elle n’est pas comptable.
Les médias, et l’opinion qui va avec. Une compétition bien identifiée, avec méchant et gentil souvent, de quoi réinvestir facilement toutes sortes d’a priori et d’imaginaires (religion, tribus) pour intéresser à des actualités étrangères un auditoire qu’on pense incapable d’entendre une situation complexe. Quand ça se termine mal, c’est tout bénef, ya de l’image et les stéréotypes en sortent bien renforcés, bien efficaces.
Les Africains ? Certainement aussi. Ils veulent être partie prenante aux choix de leurs dirigeants, c’est évident. Ils sont habités d’un désir de démocratie, et ces échecs, ces mauvais coups les meurtrissent, ou finissent par les décourager. On entend que dans la tradition et la culture africaines, la figure du chef est centrale, son rôle éminent, et donc que sa désignation – par tous – prime tout autre acte d’expression de la volonté populaire. Le reste serait insignifiant. Je ne souscris qu’avec force bémols à cette idée, et pas du tout à cette conclusion.

Ceux qui y trouvent autrement leur compte, c’est le personnel politique, à voir ce qu’ils en ont fait. A savoir un jeu de quitte ou double fatal.
Quel est en effet le sens de telles élections ?
Nous sommes, pour simplifier à l’extrême, voire caricaturer, dans des pays où, aujourd’hui encore, détenir le pouvoir, c’est détenir l’accès à la ressource. Et la possibilité d’en exclure d’autres. Je ne parle pas seulement de moyens illégaux, ou de corruption. Dans ces régimes appelés naguère néo-patrimonialistes, l’existence même du groupe gravitant autour du pouvoir, au sens large, dépend économiquement des ressources de l’Etat, directement ou indirectement, prébendes, marchés publics, positions.
Dans beaucoup de cas, perdre le pouvoir, c’est se retrouver à la rue. Voire, à la merci des adversaires d’hier qui n’hésiteront pas, comme vous l’avez fait, à vous mettre hors circuit, à vous poursuivre pour malversations réelles ou supposées jusqu’à risquer l’exil ou la prison. C’est donc humainement inconcevable.
Cela vaut pour les groupes ethniques, qui font du titulaire leur champion, puisqu’il a pu leur redistribuer peut-être un peu, et qui se voient demain en seconde zone ou même vulnérables si les autres prennent la place.
La situation est pire quand le règne qui s’achève est profondément entaché de faits plus graves, de corruption massive, d’assassinats, de crimes de guerre. C’est tout le système immunitaire qui tombe. La Roche Tarpéienne, direct ! Quelle belle âme, par respect pour la voix populaire, ne s’accrocherait pas au Capitole ?
La situation est rendue pire par la condamnation – louable – de l’impunité par la communauté internationale. L’assassinat de Jean Hélène, les massacres perpétrés par les Jeunes patriotes, la disparition d’autres journalistes : à tort ou à raison, la justice, ici et là, attend son heure. Que peut faire un Gbagbo ? où aller ? A ce titre, l’exemple d’un Charles Taylor n’est pas fait pour inspirer confiance dans des assurances qui seraient données.
Et passe Gbagbo lui-même, mais son entourage, ses soutiens les plus impliqués ? Ceux qui sont toujours les passés par profits et pertes des négociations entre chefs. Ceux qui aujourd’hui doivent le contraindre à tenir, si tant est qu’il serait tenté de lâcher, car ils savent que s’il lâche, ils sont morts !
Elire au suffrage universel le Président d’un tel type de système politique ne peut donc générer que des alternances de crise. A ma connaissance, il n’y en a eu de pacifiques que lorsque le sortant ne se représentait pas, et qu’il avait pris avec les uns et les autres les précautions nécessaires pour une dolce vita subséquente (Arap Moi au Kenya, Obasanjo au Nigeria). Si, une exception : Diouf au Sénégal. Mais Diouf est un gentleman (en toute francophonie) et qui dit gentleman dit aussi agreement. Et assurance d’une autre vie ailleurs.
Se demander, à propos de chaos post électoraux, si l’Afrique est capable de démocratie n’est donc pas la bonne façon de poser la question.
Peut-être faut-il d’une part, au fond, s’interroger sur la nature même des pouvoirs, leurs équilibres, leur répartition, bref leur caractère démocratique. Le mode de dévolution n’étant qu’un aspect de la dite démocratie.
Et à plus court terme, plus atteignable, pourquoi ne pas suggérer d’éviter ces compétitions à mort, façon gladiateurs antiques, que sont les élections présidentielles.

Bâtir les bases des démocraties en Afrique
Je ne suis pas outrecuidant au point de vouloir conseiller quoi faire. Seuls les Africains le savent, ou le trouveront eux-mêmes. Et toutes les lignes ci-dessus doivent contenir déjà, mais tant pis, leur pesant d’outrecuidance.
Cela ne m’empêchera pas cependant d’aligner encore quelques idées, de vieilles réflexions.
Sommaires, et en vrac.
D’abord, je crois profondément que la vie démocratique, et la culture qui va avec, se construit à la base, au village, au niveau du quartier, pour la gestion des affaires locales. Sans cocorico excessif, la figure du maire, et le débat politique autour des enjeux municipaux, est essentielle pour l’ancrage de la démocratie. Là, pas ou si peu de clivages ethniques, ou religieux, les divergences d’intérêts et les contradictions vont relever du politique. Encore faut-il que ces collectivités territoriales existent, disposent de ressources et de responsabilités. C’est peut-être à ce niveau que peuvent émerger de nouveaux dirigeants, des leaders, qui viendront renouveler, bousculer des clans politiques trop souvent sempiternellement cooptés (3).
Or, dans la plupart des pays, ou jusqu’à très récemment, la tendance était à tout centraliser, à tout focaliser sur le pouvoir central, sans oxygène pour la vie locale.
Une forte et effective décentralisation peut ainsi être un puissant générateur de démocratie.
De même, le débat politique peut être vif et profond pour l’élection des députés, s’il ne se résume pas à choisir le représentant du champion de cette partie du pays à la présidentielle, mais aborde d’autres enjeux. Pas simple, longue maturation, mais le jeu en vaut la peine.
Pourquoi alors ne pas envisager que la présidence soit désignée par un vaste collège de grands électeurs ?
Dès lors, la discussion et le compromis deviennent possibles. Ce n‘est plus bloc contre bloc, et à mort. On peut trouver des accommodements. Des personnalités de consensus peuvent émerger, en cas de blocage. Bref, de quoi apaiser.
Serait-ce vraiment moins démocratique ?
On en débat ?

(1)     amis Africains, tous mes exemples sont pris sur le continent. Je m’en explique. C’est parce que je le connais et que je l’aime. On peut en trouver aussi en Amérique latine, ou en Asie (Birmanie, par exemple), mais j’ai plus de mal à en parler.
(2)     Oui je sais, le Président des Etats-Unis est élu par de grands électeurs, et non directement par le suffrage populaire, mais on fera comme si.
(3)     Je ne suis pas totalement naïf et je sais aussi bien des limites et dérives des pratiques politiques au niveau local. Cela pourrait faire l’objet d’un autre débat.

mardi 7 décembre 2010

A propos du don

Je dois à France-Culture de transfigurer mes trajets en voiture et en train, boulot ou plaisir. Emissions en direct sur l’autoradio (quelle impatience dans les zones mal couvertes, où il faut tendre l’oreille parmi les parasites, ou pester d’avoir perdu la bonne longueur d’onde ! )  ou entassées dans la mémoire de l’i Phone, pour un voyage à venir.
Bien rare si le sujet est rasoir ; ou si je ne trouve pas pépite à méditer.
Et s’il m’arrive, dans un TGV tardif ou du petit matin, de m’assoupir de  plaisir à découvrir Malesherbes pour me retrouver dans un échange sur Le Misanthrope, il faut en blâmer la semaine de travail, pas l’intérêt de l’émission. Tranche de vie.

A propos de pépite, ou de diamant, cette citation d’Alain Caillé, extraite de Théorie anti utilitariste de l’action - fragments d'une sociologie générale (La Découverte, 2010) entendue dans Les Nouveaux chemins de la connaissance du 01 octobre 2010 :  

 « Intérêt pour soi et aimance, obligation et liberté, voilà les quatre pôles du don.
Toujours étroitement imbriqués.
Le don est hybride, soutient Marcel MAUSS.
Non seulement l’intérêt pour autrui y ramène à l’intérêt pour soi, et réciproquement. Non seulement l’obligation est celle de la liberté, et la liberté permet de s’acquitter de ses obligations. Mais il faut qu’il en soit ainsi.
Un don purement instrumental et intéressé échoue à nouer le lien social nécessaire à la satisfaction des intérêts de tous.
Un don purement altruiste auquel le donateur ne trouverait pas son compte et qui humilie le donataire tournerait au sacrifice et potentiellement au massacre généralisé.
Un don purement obligé, mécanique et rituel, perdrait toute sa magie.
Et un don purement gratuit s’abîmerait dans le non-sens. »

Comme je m’y retrouve, à tant d’égards !
Comme on peut parfois trouver formulée une conception diffuse, mais intuition profonde, qu’on ne s’est pas encore donné la peine d’énoncer, ou qu’on se trouve incapable d‘approfondir assez pour l’exprimer clairement.
Tant y est dit, sur les rapports que j’essaie d’avoir avec les uns ou les autres, sur mon apprentissage toujours continué auprès de mes relations africaines, sur la critique d’un humanitaire dont nous avons suivi les méandres, sur une certaine pratique de l’aide au développement aussi.
A creuser.

Pour que le plaisir soit complet, il y a eu aussi, du même, dans le même ouvrage, ces quelques aphorismes, eux aussi chargés de substance :

« La solidarité est ce qui succède à la charité en démocratie.
La charité suppose une asymétrie entre donateur et donataire.
La philanthropie restaure les tutelles, abandonne l’horizon d’égalité. »

C’est clair. Il semblerait que l’essentiel était dit par Marcel MAUSS, dans Essai sur le don, en 1924.
Je ne le lirai certainement jamais, même Raphaël ENTHOVEN (gloire à ce gars, il étincelle d'intelligence et de culture) disait que c'était difficile .....

vendredi 8 octobre 2010

Mario Vargas Llosa

Belle nouvelle, ce prix Nobel ! Décidément, déjà Le Clézio l’an dernier ;  nous partageons les mêmes préférences, avec ce jury !
Même si ses dernières œuvres n’étaient peut-être que ravissement – excusez moi du peu - Vargas m’a beaucoup apporté dans les années 80 quand avec Geneviève on a découvert et dévoré ses œuvres.
Tante Julia et le scribouillard d’abord, et on était déjà fan. Pas tout à fait remis des exercices formalistes telquéliens, j’ai été emballé par ce jeu des styles, cette alternance entre le récit des amours avec la tante, les épisodes des romans radiophoniques, le délire qui s’installe peu à peu et met de la folie dans ce jeu. Du pur plaisir, avec cet ineffable intérêt d’un livre où se sent l’âme de peuples, d’un continent inconnu, où on entrevoit des autres vivre, dans leur substance.
Ensuite, ce fut La Vie de Maïta. Dans la gueule de bois du post-68, après s’en être pris plein la gueule en Ouganda, les certitudes en miettes, les pratiques politiques en questionnement, ce trotskyste en mal de rupture résonnait tellement vrai, avec des échos profonds. L’engagement militant, être soi et la pression des autres, des camarades, …. Je ne l’ai plus jamais relu, j en’ai plus le livre (prêté je pense, sans retour – puisse-t-il avoir cheminé !). Seul un souvenir fort, d’un livre qui m’a profondément interpelé, ce type de livre qui vous transforme un peu.
Et puis il y a La Guerre de la fin du monde. On en parle très peu de ce bouquin-là, semble-t-il. Or faudrait le faire lire et lire encore.
Dans ce roman –  une fresque, du souffle, de la puissance –,  on voit s’agréger, émerger une secte. Le groupe se structure, chercher ses équilibres délirants, les sublimations des traumatismes et frustrations de chacun. La secte se développe, part dans l’inévitable dérive millénariste et se fait anéantir. La galerie de personnages offre une variété de parcours qui embrasse un réel divers, des destinées individuelles, mais qui convergent. Multiples déterminations complexes, mêmes réponses.
Pour moi, c’était aussi en Ouganda, début des années 80, je découvrais le phénomène des étudiants qui « disjonctaient » -  la meilleure image que j’avais trouvée. Ils étaient submergés de problèmes, ne s’en sortaient plus, matériellement et dans leur tête. La disparition des cadres organisés de la vie sociale, de tout repère connu les livrait à eux-mêmes, acculés à une pleine responsabilité de leur quotidien incertain, submergés par une liberté complète sans plus savoir où étaient le bien et le mal. Et les uns après les autres, nombreux dans mes classes ou sur le campus, ils tournaient Jésus, s’embarquaient dans une Eglise évangéliste ou une secte quelconque, totalement aliénés et obtus, voire obsessionnels et fanatiques, mais avec un cadre, un sens qui était donné à leur vie. Pas plus heureux, mais ils savaient pourquoi, et quoi faire même si ça ne changeait rien à la galère.
La Guerre de la fin du monde m’a permis de saisir mieux ces cheminements, de comprendre les mécanismes des chutes dans le fondamentalisme, les sectes.  Un livre phare, et les trente dernières années ne l’ont rendu que plus pertinent, avec la généralisation, largement, du phénomène.
Un grand Nobel, ce Vargas.

mercredi 6 octobre 2010

Quelques mots de Lévi-Strauss

Jean Daniel, dans son édito du Nouvel Obs du 30 septembre, rapporte des paroles de Claude Lévi-Strauss à propos du seuil de tolérance : "Ce seuil existe, disait-(il), il s'agit de le prendre non pas pour une valeur mais pour une réalité."
Cette phrase me semble singulièrement profonde et opératoire.
Dans bien des débats, sur bien des aspects, le discours politique - de gauche en particulier - refuse d'aborder certaines questions, reste dans l'incantatoire au lieu de faire face au problème.
C'est le cas ces jours-ci avec la polémique sur les travaux du sociologue Hugues Lagrange qui fait intervenir des notions de culture dans les comportements sociaux de jeunes d'origine étrangère.
C'est le cas pour l'interdiction des statistiques religieuses ou sur l'origine, ou appelons ça comme on veut.
Ou sur la sécurité, longtemps tabou à gauche dans les discours.
Ou, dans l'éducation, sur nombre d'aspects.
N'est-ce pas souvent justement parce que les gens érigent en valeur ce qui est seulement réalité ?
Comment articuler les deux ?
Je dois approfondir cette réflexion, j'ai la forte intuition qu'il y a beaucoup à y gagner. Flair ...

mardi 5 octobre 2010

Retour en arrière, pour prendre acte

Voilà quelques temps, dans un de ses Lundis du Nouvel Obs, Delfeil de Ton réagissait à tout le bruissement autour de la question de la burqua, de l’interdiction du port du voile, et tout ça.
Je veux en conserver ici un extrait, tant il me paraît profond.

«  La dignité de la femme ! Est-ce à dire que la femme portant le voile est atteinte dans sa dignité? Est-ce à dire que les millions de femmes de par le monde qui se voilent sont atteintes dans leur dignité ? Que des peuples entiers sont indignes ?
(…)
La vérité c'est que nous avons du mal à supporter le voisinage de ces femmes voilées, que les voir nous trouble, que nous avons des pulsions de rejet. Nous voudrions qu'elles n'existent pas, ou alors loin, très loin. Elles attentent à notre tranquillité d'esprit.
Ces mouvements d'humeur se contrôlent, il faut bien que nous les contrôlions puisque notre environnement social a beaucoup changé ces derniers temps, sans doute trop rapidement pour la plupart d'entre nous, mais il faut bien faire avec les gens qui sont là, tels qu'ils sont, ou alors il est inutile d'attendre d'eux qu'ils portent le moindre intérêt à ces notions dont nous nous gargarisons, de liberté, d'égalité, de fraternité.
Dans l'espoir d'être compris : il est souhaitable, bien évidemment, que toutes les femmes se libèrent ou soient libérées de pratiques archaïques ou outrancières, et il est infiniment respectable de vouloir les en libérer, mais ce n'est pas en lâchant sur elles les flics, suivis des juges, qu'il y aurait la moindre chance de voir cet heureux jour arriver. »
D. D. T.

En quelques phrases il a tout dit.
Certains des papiers que je pourrai faire ne diront pas autre chose au fond, broderont sur le thème.

mardi 21 septembre 2010

Kassav, hommage

La mort, hier, de Patrick Saint-Eloi, du groupe Kassav. Le clip vidéo sur Le Monde en ligne, SYE BWA à Kin en 1988, m’a submergé d’émotion. Des souvenirs, une anecdote.

Kassav, ça a été Lomé, d’abord. Le milieu des années 80. J’y emmenais les étudiants de français de Zaria, qui allaient faire un stage de plusieurs mois au Village du Bénin.
Quelques jours de détente. Eyadema tyrannisait, mais la vie y était tranquille, animée, joyeuse en fait. Les boîtes bondées du côté de la frontière du Ghana, une simple cour de concession, l’ambiance, la joie, la sueur, les corps qui se défoulent, et une musique fabuleuse, que je découvrais : Kassav.
Jamais entendu parler en France avant ! Leur premier album – cassette en vente dans toutes les rues de Lomé, piratée bien entendu, pour rien de CFA, leur grand album, je dirais presque unique, avec « Syé Bwa » et « ZOUK LA SE SEL MEDICAMAN NOU NI  ». Ces soirées ! Qui se terminaient le long de la plage, la brise dans les palmes, la fraîcheur du sable, pour regagner le petit hôtel propret que j’avais dégoté pas loin.
J’avais ramené la cassette à Zaria, où elle s’est mise à tourner en boucle. Famille conquise, amis séduits.
L’anecdote. Lomé toujours, trois ou quatrième voyage, j’arrive par le vol KLM de Kano, avec mon groupe d’étudiants. Le bus nous accueille et sur le trajet en traversant Bè je crois, une, deux, plusieurs affiches, Kassav en concert au stade. Ce soir même, dans deux heures ! Le temps de larguer les étudiants, de prendre la chambre habituelle, la tenue décontract qui sied.
Un taxi pour le stade – pas de zemidjan à cette époque encore.
Du monde alentour. J’observe : plusieurs tarifs. Comment ne pas prendre une des places les plus chères ? Attend-on autre chose d’un Blanc ?
Je pénètre par le tunnel sur le stade. Au centre de la pelouse, l’estrade, instruments, sono, loin là bas. Un groupe local anime en attendant. Rien de rare. Devant moi, sur la piste d’athlétisme, des rangées de chaises qui nous sont dévolues, à qui avons payé le prix. Clairsemées. Je prends place. Derrière, la tribune principale se remplit, mais pas autant que les quarts de virage, déjà loin, transformés en poulailler : de la vie, de l’agitation, des rires et clameurs qui fusent. Ceux-là même qui dansent les soirs à ciel ouvert, venus en se saignant voir leurs stars. Ca tarde.
Enfin, les locaux s’éclipsent dans l’indifférence générales, installation, balance, réglages, voilà les Kassav en scène.
Oui mais je les vois à une cinquantaine de mètres, leurs premiers accords pour chauffer l’atmosphère se perdent dans la touffeur. Glacial. Ils avancent péniblement dans leur premier morceau. On entend les spectateurs qui bougent et chantent, au loin. Fin de la chanson. Et là je ne sais plus qui, Devarieux j’imagine, prend la parole, salue tout le monde, et finit : « mais vous êtes trop loin là, ça va pas le faire, rapprochez vous ! ».
Un flottement de quelques secondes, et les premiers qui se mettent à enjamber les grillage, à déferler sur la piste puis la pelouse. Les militaires parsemés n’en croient pas leurs yeux, et se mettent à poursuivre, à taper où ils peuvent (car que faire d’autre sinon matraquer quand l’intempestif débarque ?). Assez mollement quand même – au jugé, car je n’étais pas sous les coups pour en témoigner – et ils cessent vite, dé-bor-dés ! En quelques minutes, les tribunes s’étaient vidées. Kassav avait déjà repris, cette fois ceints de la foule, en délire mais sage, ivre de zouk jusqu’à la fin du concert, loin dans la nuit.
J’étais resté sur ma chaise, ravi du spectacle. Je ne voyais plus rien. Ne restait plus qu’à s’asseoir sur le haut du dossier.
Quel goût de liberté avait Kassav ce jour-là ! Quel message ! Merci à vous.

samedi 11 septembre 2010

Et si on parlait de l'Aïd ?

C’était quand l’Aïd ? Hier, comme dans certains pays ? Aujourd’hui ? Quand envoyer des messages de sympathie à mes amis musulmans ?


Depuis vendredi, je cherche assidûment sur Le Monde et Libé en ligne. Ils ne m’ont été d’aucune utilité. Pas un article. Nulle mention que des millions de Musulmans, parmi nous, fêtent la fin de Ramadan. Que pour les 5 à 8% de la population en gros qui se réclament de l'Islam en France, pratiquants ou pas, c'est un jour de réjouissance.

Ca vaut le coup de le dire aux autres, non? C'est de l'information, ça met du lien social.

Marronnier ? Peut-être. Mais il y a toujours un article qui dit que c’est Noël ou Pâques, alors que c’est su de tous.

Rien sur l’Aïd ? Non ou presque. Si ! Dans Libé, une page de blog, et à propos de Bagdad, le mentionne. Dans Le Monde, en commentaire d’une image : « …manifestations…en Afghanistan... au moment où les musulmans* du monde entier fêtaient la fin du ramadan ». Seules mentions, associées à l’extrémisme, à la guerre….

Mais on en fait des tonnes sur le fanatique qui voulait brûler des exemplaires du Coran. Et comme il a finalement déçu tout le monde, on va chercher trois crétins qui en déchirent des pages...

Pourquoi ne parler d’Islam qu’en termes de conflits, de fanatismes, d’intégrisme, extrêmement minoritaires ici ? et ne pas même mentionner les événements importants de la vie de millions de personnes qui vivent parmi nous, paisiblement ?

Etonnons-nous que les Musulmans se sentent rejetés, ignorés, méprisés, humiliés !
Cette indifférence des médias est indigne : c’est ne pas contribuer à la cohésion de notre société, négliger d’œuvrer à faire disparaître des tensions pour l’essentiel fondées sur la méconnaissance. Faudra-t-il laisser la droite séduire cet électorat, faute de lui avoir montré un minimum de considération ? On aura besoin de tous en 2012.

* Je passe sur l’absence de majuscule, que j’impute au relâchement, plutôt qu’au manque de considération.

vendredi 10 septembre 2010

Voyage à LAGOS, années 90

Il y a bien longtemps déjà.  Plus rien de comparable pendant la dernière période, celle de nos quatre années à Lagos. Cela faisait plusieurs années qu'on ne s'était pas revus avec Julius. J'étais en mission à Cotonou, l'occasion d'aller faire un saut. C'était mi-décembre, pas loin de Noël, il y avait eu arrestation de trafiquants d'armes à la frontière avec le Bénin une dizaine de jours avant.


1. Je m'étais avancé à pied parmi les nombreux véhicules vers le long bâtiment administratif d'un étage où se règle la traversée du Bénin au Nigeria, d'un monde à un autre. Pas vraiment une formalité.

Plutôt voilé le soleil. La chaleur n'est pas torride, un peu oppressante, moite. Nous avions quitté Cotonou moins d'une heure avant et les amis béninois qui m'accompagnaient avaient passé la grille d'enceinte de la zone frontière. Ils s'étaient garés au milieu de bien d'autres sur ce vague terrain ceint d'un long mur de parpaings, champ clos du passage.

Ensemble, nous étions arrivés sous la longue véranda de droite où s'abritent les guichets de la sortie du territoire. Assis en contrebas du comptoir à leur grande table de bois épais, devant de grands registres, les fonctionnaires inscrivent consciencieusement les informations. Passeports, carnets d'immatriculation sont tendus, rendus, circulent. Souvent le coin d'un billet dépasse des pages. Il a disparu au retour. Tout est assez tranquille, calme, sérénité. Les gens passent, on s'occupe d'eux, les tampons sont apposés, les documents visés, normal. On est côté béninois.

A quelques mètres, toujours sous la véranda, un mince bâton est posé sur deux fûts.

Au-delà, on voit la différence. Ça grouille, ça ruche, ça crie, pousse des hurlements. Des gens en mouvement brownien, sans logique apparente. Chacun poursuit son chemin, règle son problème, tente sa chance. Je salue mes amis.

2. Le contrôle de santé. Il prend mon carnet, le vérifie. What did you bring for us ? Je m'y attendais, ça commence. On discute. Il fait les gros yeux. Il brandit mon carnet, l'agite devant moi au hasard de son parler avec les mains. Il me fait sentir son pouvoir, je résiste, souris, dis des âneries, que y en a d'autres, qu'on verra après, tout cela. Ça l'agace, il part avec mon carnet. Il disparaît du groupe grouillant au milieu duquel je suis pris. Bon, on verra. Je m'approche d'un guichet. Étroite ouverture derrière des barreaux. Un gars commence à parler. D'où venez-vous ? que venez-vous faire ? J'explique. En visite, un ami, je suis résident en France. Qu'avez-vous pour nous ? Quoi pour Noèl ? Autres paroles dilatoires, on prend du temps, bafouille des inepties, je lui dis qu'il y a beaucoup de monde. Il se lasse, un idiot ce Blanc. Il glisse la carte à remplir dans le passeport, le passe au guichet d'à côté.

3. Debout, au milieu de la bousculade, le sac entre les jambes, l'autre sur l'épaule, je remplis tant bien que mal la fiche de renseignements. Autour, les gens se penchent vers le guichet, tendent document ou passeport avec 20 N, le billet vert qui m'apparaît comme l'étalon en pratique. A bon entendeur salut. Je prends la queue, m'insère en me collant contre le précédent, je regarde faire. Mon tour. Je tends passeport et fiche. Le gars regarde, pose quelques questions. Des mecs sont collés à moi, vibrants d'impatience. Le gars appelle. Officer ! Officer ! Rien ne bouge, chacun est affairé. Tout mêlé, des uniformes, des gars en T-shirts. Des femmes passent, des ballots parfois sur la tête, traversent tout cela tranquilles. Officer ! J'en touche un pour lui signaler l'appel. Rien. Un autre finit par bouger, s'approche. Il reçoit mon passeport avec la fiche des mains du guichetier, à travers les barreaux. Follow me ! Hé ! Je veux récupérer mon carnet de vaccination ! Qui l'a pris ? Les agents de la santé sont toujours là, à un ou deux mètres. Mais pas le mien. Je pose la question. Il resurgit, mon carnet à la main. On se cause à part, on organise notre espace dans un face à face d'un mètre carré avec la grouille autour. Il y tient, insiste. Je reste dilatoire, il s'agace. Je finis avec sourire par plonger ma main dans la poche et extirper 20 N. Moue de dégoût, je fais l'idiot. Il prend, me rend mon carnet, et tourne les talons.

4. J'ai fait deux mètres en territoire nigérian. Je suis l'officier, deux barrettes sur l'épaule. On pénètre par une ouverture entre les guichets. Les bureaux dedans, à gauche du couloir, cloisons de bois, bureau sans âge, bancs usés. Tout gris ciment et brun planches. Un homme au fond, en civil. A la table, affalé, un uniforme, trois crachats, en vert foncé. Passeport. D'où, où vous allez ? Quoi pour nous ? Réponses, patiemment, précisément, l'air assuré et aimable, souriant. Il tend le tout au civil, un geste. Follow me. On s'enfonce plus loin dans l'enfilade de bureaux de bois.

5. Un homme jeune, quasi rasé, une certaine dureté. Asseyez-vous. La même litanie de questions. Je souris. Le visage est fermé. je donne l'information a minima. Les questions se font plus précises. Où allez-vous ? Rendre visite à un ami. Où loge-t-il ? Ikoyi. Vous connaissez ? Non, je n'y suis jamais allé. Vous devez avoir une lettre d'invitation ? Je sors ma copie de fax, bien sûr qu'elle fera merveille, à l'en-tête de la Présidence. Très chaleureuse. Quelle est votre mission ici ? Mais il n'y en a pas, c'est une visite privée. Ah ! c'est votre ami personnel ? Je reprends, il faut expliquer. Oui, on était profs ensemble à Zaria, pendant plusieurs années. Là, je reviens le voir. Je joue la corde sentimentale. Je parle des enfants, que je ne connais pas encore. Visite familiale. Il écoute à peine, plongé dans la relecture de la lettre. Is this Bala Usman ? Aïe aïe aïe ! Non non, pas du tout, rien à voir avec ce professeur politique, agitateur et opposant notoire et radical, au passage raciste et hostile, avec qui j'avais eu des rapports peu amènes. Pas du tout. Je connais Bala Usman - mieux vaut reconnaître : quand on a enseigné à Zaria, on ne peut ignorer le personnage - non, nous avons bien été par hasard voisins de bureaux, mais je n'ai rien à voir avec lui. C'est un autre Docteur Bala. Alors, vous allez passer Noèl à Lagos ? Les questions reprennent. Je semble vraiment bizarre. Rendons vraisemblable. Le réel est encore le mieux, présenté de bonne façon. Non, vous savez, Noèl, c'est la famille. Mes enfants me réclament en France. Et puis d'ailleurs mon ami aussi doit aller passer Noèl chez lui dans sa famille à Shendam. Pourquoi avais-je besoin d'ajouter cela ? La sauce autour, pour rendre vraisemblable, faire voir que je connais. Et puis les valeurs familiales, les habitudes de vie, je connais. Pourquoi ne pas en jouer un peu ? Dissoudre la suspicion.

6. Vous avez dit Shendam ? Oui, il est de Shendam. Il regarde encore la lettre. C'est - il hésite - Julius Bala ? Oui, Julius Jibril Bala. Le visage change, s'éclaire soudain, le sourire s'installe. Je suis de Shendam moi aussi, you know. Have you been there ? Non jamais, pas eu l'occasion. Je suis allé chez lui à Jos, mais pas à Shendam. Les questions reprennent mais plus rien à voir. J'explique à nouveau le tout, mais cette fois c'est parce qu'on parle entre amis d'une connaissance commune. Pas si connaissance d'ailleurs. Donc vous allez le voir ? Dès ce soir, au plus tôt possible. Pouvez-vous lui dire - il écrit son nom sur le coin de la lettre d'invitation - que vous m'avez rencontré et que je le salue. Bien sûr, je m'y manquerai pas. La conversation se poursuit, aimable. Rien ne presse. Ne le presse. Tout en causant il retourne la fiche de renseignements et inscrit les indications idoines. Soudain, il lève la tête. Faut pas nous en vouloir vous savez, on fait notre métier. Ça se termine. Je comprends qu'on va partir. Je me lève. A ce moment-là, il reprend la lettre d'invitation. Je vous donne mon adresse. Ce serait gentil si vous m'envoyiez un petit mot. Une adresse brutale. Poste frontière. Nigeria. Précisez quand même Immigration Office, ajoute-t-il. Il se lève enfin, je le suis. On retourne dans le bureau avec l'officier en vert aux trois crachats, plus le civil. Quelques mots en hausa. L'atmosphère se détend, sourires, mon passeport s'en va entre les mains d'un arpète. quelques paroles échangées. L'arpète revient. Voilà, c'est OK. Il est bien tamponné. Sourires, remerciements. L'officier ne fait aucune allusion que ce soit à Noèl. Pas de demande, même pour la forme. Tout baigne, je le salue. Mon civil m'accompagne. Je lui suggère qu'il pourrait m'escorter jusqu'au bout des formalités. profiter de l'aubaine. Mais non, il y a du monde qui attend. En effet, des femmes s'étaient installées dans son bureau. Il vient toutefois jusqu'au bout du couloir. Me revoilà dehors dans la presse. J'ai fait trois mètres au Nigeria.

7. Nouvelle enfilade de guichets le long du bâtiment. C'est la douane cette fois. Des femmes, des hommes, en uniforme vert. Quelques paroles, des questions. L'aventure avec le gars de Shendam m'a mis en confiance. Je suis dilatoire, j'élude et souris. Les demandes fusent. Je les écarte. Je poursuis mon chemin en forçant ma route, veillant à ne pas sembler fuir ou me soustraire. Je suis au bout du bâtiment. Ça y est, le poste frontière est passé, avançons vers les véhicules semés partout, la presse autour, la foule qui grouille, le taxi pour Lagos.

FEET AT OSHODI  - photo de Kelechi Amadi-Obi
8. J'avance, cherchant du regard. Un gars en lunettes de soleil sans uniforme. Passeport ! Il regarde. Questions encore. Mais on m'a bien demandé cela tout à l'heure, voyez. Bon Dieu ! pourquoi l'autre gars ne m'a-t-il pas accompagné davantage ? Pas pareil, moi c'est la sécurité. C'était donc quoi, l'autre ? Un autre approche, qui se protège du soleil sous un parapluie. Questions. Demandes. Pressantes. Je perçois de la menace. J'ai hâte d'être en route. Je décide de céder. Je sors un 20 N. Nous sommes trois. J'en extirpe deux autres et récupère mon passeport. Chaleur, soleil, poussière soulevée par cette foule qui s'agite.

9. Des gens dans un véhicule, qui semble prêt à partir. Je m'approche. Ecarte des gens qui me proposent un taxi particulier. Mais c'est plein, il y a déjà quatre passagers. Un gars assis dans le véhicule parké à côté m'appelle. Prends celui-ci. Une assez jolie gueule, mais l'air possible filou. J'hésite, retarde. Je veux prendre le premier à partir. J'en ai connu des taxis presque pleins où les passagers assis s'avéraient des comparses qui quittaient au fur et à mesure de l'arrivée des vrais clients, appâtés par un départ rapide. OK, mais alors je prends la place à côté de vous. Je me réserve ainsi la portière gauche. Un autre est déjà assis devant. On appelle le dernier qui s'était éloigné. Les bagages dans la malle me rassurent que ce sont de vrais passagers, pas une entourloupe genre traquenard. Le chauffeur s'installe. On part.

10. Le taxi cahote dans les trous, se fraye un chemin à travers les gens. Klaxon, cris, vociférations. Il atteint la route, se hisse sur la pente vers le mur d'enceinte de toute la zone frontalière. On passe la grille. Un signe. Garez-vous là. Le gars s'approche, fait quelques pas, me salue. C.I.D., passeport s'il vous plaît. Questions, explications. Tout y passe. Lettre d'invitation. Vous allez où ? Ikoyi. Vous connaissez Ikoyi ? Oui. Il faut aussi faire le récit, mes années au Nigeria avant, tout. Vous connaissez bien la personne qui vous a invité ? . Oui, récit, explications. Comment allez-vous aller chez lui ? Pourquoi n'est-il pas venu vous attendre ? Autre récit. Le vol réservé de Douala sur Nigeria Airways, qui n'existait pas. L'alternative d'aller à Cotonou, le départ par la route. Pourquoi n'est-il pas venu vous chercher ? Pas de téléphone, j'ai essayé. Difficile, vous savez, ... Alterner précisions, pointes amusantes, détendre l'atmosphère. Il n'en a aucune envie. Il faut prendre l'autre fax, où Bala me disait qu'il viendrait m'attendre à Ikeja, et le plan pour aller chez lui. Vous voyez bien : vous ne connaissez pas l'endroit. Ça reprend. Convaincre, encore. Où sont vos bagages ? Le chauffeur est appelé, descend, ouvre la malle. Mon sac en bandoulière. Bon sang de bois. J'essaie de montrer le moins possible sans toutefois lui cacher l'argent que j'y ai. Il voit tout. Les liasses de nairas. Volumineuses, de peu de valeur. Il ignore les francs, tombe sur les dollars dans leur pochette. Je lui montre en comptant. 5, 15, 20, 40. Une centaine. Not much, dit-il à un acolyte qui est arrivé. Je sens que je suis bon. On passe au petit sac de voyage. Habits, cadeaux paquetés, rien de rare. D'où venez-vous avez cette voiture ? Je l'ai prise juste là. Qui est avec vous ? Personne, je ne les connais pas. Il est gros, ventru, très noir, le visage épais et rasé. Deux scarifications sous les yeux. Il s'éloigne en conciliabule avec son compère. Ça peut tourner vinaigre. Mais un gars qui n'a l'air de rien et qui tient la grille l'appelle, ils échangent quelques mots. Mon gros interrogateur revient, me rend mon passeport. You may go. Comme ça, tout d'un coup. Je ne me le fais pas redire. Je rembarque

11. Je suis désolé, je vous ai retardé. Quelques mots d'excuse aux autres passagers, avec sourire confus. Ils sourient aussi, on sait ce que c'est. Mon voisin de siège, T-shirt noir, jean beige, sandale. Le gars à faire du petit trafic transfrontalier en permanence. A l'autre portière, un autre, plus âgé, sourire fin, un peu narquois, petite moustache, casquette. Sur le siège avant, un autre se retourne pour me dire de rien. Plus épais, plus lourd, rasé à casquette. La bonne trentaine. Le chauffeur, plus maigrichon, démarre, sans un mot.
12. Trente mètres à peine. Autre signe. Arrêt. Des douaniers. Passeports. Les uns, les autres. Qu'avez-vous dans la malle ? Effets personnels. Ouvrez. Le chauffeur sort, passe derrière, ouvre. Il revient de suite. Il a dû donner 20 N, on repart. Encore cinquante mètres, une paillote au bord de la route, une barre de bois cloutée en travers. Signe. Arrêt. C'est encore moi, cette fois. Passeport. Que venez-vous faire ? Mais ça ne dure pas, on repart. I like the way this one is doing. He is kind. C'est mon voisin qui commente. CHECK POINT

13. On roule un peu. De l'air refroidit la voiture. Mais à peine un kilomètre. Signe. Nouvel arrêt. Passeports. Bagages ? Quoi dans la malle ? On entend le chauffeur ouvrir derrière. Des voix. Et ceci ? A qui ? Visiblement, ils ouvrent les sacs. Le gars de devant descend. Son bagage bourré de vêtements est grand ouvert. Il surveille un peu. Les autres suivent. Moi aussi. Il ne s'intéresse pas à mon sac. Ni d'ailleurs à l'attaché-case métallique. Ni au grand sac plastique blanc au fond. Ça se termine vite. Je n'ai pas vu circuler de billet. On repart. Plus loin, commentaires dans la voiture après un barrage rapide où le gars a pris ses 20 N sans façon. Qu'est-ce qu'il est gentil ! Il fait son boulot, normal. C'est pas de la corruption, ça. On les comprend. On compatit. Chacun lutte pour sa croûte. Soi, les autres. Garder la mesure, voilà ce qui compte.

14. Plusieurs arrêts encore, à rythmes plus ou moins éloignés, mais dont le détail est fastidieux. Je sers d'attraction. Le geste las, prêt à laisser passer, se raidit soudain, se pointe vers le sol en m'apercevant. Signe de se garer sur le côté, et ça recommence. Parfois bref, parfois plus long. Je reste assis, ou il me faut descendre, on m'éloigne un peu pour parler. Une fois en revenant, le moustachu : vous avez donné quelque chose ? Non, je m'en suis sorti sans. Rien de plus, pas de réaction visible. Je suis sûr cependant qu'il doit se dire que ce Blanc-là n'est pas un blanc-bec, qu'il sait y faire. Une fois avant déjà, quelques remarques sur les questions, les réponses à donner. Indirectement. Ils ne parlent pas précisément de moi. Mais je comprends que c'est de cela qu'il s'agit. Ils apprécient que je me débrouille. Pas pour rien. Si je paniquais, ou si mon histoire n'était pas claire - vraie ou pas ils s'en fichent, mais claire - ça les retarderait encore bien plus. Ils pourraient même être en difficultés eux-mêmes, du coup. Ils ne m'en veulent pas d'être là. C'est la vie, il faut supporter. Mais apprécient que je me défende bien. Et si eux n'étaient pas clairs, qu'adviendrait-il de moi ? Et s'ils étaient heureux au fond que j'attire l'attention ? que je leur serve de paratonnerre ?

15. C'est plutôt au chauffeur qu'ils en veulent - bouc émissaire de la colère qu'ils ont d'être ainsi retardés, alors qu'ils ne peuvent pas m'en vouloir par compassion pour mes difficultés. Nouveau barrage. Ah ! différent cette fois. Des militaires. En treillis camouflé, fusil d'assaut sur le cou. Je ne les intéresse pas du tout. Le chauffeur descend. On entend des voix. Fortes. Je ne comprends pas la langue, du yoruba. Mais le chauffeur remonte, il se fait dire de se garer sur le côté. Quelques minutes d'attente, la consternation s'installe. Rien, plus personne ne s'occupe de nous. Passe un grand sous-off, dégingandé, gueule un peu voyou taillée à la serpe, n'était l'uniforme. Oga ! Oga ! Monsieur ! ou mieux Messire ! Les passagers l'interpellent. Ça discute. Fort. Les passagers s'agitent. S'énervent. En fait, les militaires exigent 50 N. A tout seigneur tout honneur, ils ne se satisfont pas des 20 habituels. Le chauffeur a refusé. Ils l'ont mis en pénitence. Ça s'échauffe. On m'explique que les militaires sont comme ça. Eux, ils ne supportent pas le marchandage. Pas question. Y a qu'à exécuter. Et de s'en prendre au chauffeur. En yoruba. Pourquoi nous retarde-t-il ainsi ? Ne sait-il pas que ? C'est lui le fautif. Il explose, le chauffeur. Tape sur son volant. Yen a marre. Il ne fait rien de mal. Il ne transporte même pas de la contrebande. Pourquoi faudrait-il donner comme ça, à tout bout de champ ? Puis il s'éloigne. Vous voyez, en fait c'est que le chauffeur est avare. Il ne veut pas donner. Les trois s'accordent pour lui faire porter le blâme. Le chauffeur revient. Avec le sous-off. Nouvelle discussion. A tous. Moi seul me tiens coi. Le chauffeur ressort, en claquant la porte. Il s'éloigne vers l'abri du poste militaire. Au bout de quelques minutes, il revient, on repart. Mais a-t-il donné quoi que ce soit ? Personne ne va demander.

16. Encore quelques barrages mineurs. Puis on roule. De part et d'autre, de hautes herbes, des arbustes. La glissière entre les deux chaussées défile. Le passager à l'autre bout de la banquette arrière se déboucle la ceinture. La trentaine mûre, avec sa petite moustache. Plutôt souriant. Je risque un oeil. Il défait la braguette, écarte les pans. Un caleçon à raies, dessous. Il se met à en manier l'élastique, tire, pousse, finit par en extraire un rouleau serré qu'il déplie. Des dollars, en bonnes coupures, 50, 100. Ça en fait pas mal. Il en extrait 2 ou 300, remet le reste dans sa cachette. Le manège m'amuse. Il ne se cache pas. Nous sommes tous à la même enseigne. Chacun vit sa vie, tente son aventure, poursuit son trajet. Je risque quand même : Vous êtes sûr qu'il n'y a plus rien à présent. Non, ça va. Après, c'est bon. Mes compagnons de voyage ne sont pas vraiment patibulaires. Pas angéliques non plus. Cet air du Nigérian de la rue qui lutte pour vivre. Pas différents de ces condamnés attachés aux poteaux des exécutions publiques dont les photos s'étalent dans les journaux. DANS UN BUS

17. Ça ne dure pas. Cinq minutes. Une cahute en roseaux. Un uniforme. Signe. Jeune, costaud, le visage rond. Ni souriant ni agressif. Puis, dans les formes, il se présente, montre sa carte : brigade de répression des stupéfiants. Je l'intéresse, mais sans plus. Quelques questions. Ce que je fais là. Comment je connais ces gens. Le hasard des taxis collectifs. Il veut voir les bagages. Tout le monde descend. Autour de la malle. Le sac débordant de vêtements est toujours grand ouvert. Il s'intéresse à un autre bagage, plus au fond. Un bazar hétéroclite. Qu'est-ce que vous faites ? Du commerce, entre Accra et Lagos. Rien de passionnant. Même s'il ne cherche pas que de la drogue. Il en vient à l'attaché-case blanc métal. Le gars aux dollars s'avance. Il l'ouvre. Un fatras de papiers divers, dossiers, de la couleur. Sur le rabat du couvercle, d'une poche dépasse la photo d'un Européen. Je le repère aussitôt. Heureusement, il ne me ressemble en rien. Bien sûr qu'il l'a vu de suite. Qui c'est ça ? Un ami à moi. Il travaillait pour KLM à Lagos. Il est parti à présent. Ah ! bon, suivez-moi. Vous aussi, avec vos bagages. Je prends mon sac, l'autre toujours en bandoulière. On le suit vers la cahute sur le bas-côté. Pendant ce temps, d'autres véhicules passent.

18. Proprette, la cahute. Des tiges de roseaux bien alignées clouées sur une armature de bois. Mur de façade à mi-hauteur, qui ouvre sur la rue. Une cloison sépare l'espace en deux. Une banquette court en angle sur deux des côtés. Il me fait asseoir dans le coin, s'intéresse à mon compagnon. Tout y passe, en détail. L'autre est poli, respectueux. Il a un rien d'ironie quand même, de défi. Il voit les dollars sortis, pas ceux dans la ceinture. Pas de réaction. Encore des questions sur le gars de la photo, sur divers papiers de la mallette. Des listes de marchandises. Des traces d'affaires commerciales. Papiers brouillons, documents douteux. Que fait-il ce mec ? Comme tant d'autres sur le littoral. Il le renvoie, vient mon tour.

19. Venez. On passe derrière la cloison. A l'abri des regards. Ça ne sent pas bon. Il va falloir jouer serré. Il s'assoit sur la banquette, une jambe sous la cuisse. Me fait poser mes affaires dans le coin. Ne pas se laisser intimider, ni même en donner l'air. Interrogatoire serré. Toute l'histoire. Pourquoi ? Comment ? Invitation ? Détails ? Ça dure. Sourires, détendu. On passe à la fouille des bagages. Le sac, les paquets cadeaux. Des jouets, pour les premiers. Il agite. Ça sonne bien jouet. Pas came ? Trousse de toilette, item par item. Vient l'autre sac. En grands détails. Les diverses devises. Dollars, francs, CFA, il compte, examine. Les bouquins, le journal. Quelques médicaments. Qu'est-ce que c'est ? On ouvre les boîtages. Et dans vos poches ? Je les vide. A droite encore un paquet de nairas, où je puisais depuis le départ en cas d'urgence. A gauche de menus papiers, trois capotes, un coussinet plastique de lubrifiant, trouvé dans une boîte de préservatifs. Il regarde tout. Et ça ? Je lui en explique l'usage. Ah ! bon, tu te mets ça sur le machin ? Le geste accompagne la parole. Oui, pour que ça glisse mieux, pour pas faire craquer la capote. Toi alors ! Il se marre. J'ai marqué un point, il me m'a pas fait craquer, et là c'est lui qui est pris à contre-pied. Ça va aller pas trop mal. Il reprend quand même l'offensive. Voilà le moment décisif. Mais il n'a pas trouvé d'arme fatale. Now, what can you do for us ? La négociation s'ouvre. Il sait tout ce que j'ai. Comment calmer sa gourmandise ? Paroles idiotes, on tourne autour du pot, esquives. Je tente les 20 N tarifaires. Il sourit, moi aussi. C'était pour rire. Je ne voulais pas le vexer. C'est qu'ils sont plusieurs, me dit-il. Bon, il faut y aller. Je prends les billets de 50. En tente deux, esquisse trois. C'est qu'on est six ! Il a mordu. Je vais bien m'en tirer. Pas de problème. Je sors les trois autres avec un grand sourire. Donner l'impression que c'est moi qui remercie. Encore quelques paroles pour ne pas avoir l'air de croire que là était le but, ne pas être impoli. Je reprends mes affaires sans hâte, regagne la voiture, retrouve mes compagnons. On démarre. Vous avez filé du fric ? Ah ! oui, cette fois, pas moyen d'échapper. Des dollars ? Non, du naira. Appréciation.

20. Une dernière encore, pour l'anecdote. Au bout de quelques kilomètres. Arrêt. On me fait descendre, me conduit en contrebas du fossé où deux officiers sont assis sous un petit toit de chaume. Salutations distinguées. Y a de la dorure aux épaulettes et sur les manches. Je me présente. Vite, ils me parlent des fêtes et de leurs hommes qui ont bien besoin de pouvoir célébrer aussi. Rempli de confiance par l'épisode précédent ? Gonflé, je leur dis qu'il y en a vraiment beaucoup. Que j'ai beaucoup de sympathie pour eux mais je ne peux pas grand-chose. Je connais l'usage, c'est 20 N par barrage. Mais je ne pense pas que des officiers de haut rang comme eux s'abaisseraient à prendre une telle dîme misérable. J'avais produit mon billet. Ils sourient. Ils ne s'attendaient pas à ça. Me souhaitent bonne continuation., je prends congé. Il est cinq heures.

OSHODI - photo de Kelechi Amadi-Obi
21. GO SLOW Faut encore une heure pour faire les dix à vingt kilomètres qui restent avant le terminus du taxi. Lagos commence. Plus de barrages, les go slow. Ça bouchonne. Deux chaussées à trois voies, un terre plein central poussiéreux, de boue séchée mêlée aux détritus et sacs plastiques de la ville. Le sens vers Lagos se bloque. Des véhicules commencent à emprunter le terre plein. Qui se bloque aussi. On passe - notre chauffeur avec - sur la voie inverse, sur une file, deux files. Tout est immobilisé. Invectives, klaxons. Débrouille. Des véhicules en travers, à contre-courant, celui-là qui veut à toute force traverser l'ensemble du flot pour rentrer chez lui, de l'autre côté.  GO SLOW AGAIN  Dans la voiture, c'est à qui suggérera de se faufiler ici ou là. C'est vrai qu'il prend rarement les meilleures options, le chauffeur. Les autres semblent se mouvoir un peu, au moins. Les conseils fusent. Mon voisin donne de la voix. Le chauffeur, qui n'avait suivi aucun des conseils, explose. Et puis quoi ? Vous voulez m'apprendre mon métier ? Il défie la sourde hostilité qu'il sentait peser depuis longtemps. Quelques paroles hautes, des protestations, dans les deux sens. Mais sans durée. Nul n'y peut rien, et chacun retourne à sa patience, tandis que le jour diminue. La nuit est presque tombée quand nous arrivons au Taxi park. Plutôt que chercher aventure ailleurs, je demande au chauffeur s'il m'emmènerait jusqu'à Ikoyi. Il me propose un prix, qui me convient. Je remets mes bagages dans la malle. En chemin, peu de conversation. Pas un bavard, ce chauffeur. Je finis par lui poser la question qui me taquine. Après avoir tourné autour de notre voyage. Mais finalement, combien avez-vous laissé en chemin ? Sans me regarder. Oh ! autour de 800 N. Rapide calcul. La moitié d'un passager. Il a bien joué. Oui, parce que sinon, si on donne comme ça, chaque fois, au bout du compte, il ne reste plus rien. Le sourire est malicieux. Les autres passagers ne sont plus là, il peut répondre à leurs reproches. Il faudra plus de deux heures pour arriver à destination, au centre ville. MILE 2, LAGOS

24. Le lendemain, fin de matinée, le retour. Mon ami me propose de m'emmener au taxi park. C'est samedi, l'air est léger, un soleil voilé. Les trois enfants grimpent à l'arrière de la voiture. Il est en sandales, décontracté, le fonctionnaire en week-end. La ville défile, fascinante. Toujours. A mi-chemin, il me propose de m'emmener jusqu'à la frontière. Il n'a rien d'autre à faire, la matinée est belle, et on s'est si peu vus. Je lui avais bien sûr fait mon récit. Je commence par refuser. Politesse. Curiosité aussi, pour voir ce que ça allait donner dans l'autre sens. Il insiste. Et puis il n'est jamais allé jusque là-bas. Mais tu as des papiers au moins, les documents de la voiture ? Un geste vers la boîte à gants. Non, je les ai laissés à la maison. Tu vois, ce n'est pas la peine, laisse tomber. Comment ? il ferait beau voir qu'on me fasse des ennuis dans mon propre pays. La cause est entendue.

25. Ça ne m'allait qu'à moitié. Et s'ils étaient dans ce sens aussi teigneux qu'hier dans l'autre ? Sur quoi allait-on s'appuyer s'ils se mettaient à douter de ses dires ? On allait voir. Nous avions déjà dépassé le Taxi park. Le coup était parti. Je reconnaissais les sites de l'embouteillage de la veille. Nous étions sur la même chaussée, mais dans l'autre sens. Fluide. Des étals de marchands, des ateliers de métallurgistes, des carcasses de voitures. Nous parlions peu. Il devait être un peu inquiet lui aussi, comme je l'étais devenu. Et puis : Ah ! je vais quand même changer les plaques de la voiture. Le voilà qui s'arrête sur le côté, près d'un emplacement de bus. Je suis un peu interloqué. Oui, je m'en sers rarement, mais là il vaut mieux mettre les plaques officielles. Il ouvre la malle. Derrière mes bagages, qu'on avait chargés, je m'avais pas remarqué en effet les deux plaques d'immatriculation frappées FGN (Federal Government of Nigeria). En deux minutes, les attaches amovibles sont enlevées, la substitution faite, nous sommes repartis. Les premiers barrages arrivent. Il ralentit, s'écarte des véhicules devant qui commencent à s'arrêter. L'uniforme fronce les sourcils, observe, et fait un large geste pour nous laisser passer. Un seul arrêt réel. Du soleil. Pas de véhicule. La route était dégagée, une tige de bois posée en travers. Le policier s'avance, pose ses questions, avec déférence. Mon ami lui répond, puis engage une courte conversation presque condescendante. L'autre avait parlé de Noèl. Quand même. Sait-on jamais, s'il était tombé sur des huiles généreuses. Il eut son comptant de belles paroles. Sacrée élite. Elle glisse sur la vie avec cette assurance de ceux à qui tout est dû.

26. Bientôt, c'était déjà la frontière.