samedi 17 avril 2021

CHANSON A LA NUIT, de Chris Abani




Un livre sur les enfants-soldats, le plus bouleversant que j'aie pu lire.
Autant que "Allah n'est pas obligé", de Kourouma, il m'a beaucoup marqué.
Pas disponible en français, je vous en propose les premières pages.

Chris ABANI, SONG FOR NIGHT - Akashik Books, New-York, 2007



Le silence c’est la main figée, paume à plat, tournée vers le sol.

Ce que vous entendez n’est pas ma voix.

Je n’ai pas parlé depuis trois ans, pas depuis que j’ai quitté le camp d’entraînement. Trois ans de guerre insensée, et même si les raisons en sont claires, et même si nous continuerons de nous battre jusqu’à l’ordre d’arrêter — et probablement encore un certain temps par la suite — aucun d’entre nous ne peut se souvenir de la haine qui nous a menés ici. Nous nous battons simplement pour survivre à la guerre. Drôle d’endroit quand on a quinze ans, sans espoir et presque sans humanité. Mais c’est là que je suis quand même. Je me suis enrôlé à 12 ans. Tous nous voulions nous enrôler à l’époque : pour se battre. L’ennemi était une évidence : il avait tué nos êtres chers, nous voulions tous nous venger.

Si vous ressembliez à Ijeoma, vous diriez que je fais plus vieux que mon âge. Elle disait toujours ça : disait, parce que bien que son nom en Igbo signifie Belle Vie, elle est morte jeune, il y a un an, à quatorze ans, quand une explosion a déchiqueté son mince corps sec et nerveux. Comme elle ne pouvait pas parler non plus, dire elle disait peut prêter à confusion, mais nous avions développé une façon rudimentaire de parler, une sorte de langage gestuel que nous maîtrisions. Par exemple, le silence c’est une main figée, paume à plat, tournée vers le sol.

Le mot silencio, que nous aimons aussi, c’est le même signe avec en plus les doigts qui bougent, et même si cela semble une simple espièglerie, cela signifie en fait un silence plus profond, ou un danger, et comme dans toute langue, tout est dans le contexte. Notre façon de parler n’a rien à voir avec le langage gestuel que mon cousin sourd a étudié dans une école spéciale avant la guerre, mais il nous convient. Notre travail est trop intense pour les bavardages.

Je fais partie d’un peloton de démineurs. Notre travail consiste à dégager les mines des routes et des voies d’accès. Bien que cela semble simple, notre travail est compliqué parce que le terme voies d’accès recouvre n’importe quoi, d’une piste de brousse à une voie frayée à travers une rizière. Notre équipement de base : un fusil pour se protéger des troupes ennemies, une machette à lame large pour débroussailler et déterrer les mines, un crucifix, des scapulaires et autres accessoires religieux pour nous sauvegarder

On ne nous a pas choisis pour notre dextérité manuelle ou pour notre intelligence avancée, bien que la plupart d’entre nous soyons très intelligents. Mais simplement parce que nous étions petits, légers même, et que nous semblions ne pas devoir beaucoup grandir dans les conditions de malnutrition d’un champ de bataille. On nous a choisis parce que notre légèreté ne déclencherait pas les mines mortelles même en marchant dessus. Eh bien, ils avaient raison dans le premier cas, même maintenant à quinze ans je peux passer pour un gamin de douze. Mais ils avaient totalement tort dans le second cas. Même une pintade déclenche les mines. Mais ils devaient le savoir : c’est pour cela qu’ils nous ont imposé le silence. Je passe le doigt sur la cicatrice sur ma gorge, trace de l’entaille qui a mis fin à mon temps de parole.

Il y a beaucoup à dire sur le silence, surtout quand il vous arrive jeune. L'intériorité de la tête - ce n'est pas le bon terme, mais les approximations font partie de ce que le silence vous apporte -, mais néanmoins, il y a quelque chose dans l'intériorité de l'esprit qui élargit votre vision du monde. C'est un univers curieux où vivre, il vous entraîne profondément au-delà de votre âge et vous rend familier avec la mort. Mais c'est ce que cette guerre a fait. Je ne suis pas un génie, bien que j’aimerais en être un, j’ai juste plus d’aptitude au monologue intérieur, ce qui est vraiment l’apanage de l’âge, du passage du temps. Pourquoi dis-je cela ? Parce que quand nous disons passage du temps, nous voulons dire la conscience du passage du temps, et quand nous disons vieux, nous voulons en réalité dire expérimenté. Je sais tout cela parce que mon travail m’oblige à me concentrer sur chaque seconde de ma vie comme si c’était la dernière. Bien sûr, si vous entendez quoi que ce soit, c’est parce que vous êtes entré dans ma tête et vous savez que mon discours intérieur n’est pas en français. Vous entendez en fait avec vos propres mots mes pensées en igbo car la guerre rejette tout sauf le langage primaire et atavique des gènes. Mais ne perdons pas de temps à essayer de comprendre tout cela parce que, comme je l’ai déjà dit, le temps ici est précieux et ne doit pas être gaspillé pour des détails, restons-en à l’essentiel.

J’ai donc été séparé de mon peloton. Je ne sais pas depuis combien de temps, puisque je viens de reprendre conscience. Je n’ai pas encore eu la chance de les retrouver, ce qui ne manque pas d’ironie puisque ma mère m’a nommé Ma Chance. Mais comme le disait Grand-père, ne t’arrête jamais de chercher ce que tu désires le plus. Et en ce moment, retrouver mon unité est ce que je désire le plus. Nous étions tous ensemble, quand l’un de nous, Nabuchodonosor je pense, a marché sur une mine. On s’est tous jetés par terre lorsque nous avons entendu l’armement — ce cliquetis inquiétant qui ressemble au mécanisme d’un jouet pour enfant. La règle de base est que si vous entendez l’explosion, vous avez survécu à l’explosion. Comme la foudre et le tonnerre, j’ai entendu le déclic et j’ai entendu l’explosion même si j’ai été soulevé dans les airs. Mais le contrecoup peut faire ça. Vous faire tomber à quelques mètres de là où vous étiez. Quand je me suis réveillé, tout le monde était parti. Ils ont dû penser que j’étais mort et partir sans moi. Très irritant, pas seulement parce que j’ai été abandonné, mais parce que les procédures exigent que nous comptions les morts et recensions les blessés après chaque explosion ou nettoyage. Stupides imbéciles. Attendez que je les rattrape, je vais les déchirer ; les procédures sont tout ce qui nous garde en vie. Compter n’est pas seulement une façon de noter des chiffres, les nôtres et ceux de l’ennemi, mais aussi une façon de s’assurer que les morts sont vraiment morts. Pendant la formation, ils nous ont dit de maximiser les occasions comme celles-ci pour augmenter notre ratio de morts, ce qui nous vaudrait récompenses de nourriture supplémentaire et d’argent que nous ne pourrions pas dépenser. J’aime me dire que je le fais pour soulager la souffrance des ennemis mutilés mais pas encore morts, que ma balle dans leur cerveau ou mon couteau à travers leur gorge est de la miséricorde ; mais en vérité, quelque part au fond, j’aime ça, je m’en délecte presque. Pas sans raison bien sûr : ils ont tué ma mère devant moi. Mais quand même, c’est pour moi, pas pour elle, ce sentiment, ces actes. L’inconvénient du silence est qu’il rend difficile l’auto-illusion. Je me frotte les yeux et crache la terre de ma bouche en maudissant silencieusement mes camarades. S’ils avaient vérifié, ils auraient remarqué que je n’étais pas mort.

La première chose que je fais est de chercher le corps de Nabu. C’est comme ça que ça se passe dans le manuel (bien sûr aucun de nous n’a jamais vu le manuel mais le Major Essien nous l’a tambouriné tant et tant que nous le connaissons par cœur) : d’abord localiser et comptabiliser nos pertes, puis celles de ceux d’en face; dans cet ordre - ami, puis ennemi. Ce qui est drôle, c’est que, malgré mes recherches, je ne trouve pas le corps de Nabu. Il n’y a pas d’autres corps non plus, ce qui signifie qu’il n’y a pas eu d’ennemi dans le coin.

Permettez-moi d’expliquer quelque chose qui, à première vue, peut sembler illogique, mais qui ne l’est pas. Nous posons tous des mines terrestres, rebelles et troupes fédérales, nous et l’ennemi, mais nous le faisons avec une telle hâte que personne ne prend la peine de cartographier ces sites de mines, personne ne se souvient où elles se trouvent. Ajoutez le fait que la ligne de front entre nous se déplace plus vite que les dunes dans un désert, le terrain quotidiennement gagné et perdu, tout ça est difficile à suivre. Étant donné que les démineurs et les éclaireurs sont toujours aux avant-postes, il est facile de comprendre que les champs de mines sont souvent des endroits où nous nous croisons. Dans ce cas cependant, il semble qu’il n’y avait pas d’ennemi, que Nabu a simplement été négligent; ou malchanceux.

Mon instinct premier est toujours la survie, donc j’abandonne la recherche aussi vite que je peux et je sors du découvert. Je me demande si je dois me diriger vers la rivière, à cinquante mètres à ma gauche, ou vers la couverture forestière, à soixante-dix mètres à ma droite. Je choisis la rivière. Les rivières sont le meilleur moyen de rester à proximité des habitations ainsi que le moyen le plus rapide de se déplacer. Je suis de près la rive dans l’ombre et observe attentivement tout mouvement. Je dois avouer qu’il y en a très peu. Jusqu’à présent, je n’ai rencontré personne et je n’ai trouvé aucune trace de mon unité. Il n’est pas bon d’être seul longtemps dans une guerre. Cela diminue radicalement vos chances de survie.

Mais mon grand-père disait toujours : « Pourquoi mettre l’océan dans une noix de coco ? »

La nuit c’est la paume qui descend sur les yeux

Il fait noir : un noir de fumée. Les seuls points de lumière sont le scintillement des lucioles. Bêtement, je me suis endormi pratiquement à découvert, sous un manguier près de la rive, au milieu des fruits pourrissants tombés partout. Je reste immobile, j’attends que tous mes sens se réveillent à tout danger possible, je me remémore comment je suis arrivé ici, et je réalise que j’ai dû m’endormir après m’être goinfré de mangues. Je m’étire et discerne à ma gauche  des contours diffus : la forêt. Je me lève, marche à travers la couche d’herbe sombre entre la rivière et la forêt, et m’arrête au bord de la ligne d’arbres. Le silence est absolu comme si la forêt retenait son souffle. Puis, décidant que je ne suis pas nuisible, elle laisse échapper les doux bruits de la nuit. Pour revenir à moi, pensivement je passe mes doigts sur les petites croix scarifiées de mon avant-bras gauche. Les bosses, plus grosses qu’une éruption cutanée, m’aident à me calmer, à me concentrer sur ma respiration, à retrouver mon corps. D’une manière étrange, elles sont comme une carte de ma conscience, quelque chose qui me ramène de la folie sombre de la guerre. Mon grand-père, pêcheur et conteur, avait un long chapelet fait d’os, de cauris, de bouts de métal, de plumes, de cailloux et de brindilles qu’il utilisait pour se souvenir de notre généalogie. Un dispositif mnémonique, il appelait ça comme ça. Ces croix sont le mien.

Filtrant l’obscurité des ombres grises, mes doigts toujours à lire le braille sur mon bras, j’essaie de forcer mes yeux à s’ajuster, mais ma vision nocturne n’est pas très bonne. Malgré des années de jungle et de guerre, la forêt ne m’est pas familière, et le silence est déconcertant surtout parce que depuis trois ans, je n’ai jamais été seul la nuit. J’étais en meute avec les autres démineurs. Et à cette époque, nous comptions tous sur Ijeoma pour nous guider. Elle savait toujours la bonne chose à faire, et le bon moment pour le faire. Dieu sait combien elle me manque, combien je l’aime. Je l’aimais. Mais je ne peux pas y penser maintenant. Je dois bouger. Je regarde autour de moi et je fouille ma mémoire pour trouver des idées, des points de repère. Je lève les yeux, pensant que peut-être les étoiles me guideront, mais il n’y en a guère et de toute façon j’ai oublié les noms des constellations et de leurs relations. La seule chose dont je me souvienne c’est la chanson « Follow the Drinking Gourd »[i], elle te mènera à la maison. J’essaie de voir le grand creux de sa forme, mais les nuages et la cime des arbres empêchent de voir. Affûtant ma peur comme une lame, je marche et m’enfonce dans les profondeurs de la forêt.

Je m’arrête pour allumer une cigarette, et j’essaie de distinguer la forêt dans la lumière mourante : les allumettes sont trop rares et précieuses pour être gaspillées uniquement pour essayer de voir. Je tire sur le filtre, le bout diffuse une lueur rouge. Au loin, j’entends un oiseau de nuit. J’accélère, fraye mon chemin à travers la forêt avec la finesse d’un buffle. Les insectes mordent, les tiges acérées déchirent ma peau. Finalement j’arrive dans une zone humide, le début d’un marécage. Le sang de mes coupures attire des espèces de sangsues qui sucent mes bras et mes pieds tandis que je m’enfonce plus profondément dans ce qui s’avère être un marais de mangrove. J’ai dû m’avancer dans un méandre, en suivant la forêt à rebours jusqu’à l’endroit où la rivière la traverse. Je dois donc traverser ce marais de mangrove. C’est loin d’être amusant, mais nous avons passé un marais de mangrove en chemin hier, donc je dois battre en retraite dans la bonne direction. En territoire sûr.

Pourtant je déteste les mangroves. Les racines effleurent la surface comme des doigts, si humains ou plutôt comme de sorcières, elles me terrifient. La profondeur de l’eau change constamment. Parfois seulement jusqu’à la cheville, parfois jusqu’aux cuisses, parfois le sol s’échappe sous mes pieds et me voilà enfoncé dans une eau brune épaisse comme du chocolat.

Épuisé, je trouve un arbre avec quelques branches basses et je grimpe, aussi haut que je peux, jusqu’à ce que le marais et la rivière en contrebas ne soient plus que reflets noirs dans la nuit. Je construis un nid de branches, quelque chose que nous avons appris des singes, et m’attache soigneusement à la plus épaisse. Nous avons peut-être appris quelques astuces des singes, mais nous ne sommes pas des singes. Le sommeil m’assomme comme une matraque entre les deux yeux et m’expédie dans l’inconscience. Le repos cependant, c’est une autre affaire. Je ne me suis pas reposé depuis cette nuit-là. J’ai eu de l’épuisement, même du sommeil. Mais pas de repos. Pas depuis que mon unité est tombée par hasard dans un petit village, ou ce qu’il en restait, plusieurs huttes tombant en morceaux au bord d’une bande de goudron jonchée de trous d’obus. Nous avons vu un groupe de femmes assises autour d’un feu, blotties les unes contre les autres comme les sorcières des contes qui ont bercé notre enfance. Armés jusqu’aux dents avec des AK-47, des sacs de munitions et de grenades - la plupart volés aux meilleurs soldats ennemis équipés par les États-Unis que nous avions tués - mais toujours vêtus de hardes, nous sommes restés groupés, surveillant les femmes, incertains de ce qu’il fallait faire. S’’approcher ? Les femmes mangeaient et l’odeur de la viande rôtie nous a fait avancer.

« Bonsoir, les mères », avons-nous dit respectueusement.

Les femmes se sont arrêtées et ont jacassé, mais n’ont pas répondu, et pourquoi l’auraient-elles fait puisqu’elles ne comprenaient probablement pas notre grossier langage de signes. Nous avons remarqué qu’une femme, moins âgée que les autres, gisait par terre. Elle saignait d’une blessure à la tête et semblait étourdie.

« Pouvons-nous avoir à manger? » ai-je demandé. J’étais le chef non gradé mais tacite de la troupe. « Nous sommes de braves guerriers qui luttons pour votre liberté. »

Cette fois, mes gestes, pointant vers la nourriture et mon mime, semblaient avoir été compris et les vieilles femmes m’ont fait signe d’avancer. Je me suis approché du brasero en métal. Il y avait de la viande dessus. J’ai eu un mouvement de recul en voyant le petit bras qui se terminait par une main minuscule, et la petite tête toujours revêtue de son premier duvet. En quelques secondes les femmes ont calculé les conséquences de mon alarme et de ma répulsion, de sorte que j’attrapais à peine mon AK-47 qu’elles elles s’éparpillaient, non sans emporter les morceaux de leur festin sanglant. J’ai vidé un chargeur sur elles, tandis que ma section applaudissait au claquement des vieux os et aux gémissements des chairs fatiguées, même s’ils ne savaient pas pourquoi je tuais ces femmes. La femme qui tenait la tête l’a lâchée quand elle est tombée. Elle a heurté le sol et s’est retrouvée tournée vers moi.

C’est ce petit visage, vieux de quelques mois à peine, qui m’empêche de trouver le repos.



[i] « Follow the Drinkin’ Gourd » (« Suis la Grande Ourse »), chanson folklorique des Noirs Américains, publiée pour la première fois en 1928. La tradition raconte qu’aux Etats-Unis, les esclaves en fuite se servaient de ce point de référence pour ne pas se perdre le long de l’« Underground Railroad », qui les menait vers les Etats du nord.


Le RWANDA et moi

 

Je n’y suis jamais vraiment allé – traversé quelques fois, pour rejoindre Kampala de Bujumbura, un ou deux séjours de 48 heures tout au plus, pour je ne sais plus quoi – mais j’ai rencontré ce pays dans ma vie.

Makerere University, Kampala

J’enseignais, mon premier poste, le français langue étrangère à l’université de Makerere, à Kampala. J’y suis resté huit ans, d’abord occupé surtout par des débutants, plus tard chargé beaucoup plus des « Avancés », ceux des étudiants pour lesquels le français était une matière principale. De quoi voir passer plusieurs promotions, de les suivre, pendant ces années de dictature féroce en Ouganda, suivies d’autres dangereuses de guerre civile chaotique, toutes marquées par des pénuries profondes, des conditions de vie éprouvantes, qui obligeaient les étudiants à tirer plusieurs diables par la queue. Huit ans, le temps de nouer des liens forts, de maître à disciples, dont certains durent encore qui se sont transformés en amitiés solides.

Dans chacun des groupes, au fil des années, une certaine proportion d’étudiants se disaient Rwandais, ou Rwandaises bien entendu. En fait, il s’agissait des enfants des réfugiés tutsis qui avaient fui les massacres – je ne sais si le label de génocide a été retenu, mais c’est secondaire – dont le groupe minoritaire a été victime, à la suite de l’indépendance du Rwanda en 1960 et de l’occupation du pouvoir par les partis hutus.

Beaucoup ont été tués, d’autres ont fui en masse, pour la plupart vers l’Ouganda qui les a accueillis sans grande aménité et installés, surtout, dans sa province de l’Ouest, l’Ankole, proche de leur pays d’origine, géographiquement, mais aussi socialement, culturellement. Une forte communauté de réfugiés se sont donc installés dans cet ancien royaume à l’histoire et aux institutions comparables à celle du Rwanda, où on parlait une langue parente de leur kinyarwanda.

Pour autant, ce n’était pas forcément la belle vie. Accueillis, certes, mais a minima. Pas question d’en faire des citoyens ougandais à part entière – mais le souhaitaient-ils même ? puisqu’ils avaient à l’esprit toujours l’espoir de retour et l’idée de vengeance des maux et des spoliations qu’ils avaient subies. Les années avaient passé, émoussant les espoirs, la situation s’était figée, la vie avait continué, et c’étaient maintenant, en cette fin des années 70, les enfants qui avaient grandi en exil, parfois y étaient nés, les quelques meilleurs qui avaient réussi à montrer leurs capacités, qui arrivaient à l’Université.

Etait-ce dans cette perspective qu’ils apprenaient le français ? La question ne m’est jamais apparue, tellement je ne concevais même pas l’hypothétique retour. Mais eux ? Ce n’est que plus tard, résidant au Burundi, que je me rendrais compte de l’insondabilité des pensées des gens des Collines, de cette capacité à conserver enfouies des années durant sans qu’il y paraisse des rancoeurs, des haines, des ambitions, des espoirs, entretenus au plus profond jusqu’à ce que des circonstances, étincelles, permettent la déflagration. Les Rwandais, justement, allaient le révéler aux yeux du monde glacé d’horreur en 1994. Mais ce serait plus de 10 ans plus tard.

Ces étudiants rwandais me surprenaient déjà. Peu étaient seulement moyens. Je ne parle pas de la taille, celle des grands Tutsis, élancés, typiques. Un bon nombre se sont révélés particulièrement brillants. Une intelligence vive, acérée, une aisance dans le maniement des idées, dans leur expression. Parfois aussi ombrageux, distants, supérieurs presque hautains sans jamais dépasser les limites. J’ai pris de réels plaisirs à débattre avec ceux-là, à discuter tel point de littérature ou de civilisation, à devoir argumenter sur le fond. Ou celles-là, car si les filles se montraient moins altières, elles avaient autant de caractère. Et puis à l’opposé, j’en ai rencontré quelques cas, là et nulle part ailleurs : ces étudiants qui dans une langue sans faute, dans un français grammaticalement irréprochable, pouvaient remplir des pages de dissertation sans qu’à aucun moment ne se produise un sens cohérent, une idée compréhensible. Vous arriviez au bas de la page, au terme du devoir, en vous demandant ce qu’il avait bien pu vouloir dire, en quoi il avait si peu que ce soit abordé la question et donc comment évaluer ça.[1]

J’ai donc eu d’assez nombreux étudiants rwandais, anglophones, grandis en Ouganda avec le poids de l’exil, la vie pas facile de qui n’est pas citoyen, qui reste étranger, et qui essaie de se faire une place dans ce pays de refuge. Victimes de discriminations aussi, à l’embauche, à l’accès à des responsabilités, aux études. Avec les aléas politiques des régimes locaux changeants, qui parfois ont supprimé la gratuité de la scolarité pour les non-Ougandais, ou le droit aux bourses. Au point que certains étudiants, qui s’étaient toujours présentés comme Ougandais, se sont révélés, bien plus tard, être en fait des Rwandais dissimulés. On va le voir.

Université de Provence, Aix

Dans le cursus de français, il était prévu, à la fin des études, une fois la licence obtenue, un séjour de six mois en France, financé par la Coopération Française, pour parfaire la maîtrise de la langue. Dans les conditions de vie, ou plutôt de survie, de pénurie générale, prévalant alors en Ouganda, ce stage était un don du Ciel. Certes, nos étudiants travaillaient avec grand sérieux. Mais par ailleurs, l’objectif primordial était d’économiser le plus possible sur le montant, pourtant pas mirobolant, de la bourse qui leur était donnée pour se constituer de quoi se changer la vie au retour au pays. Les bagages, lors du départ, étaient hallucinants. Des valises de vêtements, ou de cosmétiques, que l’on allait revendre pour se constituer un pécule. Qui ramenait deux machines à coudre pour établir un atelier qui lui assurerait un revenu, puisque le salaire qu’il allait recevoir dans la fonction publique n’avait qu’un pouvoir d’achat dérisoire. Tel autre avait investi dans … Cette frénésie – irrépressible – d’économie avait parfois des effets désastreux. On rognait tant sur la nourriture que certains se sont retrouvés à l’hôpital, dénutris.

Cette année-là, le groupe d’une douzaine de Makerereans était parti à Aix-en-Provence, et non plus à Besançon comme auparavant, où en plus de tout il fallait combattre le froid. La promotion, que j’avais suivie depuis son arrivée sur les bancs de l’Université, était plutôt bonne et comptait quelques solides éléments. Nous nous étions bien entendus. Ils avaient été particulièrement suivis par une des profs de la Fac de Lettres, qui était venue à Kampala en tant qu’« external examiner »[2] et connaissait donc bien leur situation.

A la fin du stage, deux d’entre eux, une fille et un garçon, Edith et Bosco, ont exprimé leur volonté de rester pour poursuivre leurs études. Ils s’étaient inscrits à la fac en licence, et entendaient obtenir une maîtrise, voire au-delà. Longues discussions, mais la décision était prise, malgré le saut dans l’inconnu que cela représentait : plus de bourse, plus de logement, plus rien. Ils savaient. Au final, l’un et l’autre ont brillamment obtenu un doctorat, dans le minimum de temps, en finançant eux-mêmes leurs études, l’une avec des gardes d’enfants et des ménages, l’autre avec de la manutention et autres petits boulots. Chose finalement commune chez nous, mais inouïe alors là-bas. J’en reste impressionné.

Entre-temps, j’avais quitté l’Ouganda pour un autre poste en Afrique, mais je revoyais régulièrement Edith[3] et Bosco quand je revenais en France pour les vacances, à Aix. Je suivais leurs progrès, j’écoutais ce qu’ils me disaient de leur vie, sans jamais se plaindre. Avant que je ne quitte Makerere, Bosco m’avait demandé d’aider sa fiancée dans ses démarches pour le rejoindre. Elle faisait de brillantes études de vétérinaire, et il souhaitait qu’elle les poursuive en France, tant la vie au pays était devenue dure pour elle, et tant l’éloignement aussi leur pesait. Nous y étions parvenus sans trop de difficultés.

Les années avaient passé. A l’Université Ahmadu Bello où j’enseignais, dans le nord du Nigeria, nous avions trouvé une petite communauté ougandaise exilée qui y exerçait aussi, et qui nous avait immédiatement adoptés. L’Ouganda était toujours au cœur. Nous avions suivi de près avec eux l’arrivée au pouvoir de Museveni et la pacification du pays. J’admirais déjà avant le bonhomme. Son approche politique me semblait – et me semble encore, celle de cette époque – excellente. A nos amis Ougandais aussi, qui sont progressivement repartis au pays pour participer à sa reconstruction.

Ministère de la Coopération, rue Monsieur, Paris

Mon contrat au Nigeria terminé, j’avais été nommé en province pour enseigner en collège. Jusqu’à ce qu’au tout début de 1991 j’obtienne un poste à Paris, au Ministère de la Coopération. Bosco aussi était en région parisienne. Une fois son doctorat obtenu, il avait trouvé un poste de coordinateur de projets dans une importante ONG française, tandis que Rosine, devenue vétérinaire, travaillait dans un établissement public, à Maisons-Alfort je crois. Nous avions gardé contact, nous nous sommes revus.

A la Coopération, j’ai vite saisi qu’il ne fallait pas trop la ramener avec l’Ouganda, et surtout ne pas montrer sa sympathie. Ce Ministère était peuplé de personnes remarquables et dévouées, de grandes intelligences et sensibilités. S’y étaient accumulées l’expérience et la connaissance intime des réalités africaines, renforcées par une profonde empathie. Mais tout ce qui sortait de l’espace francophone et du « pré carré », le reste du continent, était un trou noir, terrae incognitae. Et comme sur les cartes anciennes les zones inconnues étaient peuplées de fantasmagories. Il y avait là force a priori, idées toutes faites, fantasmes simplificateurs.

Ainsi, Museveni était voué aux gémonies. N’allez pas plus loin, c’était l’homme des Américains, marionnette téléguidée pour nuire à la France.[4] Cela énoncé, la cause était entendue. Rien à en tirer, rien à ajouter. Anathème.

Mais l’hostilité était au centuple à la Mission Militaire, tout à côté de nos bureaux.

Entre temps, en octobre 90, la branche armée du Front Patriotique Rwandais (FPR) avait pénétré le territoire du Rwanda. Fondé en 1987, le FPR regroupait surtout la jeune génération des Rwandais réfugiés, qui avaient constitué en 1978-79 une bonne partie des troupes du UNLF de Yoweri Museveni lors de la « guerre de libération » qui avait chassé Idi Amin, et donc beaucoup avaient plus tard dès 1982 rejoint la guérilla du même Museveni en lutte contre Obote. D’ailleurs, nombre de ces descendants de Rwandais occupaient des postes éminents dans la nouvelle armée ougandaise (UNLA), ce qui froissait sensiblement les officiers autochtones. Le FPR s’était donné dès le départ comme objectif la reconquête du pouvoir à Kigali, ou plus officiellement le renversement du régime ethniciste hutu en place. Selon toute vraisemblance, on s’était entendu : les militaires rwandais quitteraient l’armée ougandaise en échange de l’appui de l’Ouganda à leur tentative de retour au Rwanda. Ce qui fut fait, de manière indéfectible.

Cette invasion du Rwanda par l’Ouganda (le raccourci allait de soi) avait largement outré en France, mais carrément ulcéré la Mission Militaire. Surtout à partir du moment où - et j’étais déjà arrivé à ce moment-là – le FPR avait commencé à s’imposer – par quelques moyens que ce fût - et fait subir des revers sanglants aux Forces Armées Rwandaises (FAR). Ulcération. Et c’est peu dire, à en croire les quelques échanges, les propos autour de la machine à café, ou des bribes de conversation entendues à la cantine, car l’indignation est sonore.

D’abord, ça crevait les yeux, c’était un coup des Américains, on l’a dit, qui voulaient affaiblir notre influence récemment établie dans une zone hors de nos anciens territoires, où on entendait remplacer les Belges qui s’en occupaient peu. Depuis presque deux décennies, progressivement la France avait établi une coopération de plus en plus étroite, tout particulièrement dans le domaine militaire, qui était devenu une chasse gardée.

Ensuite, c’était une provocation inouïe. Comment, une bande de minables, même pas une armée régulière, qui ose s’attaquer à nos amis, nos protégés ! Quelle audace ! C’est la France qu’on défie ainsi ! Au début, l’espoir qu’il n’en serait fait qu’une bouchée. N’avait-on pas formé les FAR ? Plus tard, quand celles-ci se furent souvent débandées, que le FPR eut pris le contrôle de certaines parties du pays, ce fut l’incompréhension, et l’humiliation, donc la fureur. L’Armée Française était remise en cause, directement : son savoir-faire, sa force, l’invincibilité qu’elle se voyait, sur ces terrains-là. Et en plus par qui ? Par des macaques, des guerrillas sans vergogne, des va-nus-pieds sortis d’on ne sait où. L’honneur était atteint, au plus profond.

Enfin, pour tant de membres de la Mission, ces soldats, ces officiers qui étaient défaits, qui tombaient victimes, c’étaient des gens qu’on avait formés, sur place, avec qui on avait fait des écoles militaires, avec qui on avait crapahuté, bu des coups, baisé des filles. Ce qui se passait était inacceptable, insupportable. Blessait profondément.

Voilà l’état d’esprit que je pouvais observer, quasi quotidiennement, au boulot. Et de temps en temps je retrouvais Bosco pour boire un verre, à Odéon ou aux Halles. Il m’avait déjà dit qu’en fait il était Rwandais, qu’il avait prétendu être Ougandais pour ne pas se voir refuser certains avantages réservé aux nationaux, en particulier en matière d’éducation. Il me disait maintenant qu’il était un des représentants du FPR à Paris, et me donnait les nouvelles en provenance de l’autre côté du front. On discutait de la situation. De la stratégie. Je retrouvais les façons de faire qui avaient été celles de Museveni lors de sa conqûete du pouvoir : engager les discussions, obtenir un cessez-le-feu sur la base d’un compromis qui procurait quelques avancées, refaire ses forces et reprendre l’offensive, nouvelles négociations pour obtenir d’autres avantages, et ainsi de suite jusqu’à ce que le fruit, pourri, tombe. Une stratégie qui n’avait pas mal fonctionné puisque, au fil des mois, la zone occupée/libérée par le FPR s’était agrandie, que celui-ci avait obtenu une présence militaire à Kigali, la formation d’un gouvernement avec à sa tête une Hutu modérée, et que les accords d’Arusha allaient consacrer un nouveau compromis …

Et ça fulminait toujours contre ces va-nu-pieds, supplétifs des Américains, qui mettaient en échec les protégés. Humiliation cuisante.

L’assassinat d’Habyarimana a fait (l’expression est mal choisie) l’effet d’une bombe, et le déclenchement du génocide a provoqué la sidération, incrédule d’abord, horrifiée ensuite. De toute part, c’était comment arrêter ça ? qu’est-ce qu’on peut faire ? on ne peut pas laisser continuer les massacres, il faut agir, … Ca a été la grande affaire, le souci de tout le monde. Chez tous les gens du développement, il fallait au plus tôt mettre fin aux tueries, à ce qu’on nommait déjà génocide. Chez les militaires, à ce sentiment-là, indéniable, s’en mêlaient-ils d’autres ? D’autant qu’entre temps le FPR avait repris son offensive et pris le pouvoir à Kigali, consacrant la défaite de l’armée qu’ils avaient formée, de leurs compagnons d’armes.


C’est dans ce contexte qu’est intervenue l’opération Turquoise, présentée comme uniquement humanitaire, au seul objectif de sauver des vies, et qui d’emblée a défini une « zone humanitaire sûre », où il n’était pas question que le FPR qui avançait toujours pénètre, dans sa démarche de prise de contrôle du pays. Un FPR qui était accusé, lui aussi, d’assassiner largement en représailles les supposés complices des massacres de Tutsis.

Que s’est-il passé à l’intérieur de cette « zone » ? Alors que la mission était exclusivement d’empêcher de nouveaux massacres, d’où qu’ils viennent, certains ont-ils espéré un moment que les FAR (Forces Armées Rwandaises, l’armée nationale du régime hutu, pas totalement mais très largement impliquée dans le génocide) se ressaisissent et reprennent l’offensive contre le FPR, avec leur neutralité, leur soutien, voire leur aide ? Cela en tout cas a tourné court, et il ne s’est plus agi que de sauver les meubles, ou plutôt ce qui restait des forces, et des personnels, en tout cas de commandement. Ainsi s’est déroulé l’énorme exode (volontaire ou forcé) des populations hutu vers le Zaïre voisin, dans de gigantesques camps de réfugiés où les cadres génocidaires faisaient largement la loi – comme le raconte une sœur qui y a été envoyée pour aider les réfugiés. Les principaux responsables, exfiltrés, ayant eux trouvé refuge en France ou en Europe, dont l’épouse d’Habyarimana, âme du génocide, dès les premiers jours de son veuvage.

Près de 30 ans après, le débat est encore âpre sur qui a fait quoi. La France est-elle ou non responsable … Les archives s’ouvrent, quelques lumières sont portées sur les points obscurs. Mais on aurait tort je crois de simplifier. D’uniformiser les jeux des acteurs. Sans fantasmes sur un « Etat profond », on peut admettre que des acteurs différents peuvent mener des jeux parallèles, à couvert l’un de l’autre, ou en manipulant les opportunités. Comment, tandis que se déroulait une tragédie invraisemblable que la plupart n’avaient pas imaginée ou cru possible, pas vu ou pu voir se tramer, pas su deviner ou croire (tandis que quelques-uns, par ailleurs, devaient avoir fermé les yeux, ou s’étaient tus), comment donc des politiques ont donné à une opinion demandeuse d’action un récit tout de bonnes intentions ? comment les militaires leur ont vendu une intervention parée des seuls atours humanitaires ? comment d’aucuns y ont vu l’opportunité d’un agenda servant une cause qu’ils croyaient juste et conforme à leurs valeurs ? comment un Président, habité par la défense des intérêts de la France en Afrique, ne voyant là qu’une attaque américaine contre notre présence, via des gens qui de plus avaient lâchement assassiné – tout le portait à le croire – celui avec qui il avait quelques liens d’amitié, a soutenu ou acquiescé à la démarche, en toute connaissance de cause ou n’y voyant que du feu ? comment faucons et colombes sont arrivés à un compromis ? comment certains ont manipulé d’autres ? …

Un écheveau aux intrications multiples, que les historiens finiront peut-être par démêler, au moins partiellement, et qui n’a jusqu’ici servi, de part et d’autre, que la propagande, celle qui se nourrit de simplification et d’occultation des faits, de dénégations stériles.



[1]  J’aurais peut être bien plus tard, lors de mon séjour au Burundi, un élément de la réponse. Dans cette très ancienne culture de montagnards particulièrement taiseux, où rien n’est plus réprimé que l’expression de ses pensées et  sentiments, la seule véritable forme d’art traditionnelle, la plus prisée en tout cas, est paradoxalement l’éloquence. On fait des discours à tout propos. On se distingue par son beau parler. Mais ce beau parler est tout en rhétorique, en figures de style, en proverbes et citations, en formules à double, voire triple sens (on vous le dit d’ailleurs d’emblée : n’essaie pas d’apprendre le kirundi, tu n’y parviendras jamais).  Tant et si bien que le meilleur discours est celui dont on se demande, à la fin, ce que l’orateur a bien pu vouloir dire.

[2] Selon l’usage britannique, en vigueur en tout cas dans les établissements d’enseignement supérieur de leurs anciennes colonies,  les copies d’examen  d’un Département sont relues par un enseignant venu d’une autre Université, aux frais de l’Université hôte, dont le rôle est de valider à la fois la justesse des notes attribuées  et le niveau général de l’enseignement dispensé, reconnaissant ainsi  la valeur du diplôme.

[3] Dr Edith Natukunda, une fois son doctorat en poche, est rentrée à Kampala, a vite obtenu un poste au Dpt des Langues de Makerere, dont elle est tôt devenue le Chef. Elle y enseigne toujours, livre de multiples combats, avec  la fougue et l’intelligence qu’elle a toujours montrées. Nous nous sommes revus. Son amitié fidèle m’honore.

[4]  Pour qui se souvient, le même sort fut jeté sur Ouattara, qui avait quelques idées de changement, à la mort d’Houphouët-Boigny. Venu de la Banque Mondiale,  il ne pouvait qu’être inféodé aux Yankees., et anti-Français. On connaît la suite.

vendredi 9 avril 2021

DU FRANC CFA A L'ECO (quel prochain épisode ?)


Kako NABUKPO
Dans son article « Du Franc CFA à l’Eco en Afrique de l’Ouest », publié dans la revue ETUDES de mars 2021, Kako Nabukpo nous propose une  anticipation, dans le cadre d'une remise en perspective historique. Le fouillé de son analyse, la modération de son ton, tout en affirmant des prises de position nettes, dépassent la technique monétaire pour la replacer dans une problématique de société.

« … rompre avec une pratique qui permet d’accroître les bénéfices d’une politique de rente plébiscitée par les élites au bénéfice d’une réinjection des capitaux dans les économies locales… »

« il (le CFA) est devenu un mécanisme d’assurance tout risque vis-à-vis des défaillances multiples et variées de la gouvernance des dirigeants africains de cette zone. »

Pays de l'UEMOA

« … pour éviter de tomber dans les mêmes travers, à savoir la pérennisation de l’extraversion des économies de l’UEMOA … protégées par une monnaie CFA … fortement incitatrice à l’adoption de comportements rentiers. »

«  une communauté de destin, fondée sur le caractère incontournable de l’intégration monétaire, économique et commerciale au sein de la CEDEAO, comme seule voie de développement endogène en Afrique de l’Ouest. »

Tout cela est parler d’or. Kako NABUKPO définit de réelles perspectives, clairement énoncées – avec souvent d’ailleurs pas mal d’habileté – et je m’y reconnais très largement.

                                                      

Ce qui peut-être m’autorise à une remarque. Il évoque quatre « options de transition du franc CFA à l’éco »[i], et je me suis étonné de ne pas en trouver une cinquième, à mes yeux pas totalement improbable : celle d’une monnaie unique de tous les pays de la CEDEAO sans le Nigeria, qui dans un avenir prévisible garderait sa Naira et sa souveraineté monétaire, quitte à avoir des accords de stabilisation entre les deux entités.

J’ai cru percevoir le bout de l’oreille de cette option fin 2019, dans la suite des événements de l’époque. Parmi les acteurs, tout le monde s’accorde sur « il faut que ça bouge ». Mais comment ?

Acte 1.Ouattara, le patriarche respecté de la zone, conservateur en diable sur ce sujet, tient, avec les anciens du club des Chefs d’Etat francophones dont il se fait le porte-parole,  à la « pratique qui permet
d’accroître les bénéfices d’une politique de rente », à savoir l’arrimage à l’Euro et la garantie de change. Il vient à l’Elysée.  Il est tout proche du départ, on l’y accompagne en douceur avec tous les honneurs.

Acte 2. Macron, à qui on a dit le know how avec un Ancien chef d’Etat, doyen du club qui tient encore les rênes, va signer avec Ouattara l’accord du 20 décembre. Remue-ménage à la CEDEAO, mais surprise, un communiqué du Ghana annonce qu’il veut rejoindre ce nouvel Eco, appelle les autres pays à faire de même et tous à « working rapidly towards… adopting a flexible exchange rate regime ».  Ca passe presque inaperçu (qui parmi les Francophones s’intéresse à ce qui se passe chez les voisins, quand la maison est chamboulée ?) mais ça change tout.


Le scenario se dessine : le Ghana rejoint l’ECO (UEMOA), entraîne avec lui les autres petits Etats non-francophones, sauf le Nigeria bien entendu qui ne peut condescendre. Ouattara est parti en majesté. On peut remettre la question sur le tapis, parler des choses sérieuses, notamment avec son remplaçant, et avec un Ghana qui se voit bien en leader. Quelque chose me dit que Paris n’aurait pas vu cela d’un mauvais œil car si, dans notre Etat profond, il est encore des conservateurs ligne Ouattara, les points de vue ont bien changé. N’aurait-ce pas été une opération diplomatique menée de main de maître ?

Acte 3. Le mastodonte Nigeria ouvre un œil et réagit enfin. Il convoque à Abuja tous les non-UEMOA et tonne. Hold-up ! Ingérence ! On ne permettra pas ! Mais rien de concret. On baisse la tête, le Ghana fait résipiscence qui n’engage à rien, d’autant
qu’il doit élire son président très bientôt. On  rentre à la maison, rien n’est joué, les petits balancent.

Acte 4. Patatras ! Le destin a frappé. Le Premier ministre candidat à la succession de Ouattara décède. Personne – même Paris – ne peut dissuader Ouattara de se représenter. Peut-être justement a-t-il perçu que SON Eco, son grand-œuvre final, était en péril, et avec lui tout le système peinard francophone ? Qu’on l’avait roulé dans la farine (spécialité ivoirienne) ?
Le scénario billard à trois bandes s’écroule, ou est remis à la Saint Glinglin. Tout s’est soudain figé,

Muhammadu BUHARI
avec la double glaciation Ouattara-Covid. Le Nigeria a sonné le rassemblement, et c’est, à l’heure actuelle, pour ce qu’on peut en percevoir de l’extérieur, bloc contre bloc. L’option 3 de Kako Nabukpo. Catastrophique.
On attend le dénouement à l’Acte V.

Même si j’en parle de façon plaisante, cette option 5 ne me semble pas à négliger. Plusieurs arguments.

·         Pas besoin de relire La Fontaine. Une union monétaire où un seul membre pèse 70% du PIB et 52% de la population est une union autour de ce membre, les autres se rangeant sous son hégémonie. Penser qu’il peut jouer le rôle de locomotive de la CEDEAO, de « prêteur en dernier ressort » si cela ne correspond pas strictement à ses propres intérêts est se faire des illusions. Chacun le sait. Les voisins le savent, qui ont été témoins du comportement « solidaire » lors des expéditions militaires nigérianes dans la sous-région – réalisées ou soigneusement évitées.

       

UEMOA, ZMAO et CEMAC

·  A l’inverse, un regroupement CEDEAO minus Nigeria aurait l’avantage de rééquilibrer tant soit peu les choses (PIB 30/70, population 48/52), de créer un ensemble sinon homogène, du moins assez cohérent, avec des membres prééminents de poids comparables (Côte d’Ivoire-Ghana), la conscience qu’on ne peut rien faire seul et qu’une entente est essentielle.

·         · Les deux entités (ECO/NAIRA) pourraient ne pas être opposées, et même pourraient coopérer – régulation des taux de change, convertibilité garantie, etc. - pour faciliter les échanges et le développement des activités de transformation. La CEDEAO garderait – ou trouverait - à ce titre tout son sens.

·         · Encore faut-il que le Nigeria accepte de renoncer à des ambitions de suprématie régionale. Est-il déjà en mesure d’assurer cette suprématie, tout occupé qu’il est encore à renforcer sa cohérence intérieure et à développer son marché intérieur ? Attend-il le retrait de la France dont les petits voisins se font un bouclier pour se protéger du géant, avant de ne faire qu’une bouchée de toute la région ?
Ou ne trouverait-il pas son intérêt, au moins temporaire, à une ECOopération avec ses 14 partenaires engagés dans une politique économique dynamique, une stabilité financière et politique, structurant un vaste  marché où le Nigéria pourrait écouler ses produits, investir ses capitaux, trouver des débouchés pour ses jeunes élites ?

Pas pour demain, certes, mais une telle option ne serait pas la moins équilibrée, la moins attentive aux intérêts  bien compris des uns et des autres.
Peut-être aussi une option qu’il n’est pas aisé même d’évoquer publiquement quand on occupe un poste de responsabilité, au milieu des enjeux de pouvoir et des subtilités diplomatiques. Mais quand on ne parle comme moi qu’en son nom, sans rien d’officiel ?



[i] A savoir : (1) « L’ECO, simple avatar du Franc CFA, parie sur l’élargissement progressif de l’UEMOA » ; (2) « celle d’un ECO réel fondé sur la convergence (…) du PIB par tête », convergence vers le trio de tête Cap-Vert, Nigeria, Ghana ; (3) une autre zone monétaire ZMAO, à côté de l’UEMOA ; (4) l’ECO monnaie commune et non monnaie unique (accords  de taux de change, résorption des déséquilibres, processus d’intégration).