mercredi 12 octobre 2016

A mes camarades de gauche - Pour ne pas se tromper d’époque

Ce sera donc Macron. Pas par défaut, ni en désespoir de cause. Ni même pour voter utile et faire barrage à la peste brune. Mais parce que c’est le choix de gauche aujourd’hui.
Mes raisons.

Une vision du monde tel qu’il est, aujourd’hui.

Son analyse politique part d’un constat : le monde a profondément changé, il faut s’y adapter au mieux.
Notre société vit encore sur les grandes fondations posées par le CNR, en 1945, réajustées en 1968. Ce grand compromis historique (qui n’exclut pas le conflit) a longtemps très bien fonctionné, adapté qu’il était au monde d’alors. Désormais, il dysfonctionne, inadapté qu’il est au nouveau contexte.
Pire, il est souvent entré en négativité. Ce qui devait protéger en vient à exclure et marginaliser. Une certaine pratique de l’égalité produit de l’injustice et creuse les inégalités. Des multinationales tiennent la dragée haute aux Etats. Les grandes questions ne se règlent plus au même niveau, internationalement.
Pour ne pas sombrer à moyen terme, pour conserver un avenir dans un environnement international très compétitif, il faut tout remettre à plat, jeter les bases d’un nouveau contrat social qui – si la gauche le veut, si elle s’en donne les moyens – préserve les valeurs auxquelles nous sommes attachés, selon des modalités nouvelles.
Il faut mettre de la justice, de l’égalité des chances, de la solidarité dans un système qui, alors qu’avant on cherchait la stabilité, favorise la fluidité, le changement, la mobilité et l’adaptation.
C’est tout l’enjeu de cette phase du combat politique.

Des candidats à l’ancienne

A droite, Fillon fait le constat que le modèle social craque de toutes parts, qu’il ne peut plus être financé, et propose de raboter, de diminuer, de réduire les prestations, les avantages, mais dans le même cadre, sans perspective autre que la potion amère. De la réaction pure.
A la gauche de la gauche, Mélanchamon restent aussi dans la continuité. Ils défendent coûte que coûte l’état ante, qu’ils promettent de préserver, de conserver tel quel. Comment ? Tout est bon, on emprunte, on distribue, on « prend aux riches », on se coupe de l’extérieur. Postures, rodomontades, coups de menton. En fait, ils se cantonnent dans l’ordre du désir, et le déni du réel. C’est beau comme l’antique, mais ça va dans le mur. Prenez gaarde ! Prenez gaarde ! Arrière-gaarde !!

Contradiction principale et contradiction secondaire

En fait, ce clivage anciens/modernes traverse toutes les familles politiques.
Il traverse la droite et le centre dans des nuances entre fieffés réactionnaires qui veulent tailler dans les avantages sociaux et les avancées sociétales, et des novateurs qui veulent une adaptation aux nouvelles modalités de production et d’échanges, mais avec un niveau de protection sociale minimum.
Le clivage est bien plus marqué à gauche, et remonte en fait à 1983, sur deux points : produire pour redistribuer (intégrer l’économie de marché) et faire le choix de l’Europe (prendre en compte les limites de la dimension nationale). Corollairement : exerce-t-on le pouvoir, pour impulser des choix positifs, même limités ? ou se cantonne-t-on indéfiniment dans la protestation en laissant les choses se faire ?
Le fait, depuis 1983, et surtout pendant ce quinquennat, de ne pas avoir assumé ce clivage et tranché, aboutit à une situation absurde de profonde et confuse division.
De fait, la contradiction essentielle droite/gauche, dans cette phase politique particulière, et dans la perspective de l’exercice du pouvoir, s’estompe derrière celle entre conservation/adaptation. On reste sur le logiciel ancien (devenu hors-réel, dogmatique) ou on trouve les formes politiques adaptées à une réalité nouvelle. Analyse concrète d’une situation concrète, et non nostalgiques postures et ressassage de mythes glorieux. Oripaux de discours qui cachent mal un conservatisme foncier et la pure résistance au changement.

Une démarche de rassemblement

Dans un tel contexte, si on veut peser sur l’organisation sociale en devenir, – et non la subir en bramant comme des veaux, ou assister impuissants à son démantèlement anti-républicain – il faut exercer le pouvoir pour définir la société de la mobilité solidaire, y participer de façon dominante pour obtenir des solutions qui intègrent les valeurs de gauche. Et dans l’immédiat : faire élire à la présidence un homme porté par un mouvement qui peut le permettre.
Macron ratisse large ? Il faut pouvoir réunir une majorité, et on ne le fait pas en excluant. Il faut pouvoir terminer en tête, ou second au premier tour. Rassembler suffisamment pour détourner du FN et de ses tentations nationalistes, anti-démocratiques, périlleuses, et pour battre une droite réactionnaire économiquement comme socialement, adepte de la souffrance imposée.
Y a-t-il du mal à recevoir des soutiens venant d’un large horizon du paysage politique ? L’important sont les axes politiques sur lesquels se font ces soutiens, et la fermeté avec laquelle ils sont maintenus et affirmés.
Faut-il rappeler que justement le Conseil National de la Résistance, qui a jeté les bases de notre société des 70 dernières années, rassemblait des communistes aux démocrates chrétiens, en passant par les socialistes et les gaullistes qui comptaient même parmi eux des individus d’extrème droite qui avaient fait le choix de ne pas collaborer ?
Une démarche de rassemblement n’est pas forcément une horreur pour quelqu’un de gauche, les exemples historiques sont là. Faut-il forcément une guerre ou une révolution violente pour s’y résoudre ? Sommes-nous incapables de négocier et d’opérer des changements structurels profonds – une « révolution » dit Macron – sans contexte dramatique ? Peut-on donner sa chance à Turgot ?

Les enjeux politiques

Mais rassemblement ne veut pas dire « tout le monde il est beau ». Car c’est dans le contexte d’une présidence Macron que se décideront les rapports de force, et les orientations majeures des compromis. Que reviendra, comme naturellement, le clivage droite/gauche, mais dans une problématique nouvelle, refondatrice.
Aurait-on oublié ce qu’est la politique ? Serait-on à ce point imprégné du monarchisme Vème république pour penser que le Président est tout ? Faisons lui crédit d’une sensibilité personnelle de gauche, et il vaut mieux que ce soit celle-là qui soit à l’Elysée qu’une autre. Mais quand bien même, et pour ceux qui seraient méfiants, voire qui penseraient le contraire : ce qui va compter, c’est la suite. Quels seront les équilibres de la prochaine majorité présidentielle (si, comme il faut le souhaiter, il y en a une). Comment s’établiront les équilibres ? de quels poids les forces en présence ? Les législatives vont être au moins aussi importantes que la présidentielle. Il est impératif – à mes yeux - que la gauche soit présente et forte, qu’elle puisse peser, non pas à reculons et par obstruction, comme une bonne partie l’a fait ces 5 dernières années, mais de façon innovante, portant des solutions pétries de ses valeurs. Il faut peser sur le centre de gravité du rassemblement derrière Macron.

En Marche !

Etre de gauche aujourd’hui, surtout pour ceux qui ont été acteurs des années 70 et 80, c’est regarder la réalité du monde et l’analyser tel qu’il est : tout a changé, et les certitudes, les recettes, les perceptions, les a priori doivent être remis à plat, revus, adaptés au nouveau.

Le déni, qui fonde l’approche dogmatique de toute une gauche « radicale », faite de postures, d’a priori jamais questionnés, de fantasmes glorieux et mythologiques, d’anathèmes, de diabolisations, que ce soit sous forme tribunitienne grandiose ou gentiment illusionniste chez Mélanchamon, ne mène à rien. Elle isole une bonne partie des forces de gauche, les jette dans une impasse, alors que, lucides, elles seraient bigrement nécessaires pour contribuer à définir et négocier le contrat social français du XXIème siècle.

Ah ! On les a aimées, nos 70s !

Ah ! on les a aimées, nos 70s ! Pas seulement parce qu’il y avait les Stones, les Beatles, le Rythm’and Blues (un Otis Redding disparu trop tôt, mais aussi Aretha Franklin, James Brown). Bien sûr un peu endeuillés aussi, Jimmy Hendrix, Janis Joplin, mais quelle musique, que les jeunes aujourd’hui écoutent encore ! Ca bouillonnait de tous les côtés, au cinéma, en littérature, pas toujours du meilleur, mais beaucoup de provoc. Tout changer, tout bousculer, puisque l’avenir était assuré, radieux, forcément radieux.

Le corps

On se libérait d’un étouffoir bienséant et convenu, en faisant craquer les contraintes, obstructrices de bonne jouissance. Sous De Gaulle et même avant, sous le couvercle de bonnes mœurs et de contrôle social, le travail de sape avait bien commencé, creusant ses galeries. Il a suffi de quelques bons assauts pour que ça s’écroule par pans entiers. Tout ce qui corsetait, aux orties ! A commencer par les vêtements eux-mêmes, symboles de la contrainte et des entraves. Se dénuder était se libérer. Nager, dormir à poil. Pas de slip sous le jeans. Sentir le contact des tissus soyeux avec l’épiderme. Jamais plus de « tricot de peau », alias marcel ; la chemise, ou le pull, à cru. On en est (j’en suis, en tout cas) encore imprégnés.
C’était, par chez nous, l’aboutissement d’un long processus où la « libération » du corps allait avec, et symbolisait – surtout avec l’habillement féminin -, la libération tout court. La fin du corset, les parties du corps qui apparaissent, on sort tête nue, le maillot de bain puis le bikini, les jupes qui raccourcissent, raccourcissent …
C’était – c’est – notre histoire, et on s’en trouve bien. Qu’on en soit fiers, pour nous-mêmes, est légitime et ne fait de mal à personne. A condition de ne pas croire que ces représentations sont partagées, de prétendre à leur universalité, et de juger le monde entier à leur aune, voire à les imposer.
Il m’a fallu aller ailleurs pour m’apercevoir que ces schémas n’étaient pas partagés. Pour les étudiants de Makerere, se baigner nu, c’était bon pour les paysans au village. Eduqué, on avait un maillot, même pour passer sous la douche. Pour autant qu’on puisse voir, la plupart des Africains, à Bamako, Abidjan, Nairobi, etc. portent des marcels. Pour la sueur, m’a-t-on répondu. Comment partager ce sentiment ancré en moi qu’un marcel m’entraverait, et que je ne consens au Tshirt sous la chemise qu’en cas de froid ? Mais pas la peine d’aller si loin : enfants   et petits enfants achètent des pyjamas !
Dire que le rapport au corps, et donc au vêtement, est culturel est une banalité. Mais il faut en tirer les conséquences. Par exemple, toute la question de la présence de l’Islam dans notre société, en France, se cristallise et s’enkyste autour de la question du voile et autre burkini. Nous sommes français : l’importance accordée au vêtement et à la bouffe nous structure. Mais la conséquence en est que certaines prises de position, parmi les mieux intentionnées, qui voient là un recul, un retour en arrière – je pense à Mme Badinter – s’articulent autour d’une bonne dose d’ethnocentrisme qui les rend inopérantes.
Sortir de soi, des catégories qui nous ont faites – et dont on peut se trouver fort satisfait pour soi-même, voire en éprouver un certain orgueil – demeure un impératif pour agir en personne de progrès dans un monde qui s’est élargi, qui a muté. Sauf à penser, sous couvert d’un discours rouge vif, satisfait de soi et beau comme l’Antique, qu’après nous le déluge.

Le travail

Passons donc aux choses plus sérieuses.
Le monde était quand même plus simple.
D’abord, on s’était bien installés dans la croissance, et l’amélioration des conditions de vie. La salle de bains et la voiture c’était déjà y avait 10 ans. L’électronique démarrait. Le développement industriel et agricole rendaient plus de produits plus accessibles. La télé prenait des chaînes. Et on ne se souciait pas trop que cette prospérité reposait pas mal sur un accès à des matières premières bon marché, obtenues en grande partie dans ce qui n’étaient plus des colonies. C’est plus tard que ça va se rebiffer, du côté des pétroliers. Mais c’est le début de la bascule.
Grosso modo, chacun trouvait sa place, et son rôle. Quand on était embauché par une boîte – et assez peu ne l’étaient pas, une fois passé le stade de l’exode rural – il n’y avait plus grand souci à se faire. Bien souvent, c’était pour la vie, au moins le pensait-on. Même qu’on faisait venir en masse des immigrés pour faire tourner les machines à plein. Au Maroc, lors de la sélection, on gardait les meilleurs pour le développement du Royaume, et on laisssait partir le reste. C’était tellement stable que pour fidéliser cette main d’œuvre, on a permis de faire venir les familles – c’est Giscard qui a introduit le rapprochement familial. Elle ne posait pas vraiment de problème, on ne la voyait pas. Eboueurs la nuit, sur les chaînes, les chantiers, … résidant en foyers ou bidonvilles, à l’écart. C’est quand les enfants ont grandi, qu’ils ont pris des boulots à l’air libre que d’aucuns se sont dit « Tiens … »
Tout n’était pas rose, loin de là. Les conflits sociaux étaient nombreux. Mais dans un entre-soi patronat-salariés. Les choses étaient claires. Chacun savait à qui il avait affaire.
Les patrons, c’était encore bien souvent familial. Des restes des 100 familles d’antan, mais plus encore des plus petits. Attachés par les viscères à leur entreprise, hormis quelques héritiers flambeurs ou bons à rien, mais ils étaient là, avec qui se colleter. Et ils y resteraient. Sinon c’était des nationalisées, et le jeu était clair. Un gouvernement de droite actionnaire, on pouvait s’y opposer d’une pierre deux coups, les conflits étaient réglés comme papier à musique. Pas de crainte de faillite ou autre, c’était pour la vie. Des acquis sociaux quasi privilèges, EDF, SNCF, et ça tirait aussi le reste vers le haut. Et puis il y avait le « grand capital » (la fin prononcée « tÂl » comme Georges Marchais), le phénomène qui de développait, le « Capitalisme Monopoliste d’Etat », l’entrée de la finance au capital des entreprises, les concentrations et restructurations, quelques banques d’affaires qui jouaient le rôle des méchants du moment. Paribas, Rotschild, Worms, pour l’essentiel. Mais ça restait de chez nous, national.
Donc des conflits, des grèves, des manifs. Des victoires tangibles, qui renforcaient l’ardeur à lutter. Sur le temps de loisirs, sur les augmentations de salaire. Tout ça vite grignoté par l’accroissement de la productivité et l’inflation à deux chiffres, qui rabotait et au-delà le gain sur la feuille de paie. Mais l’impression demeurait que le niveau de vie allait s’améliorant, même s’il était certainement dû davantage à une baisse de la valeur des produits en francs constants qu’à une meilleure rémunération du travail. Et régulièrement une bonne dévaluation remettait les pendules à l’heure. Disons même, on bénéficiait de la redistribution d’une partie au moins des fruits de la croissance continue des 30 glorieuses. Donc, l’espoir était là, on pouvait changer ce monde qu’on aimait bien au fond, l’améliorer.

C’est plus la même. Les Japonais, les Chinois, d’autres ensuite se sont mis à fabriquer moins cher ce qu’on faisait si tranquillement nous-mêmes. On a rigolé au début, tellement c’était merdique, puis on a ri jaune. Faillite des usines, délocalisations, entrée des fonds de pension et autres grands investisseurs au capital de nos belles entreprises dès qu’une faille se présente. Même les mastodontes, tous ou presque privatisés, comme les civilisations, sont désormais mortels. Ca peut se crasher comme rien (compagnies aériennes, …), se faire bouffer et disparaître en petits morceaux. Pas seulement quand elles sont en difficulté – là c’est déjà trop tard -, mais si elles n’ont pas anticipé les évolutions, les tendances, prévu les trous d’air. Elles, ce sont les entreprises, les usines, les banques, les services, etc.
Première conséquence, on ne peut plus jouer au rentre dedans pour conquérir des avancées. Des revendications qui fragiliseraient l’entreprise et mettraient en péril sa survie ou son équilibre deviennent contre-productives, la balle dans le pied. On n’en voit d’ailleurs presque plus. Ce qui fleurit, en revanche, ce sont les conflits défensifs, contre les restructurations, les plans de licenciement, les rachats par des géants hostiles ou des ogres douteux. Certes. Mais ces batailles en défense, pour conserver en l’état, si légitimes soient-elles, sont rarement positives. Soit elles échouent, après de longs efforts, soit des compromis bancals sont trouvés, qui de fait retardent plus qu’ils n’empèchent (les engagements pris sont rarement tenus, ou pas longtemps), soit les victoires sont de faux-semblants. Ainsi de la glorieuse lutte des Fralib à Marseille. Il s’agissait au final de conserver l’usine et l’emploi de 182 salariés. Après des mois de grève, une solution de reprise par les employés a été trouvée, avec 57 des anciens conservés, seulement. Une formule innovante, tant pour la production que pour la gestion, mais est-ce si éloigné du plan de licenciement proposé par la direction au début du conflit ? Au-delà de l’aventure humaine et collective, quel est le gain réel ?
En tout état de cause, le syndicalisme de conservation de l’état existant, où protection signifie conserver à l’identique, figer un état par ailleurs dénoncé, mais par précaution ou peur de solutions nouvelles, est à côté de la plaque. Quand Mélanchon dit qu’il ne faut plus de licenciements, il crée des illusions néfastes, il mène à des impasses, il bloque la nécessaire évolution des luttes. C’est de la réaction.
Cela veut-il dire que toute lutte est vaine ou inutile ? Loin de là. Mais mieux vaut qu’elle soit autre. Qu’elle se mène en amont des difficultés, en associant au plus près les salariés à la gestion et à la stratégie de l’entreprise. Donc une lutte pour la représentation des salariés aux conseils d’administration et à la concertation avant les prises de décision. Ce qui signifie un syndicalisme de responsabilité et non d’opposition. Il faut aussi que tous les acteurs discutent les évolutions par définition nécessaires – y compris en termes de fermetures ou modification de postes, de compression de personnel, de mobilité, etc. Cela ne nie pas les contradictions, les intérêts divergents entre capital et travail, la lutte des classes, et les conflits inhérents. Cela les déplace dans le temps et dans les méthodes. Par ailleurs, la gestion du changement et la mobilité exige des dispositifs collectifs hors de l’entreprise, lorsque les solutions ne peuvent être internes (indemnisation des pertes d’emploi, formations de reconversion, aide à la mobilité, etc.). D’où aussi des luttes à mener pour l’amélioration des dispositifs, leur adaptation, et une nouvelle réflexion à mener sur la participation des entreprises à leur financement, puisque cela devient aussi pour elles un service externalisé.

Je n’ai pas parlé de la technologie qui change tout à toute allure. De notre bon temps, quand on sortait de l’école avec un bagage, ça servait longtemps, peut-être toujours pensait-on, à voir les anciens. Classement selon le diplôme de sortie, carrières à l’ancienneté, catégories ou corps bien étanches, on grimpe patiemment les échelons dans son métier ou son activité, ça faisait sens. Quid aujourd’hui quand tous les postes de travail évoluent, TOUS, sauf peut-être le restaurateur de vitraux, ou autres métiers d’art, et encore. Banalité : il ne faut plus espérer une carrière linéaire, mais plutôt savoir qu’on va changer d’activité, de métier, de secteur, de type de statut en tant que travailleur. Ne plus penser en termes de carrière mais de parcours, de trajet ou de trajectoire. Avec au cœur le changement.
Là encore, au risque de se répéter, cela n’exclut pas, bien au contraire, les luttes, les combats sont nécessaires, indispensables, pour organiser un cadre juste, accompagner cette mobilité et ces adaptations. Formation pour se perfectionner ou se reconvertir (et non seulement pour améliorer ses performances dans la boîte), dispositifs pour pouvoir emprunter, accéder à la propriété quand on est mobile et … dirai-je précaire ?  en tout cas pas inscrit dans une stabilité sur 20 ans.
Il faut donc repenser les combats à mener. On retrouve le clivage gauche/droite. La gauche se doit d’inventer – et de mettre en place – ces nouveaux dispositifs qui permettront à chacun de vivre positivement les nouveaux parcours d’existence, et non de les subir sans protection, dans l’absence de règles et de solidarité. Mais il est des mots qu’il faut décaper d’urgence, tant ils piègent dans le discours ancien. J’en vois deux, qui bloquent la réflexion et crispent sur des peurs. D’abord précarité. Péjoratif, négatif en lui-même, il en est venu à être synonyme de changement. Il y aurait précarité dès lors qu’il n’y aurait plus d’emploi à vie, de CDI en béton, de statut coulé dans le bronze. Le changement n’est pas négatif en lui-même – au-delà du sentiment, de l’affectif peut-être, mais il faut évoluer là-dessus. Etre sujet au changement, à la mobilité devient précarité quand sa possibilité (sa menace dès lors) se réaliserait sans aucun accompagnement, sans aucune prise en charge, sans perspective de rebondir, en mieux. Construire une société de la mobilité, promouvoir la culture du changement, c’est lutter contre la précarité si les dispositifs adéquats et protecteurs sont mis en place – et seule la gauche le fera, ou peut-être de longues luttes contre une droite du chacun pour soi. Le deuxième mot, il est là, est protection. Celui-là piège aussi, car il est presque toujours entendu comme : garder en l’état, statu quo, maintenir l’existant. C’est illusoire et néfaste. C’est du Mélanchon qui conserve. Une telle protection statique ne protège d’ailleurs plus rien. Le parapluie sert pour une pluie fine ou une légère averse, il ne sert à rien par gros orage ou pluie tropicale. Une politique de gauche ne « protège » plus, dans ce sens là, mais « trampoline », c’est-à-dire amortit la chute, en évite les souffrances, et donne les moyens de rebondir. C’est le nouveau sens à donner à la protection, les dispositifs à inventer ou perfectionner pour l’assurer.
On voit ici que le travail excède l’entreprise. Une bonne partie de ses enjeux la dépassent, et concernent la société : cessation d’activité, mobilité, formation, reconversion, etc. Les acteurs économiques – qui gèrent paritairement les grands organismes - ne sont plus les seuls concernés par l’assurance chômage, la gestion des retraites, la formation, … La société tout entière l’est. Dès lors il faut repenser aussi les frontières du syndical et du politique tant l’interférence est grande, et la confusion des rôles aussi.


La politique



L’international




lundi 29 août 2016

Le CFA est-il un problème monétaire?

Décidément, ça se met à parler beaucoup de ce sujet souvent jugé tabou. En réaction à une série d'articles sur Mediapart ( https://www.mediapart.fr/journal/dossier/international/notre-serie-le-franc-cfa-en-question), les quelques remarques suivantes, osées puisque d'un tout sauf économiste spécialiste des questions monétaires.

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Je me permets quelques réactions de béotien à la série d'articles sur le CFA dont l'argumentaire me semble largement parasité, à son détriment.

PARASITE 1 Faut il être un gbagboiste enfiévré pour se livrer à une analyse critique du système CFA? Je ne le pense pas. Certains a priori et formulations outrancières me semblent relever d'un autre combat que je ne discuterai pas mais qui nuisent au propos au risque de le rendre inaudible. La patte de certains des rédacteurs, ou concession à Mediapart?
 
PARASITE 2 La France. Elle est coupable de tout et de son contraire. D'avoir imposé la devaluation de 84, de la refuser depuis. De profiter honteusement des réserves. De laisser les dirigeants les accumuler. Le rôle qu'on lui fait jouer ici est celui du punching ball. On lui porte les coups qui devraient ou devront être portés aux vrais adversaires, mais c'est diversion. Ça peut plaire à l'auditoire mais ça occulte les vraies questions. Quand bien même tout serait vrai (y compris les zestes de mauvaise foi), comment la France pourrait elle s'opposer à la volonté de deux groupes de pays, ensemble ou séparément, de recouvrer leur autonomie monétaire ? Impossible. Dès lors la question devient: Pourquoi cette volonté ne se manifeste -t-elle pas? Et dès lors aussi tout ce discours de dénonciation de la France devient secondaire. Elle en profite? Elle exerce du pouvoir? Pardigue! Elle aurait tord de s'en priver. Mais quels avantages y a-t-il au statu quo qui compensent ces inconvénients et font (à qui?) préférer le maintien ? La réponse selon moi est essentiellement et fondamentalement politique et non monétaire.
Mais quelques remarques préalablement.
 
REMARQUE 1 Il est parlé avec envie de ces pays qui ont leur monnaie nationale, et la gèrent comme des grands. C'est un fait. Mais il ne faut pas oublier l'histoire. Il y a eu une époque où le cédi ghanéen s'est effondré jusqu'à ne plus valoir rien ou s'utiliser par milliards pour acheter une bière. A l'instar du mark de la République de Weimar. Idem au Zimbabwe. Quand je suis arrivé au Nigeria en 1983 la naira s'échangeait contre un dollar. A mon départ en 1987, il en fallait largement plus de 100, je ne me souviens plus très bien. Avec contrôle des changes, non convertibilité et marché noir florissant. Il m'est arrivé d'aller faire mon marché dans l'Ouganda d'après Idi Amin en emportant non pas des liasses de la plus grosse coupure mais des paquets de 10 liasses qu'on ne déficelait plus pour acheter ses tomates. Même dans le sage Kenya le shilling s'est largement et progressivement érodé. Je ne parle pas des pays où le dollar US est devenu la monnaie d'échange la plus courante.
Bien sûr ces pays ont redressé la barre, sous contrainte d'ajustement structurel en général, et certains sont aujourd'hui enviables, même si on peut faire la fine bouche.
Mais ce qui me semble le plus important dans ces processus est la redistribution des cartes qui s'y est jouée.
Tous les revenus d'ordre salarial (en particulier dans la fonction publique) se sont effondrés : à un moment le salaire mensuel de mes collègues à l'université correspondait au prix d'un casier de bière. Tout ce qui était d'ordre marchand, en revanche, pouvait suivre le rythme et s'ajuster vaille que vaille. Y compris les services. Le prof le matin faisait la pub pour ses cours privés de l'après-midi.
Les marqueurs sociaux ont changé. On est passé du statut et de la position au "business minded" ( y compris la marchandisation des possibilités offertes par la position).
Parallèlement les prix des produits importés augmentaient d'autant et les produits locaux devenaient attrayants ou mieux que rien.
Pas sûr que ceux qui peuplent les institutions, qui vivent de salaires et qui consomment de l'importé acceptent de gaîté de coeur la perspective d'une telle remise en cause de leur mode de vie. Pas sûr que ces épisodes dramatiques soient inéluctables et qu'une transition plus modérée soit impossible. La rue Monsieur en 84 s'évertuait à imaginer des dispositifs qui amortiraient les effets de la dévaluation pour les populations, aisées en particulier. Pas sûr non plus que les changements de mentalités induits par les crises dans les autres pays puissent se produire aussi.
 
REMARQUE 2 Monnaies nationales ou régionales? Là encore la question est secondaire par rapport à une autre: Quelle politique économique pour le développement de quelle société ? S'il s'agit d'un chacun pour soi et d'une course à la compétitivité, go national, et les plus faibles seront vite distancés. Mais gare à la fable des grenouilles. S'il s'agit de développer les échanges entre pays sur la base des avantages comparatifs, de valeur ajoutée locale et de vastes marchés, il faut une monnaie commune à cette aire d'échanges. Mais comment la bâtir avant que la monnaie du géant, la naira (ou peut-être le dollar) ne s'impose de fait comme la devise des transactions de la zone ?
 
REMARQUE 3 Qui n'a pas grand chose à voir mais dont je ne peux m'empêcher en lisant ce qui est dit à propos de Ouattara. Je me souviens là encore que dans les années 90 il était la bête noire des Français pour qui il n'était qu'un suppôt des Américains. Je ne sais qui a joué quel rôle dans la succession au décès d'Houphouët mais à la rue Monsieur ce fut très longtemps "Tout sauf Ouattara", au point de ne rien trouver à redire (to say the least) à la calamiteuse politique d'ivoirité qui n'avait rien à envier à la préférence nationale qu'on dénonçait en France avec horreur. Comme quoi les choses peuvent changer et la perspective historique est toujours intéressante, au moins pour son côté amusant.
 
POUR EN VENIR AU FOND: Le feuilleton Mediapart, substantiel et documenté comme il est, aborde à peine, et par touches subtiles - mais peut-être est ce difficile à énoncer publiquement tout de go - ce qui me semble l'essentiel. Et cet essentiel relève du politique au sens de système d'organisation de la société.
Dans des formations sociales basées sur la rente, c'est à dire sur le contrôle de la ressource et de sa redistribution par les cercles qui détiennent le pouvoir politique, le système CFA s'est révélé particulièrement adapté. Il assure aux bénéficiaires une stabilité appréciable. Une monnaie forte au taux de change garanti maintient le pouvoir d'achat en produits importés et un prix bas payé aux producteurs locaux. Elle décourage la valorisation sur place et l'investissement productif et donc l'émergence d'un entrepreneuriat qui réclamerait d'autres règles. Elle favorise le tête à tête avec les sociétés internationales, générateur de ressources rentières à l'import comme à l'export. Sa convertibilité permet la consommation et les placements à l'étranger au détriment du réinvestissement sur place (mais pour quelle entreprise, puisque leur développement est entravé?). On peut poursuivre. Mais en bref le CFA dans sa pratique permet (a permis?) un fonctionnement pépère du système rentier. C'est la Caisse d'épargne plutôt que la Bourse. Et une telle assurance a un coût, comme toute assurance. Une certaine dépendance à l'égard d'un tiers à qui on a confié la responsabilité de faire respecter les règles de base du système. On peut comprendre que des décideurs, voire des couches sociales, ne soient pas prêtes à renoncer à un dispositif qui, quoique s'érodant, leur a permis de tenir vaille que vaille tandis que bien des voisins passaient par des phases de chaos. Même si ces mêmes voisins aujourd'hui semblent mieux s'en sortir.
On peut penser que ce système est à bout de souffle. Qu'il étouffe la production, la transformation et les échanges locaux et tout développement endogène basé sur l'initiative entrepreneuriale qui aurait besoin d'autres règles. C'est à dire aussi d'une mutation du politique.
La question n'est donc bien que secondairement monétaire.
 

mercredi 18 mai 2016

Une gauche d'inquisition

Alors que se profile un dénouement pitoyable au désastreux scénario de la Loi Travail, il faut revenir sur la prise de bec largement médiatisée au cours de laquelle un député socialiste soutenant la loi (Christophe Caresche, député de Paris) s’est fait voler dans les plumes par Marie-Georges Buffet. Une envolée magnifique de la part d’une personne de cœur et de convictions qui a su trouver le lyrisme qui émeut les gens  de gauche. Mais réécoutons. LIEN

Qu’avait-il dit, le député ? Que – et il le déplorait – les taux de syndicalisation dans les entreprises, privées en particulier, sont particulièrement bas (de l'ordre de 5% le plus souvent). Hormis dans les secteurs les mieux protégés, la désaffection à l’égard du syndicalisme et de l’activité syndicale est terrible. C’est une situation qu’il faut prendre en compte, et si possible inverser, car elle est très préjudiciable au dialogue et au progrès social.
Est-ce faux ? La proportion de syndiqués n’est-elle pas au plus bas historiquement, et depuis longtemps ? N’est-ce pas dramatique, à de très nombreux égards ? Dans sa réplique, Mme Buffet ne nie pas le fait. Mais pose que LE DIRE revient à « s’en prendre aux syndicats ». Avant de rappeler le rôle joué par eux dans nombre de conflits, qui mérite qu’on leur rende hommage. Mais qui l’avait nié ? La question n‘est pas là, une vérité déplaisante a été énoncée, il y a eu outrage, lèse-majesté, blasphème. La réponse de M-G Buffet ne se situe pas dans l’ordre du discursif et du rationnel, mais du sacré. On a touché aux Saintes Huiles.

Je rapprocherai cet exemple – on aurait pu en citer bien d’autres, de mots à ne pas dire, de formules à forcément employer, pour pouvoir se prétendre de gauche – du perpétuel procès en orthodoxie instruit à gauche contre le gouvernement depuis, de fait, l’élection de Hollande.
Chaque mesure, chaque geste, chaque loi ou orientation politique est passée au crible de sa confirmité à un corps doctrinal dont (toute personne se situant à) la « gauche de la gauche » serait la détentrice autoproclamée, dépositaire de la tradition, gardienne de la doctrine de la foi. C’en sont rapidement suivis (mais c’est une autre tradition d’une extrême-gauche groupusculaire et dogmatique) les qualificatifs et étiquettes diabolisés comme "social-démocrate", ou pire « libéral », mots qui une fois proférés, telle une imprécation (ou fatwa, au choix) maudissent et anathémisent. Toute discussion est close.
Les médias, bien entendu, se sont fait à qui mieux mieux les relais de ces jugements à l’emporte-pièce, simplificateurs à souhait, aisément communicables, où l’on distingue bien le bon et le traître.
Il faut dire que par ailleurs nulle voix ne s’est vraiment levée pour dire haut et fort, en toute cohérence, en quoi et comment, exactement, le monde avait changé, ce qu’il est devenu, pourquoi les catégories historiques, les représentations glorieuses n’étaient plus adéquates à la nouvelle réalité, et qu’il fallait repenser les actions, les politiques, les pratiques sociales si on voulait rester fidèle aux valeurs historiques de la gauche, transformer la société sur la base de ces valeurs, et ne pas se planter avec des mesures flamboyantes mais inadéquates à une évolution durable. « Victorieusement fui(r) le suicide beau ». Mais rien n’est venu. Ce discours visionnaire, on ne peut que le deviner par bribes, dans l’interprétation, si on y prend garde.

Faute donc d’une analyse pertinente de la situation d’aujourd’hui, les visions d’autrefois rappliquent, se plaquent, s’imposent. Faute de correspondre au réel, elles se figent en dogmes auxquels elles prétendent le soumettre. La pensée de cette gauche n’est plus l’analyse concrète de situations concrètes, mais l’incantation d’un idéal, à l’aune duquel on tient procès et juge ad nauseam. On n’a plus des politiques, on a des inquisiteurs.
Pourquoi cette dérive, ou cette rigidification ? Ne tiendrait-elle pas à une grande souffrance dont on n’a pas fait le deuil ? On l’a tant aimée, cette période des 70s. Grands élans, générosité, abondance à mieux répartir, mythologies romantiques, universalisme généreux, le ciel comme limite. Avec elle ses idéaux, ses représentations, ses postures, ses a priori et ses tenues aussi. Mais le monde avait déjà changé (a posteriori, un Raymond Barre avait commencé à le dire, mais c’était une vieille barbe réac).

La vraie rupture a eu lieu en 1983, lorsque la mise en œuvre au pouvoir dans les premières années Mitterand s’est cassé le nez sur le réel économique, et qu’il a fallu faire le grand choix : s’éclater dans un feu d’artifice rouge, ou inscrire une politique de gauche dans la durée. La raison a prévalu, mais la rupture est encore là, au fond des choses : entre ceux qui ont fait mine d’accepter, se promettant dès que possible de revenir à l’idéal, dont ils se proclamaient les gardiens, et ceux qui ont fait croire que c’était une parenthèse, de simples ajustements, et qui n’ont pu faire que ceux-ci, faute de clarté, n’apparaissent comme des concessions alors qu’ils forment une politique.

Les seconds rament au pouvoir, accumulent malentendus et maladresses, faute d’avoir énoncé le cadre général dans lequel ils inscrivent leur action. Ils ne sont pas entendus, et discrédités.
Les premiers tiennent la parole. Leurs positions simples (quoique fausses) s’entendent bien car elles s’inscrivent dans un discours connu, repéré, acquis, qu’il suffit avec les médias d’amplifier. La droite au début du quinquennat a instruit un procès en légitimité. Elle a vite vu qu’elle n’en avait pas besoin, la gauche de la gauche se chargeant du dénigrement, du travail de sape, du blocage. Elle se tient coite, et prépare en silence un retour décomplexé, à surenchères de mesures antisociales.

Dans la souffrance de son passé perdu, la gauche de la gauche a fini par faire de la gauche actuelle son principal adversaire, lui réserver toutes ses attaques, ne mettre aucune limite à la violence de ses expressions. Il n’y a plus pour elle de droite ni même de Front National en France, seul le gouvernement doit être honni. Ni discussion ni concession, attaque frontale. Dans la surenchère à plus de gauche que moi tu meurs, chacun rejoue, et s’y revit, les grands épisodes du passé glorieux. Nuit Debout rêve de refaire Mai 68. Un grand orateur se voit en Jaurès ou Danton, homme providentiel mais, flamboyant, reste plutôt pantin pathétique à ne prôner au fond, derrière l’illusion des mots, qu’enfermement, souverainisme larvé, du fait d’alliances sans issue.


Le contexte actuel est assez désespérant. A ceux qui, Torquemada du XXIème, crient au fascisme gouvernemental, rendez-vous dans deux ans.

mardi 9 février 2016

La construction d’un espace Est-Africain

UNE VISION STRATÉGIQUE QUI REMONTE A LOIN


J'ai proposé ce texte, écrit pour la circonstance, à la revue Afrique contemporaine, qui avait jadis publié quelques articles que j'avais commis, seul ou avec John-Mary Kauzya, ou encore avec Emmanuel Nabuguzi, et qui appelait à contribution pour un numéro consacré à l'intégration régionale en Afrique de l'Est. Le texte - trop peu scientifique - n'a pas été retenu. Alors je le partage ici, pour faire réagir à son idée finale : ne pas espérer de paix dans l'est de la RDC tant que cette région ne sera pas intégrée à la Communauté Est-Africaine.

Un meeting à Makerere University

Décembre 1979, quelques mois après la chute d’Idi Amin, le dirigeant du FRONASA (Front for National Salvation), un des mouvements de rébellion qui avaient contribué à la « libération » de l’Ouganda, s’adresse aux étudiants de l’Université de Makerere. Il est ministre de la Coopération Régionale. Il s’appelle Yoweri Museveni.
Il avait été écarté peu de temps auparavant du Ministère de la Défense qu’il occupait sous la présidence de Yusuf Lule, mais, toujours membre de l’Executive Council du UNLF, il avait obtenu ce portefeuille de consolation. Le choix n’était pas indifférent.
Devant les étudiants réunis nombreux ce jour-là, il a plaidé pour un Ouganda puissant dans un grand ensemble régional car il n’y avait pas selon lui d’avenir pour son  pays s’il restait confiné dans ses frontières. Il fallait voir plus grand, au-delà même des limites de la défunte East-African Community.
Il arrivera au pouvoir en 1986, après 6 années de guérilla contre le régime d’un Obote vieillissant revenu frauduleusement au pouvoir.

L’éclatement de l’East African Community

La colonisation anglaise avait fortement intégré certains services essentiels des trois territoires contigus sous son contrôle, la colonie du Kenya, le protectorat de l’Ouganda, le mandat du Tanganyika. Un même service postal (depuis 1935), chemins de fer, compagnie d’aviation, ports, établissement d’enseignement, etc.
Cette intégration avait perduré au-delà de l’accession de ces territoires à l’indépendance, à des dates diverses et avait été institutionnalisée en 1967. Mais les tensions entre les partenaires ont augmenté assez vite : options politiques différentes, antagonismes directs entre Nyerere et Idi Amin. Les errements de celui-ci, la volonté kényane de tirer profit seul de ses avantages ont abouti en 1977 à l’éclatement de l’East African Community.
Si cela a donné des ailes au Kenya, les autres s’en sont mal relevés.

Quel espace ?

Les routes utilisées par Bolloré Africa Logistics à partir de Mombasa
Quand la question d’un ensemble régional se repose dans les années 80, ce n’est plus dans les mêmes termes. Certes, les trois pays ont vocation à constituer le bloc central de l’édifice. Mais il n’est plus nécessaire de s’en tenir aux limites héritées de l’histoire coloniale.
L’espace se définit par la géographie des échanges. L’Afrique de l’Est, c’est là où vont les véhicules qui chargent ou déchargent aux rivages de l’Océan Indien. C’est tout le bassin de circulation des hommes et des marchandises dont le débouché extérieur est à Mombasa ou sur les autres ports de la côte.
Un espace qui remonte loin dans le temps (les caravanes parties notamment de Zanzibar l’ont défini) que l’histoire coloniale a morcelé. Il inclut aussi les petits Rwanda et Burundi, la partie sud du Soudan, tout l’est du grand Congo, alors Zaïre.

Les événements du passé

L’histoire des trente dernières années dans la région, souvent tumultueuse, se prête à cette lecture : celle de la longue et patiente constitution d’un ensemble régional, encore inachevé. En plusieurs grands mouvements, où l’on retrouve souvent l’Ouganda à la manoeuvre.
Le rapprochement entre les grands pays fondateurs. Les options politiques et économiques ont très largement convergé, les objectifs des uns et des autres sont devenus davantage compatibles, voire ont fait la place à une répartition des tâches.
La prise de pouvoir au Rwanda en 1994 par Kagame et le FPR – avec le soutien déterminant de l’Ouganda -, avec le choix stratégique fait dès lors de l’Anglais marque la volonté de la nouvelle élite de ce pays de s’arrimer à l’ensemble voisin (où elle a souvent grandi) et d’en faire partie à part entière, pas en figurant.
Depuis le début, l’Ouganda de Museveni soutient la rébellion de John Garang au Sud-Soudan. Intérêt direct : lutter contre le mouvement  de la LRA de Joseph Kony qui y trouve sanctuaire. Mais aussi visée à long terme. Un Sud Soudan indépendant ne pourra que s’allier étroitement à ses voisins du sud, voire en devenir satellite. C’est arrivé après 30 longues années.
En 1997, Laurent-Désiré Kabila, soutenu par le Rwanda et l‘Ouganda, mène la rébellion des Banyamulenge contre le régime de Mobutu. Il en sort victorieux. Trop même. L’est du Zaïre allait-il se détacher et basculer vers l’Est Africain, selon sa pente naturelle ? Kabila a poussé jusqu’à Kinshasa, conservant l’unité du pays devenu R.D.Congo. Mais tout n’est pas dit.
Le Burundi exsangue après des décennies de guerre civile absurde n’a pas d’autre choix que d’adhérer volontairement à la Communauté Est-Africaine en cours de constitution. Son intégration était d’ailleurs de fait jouée.
La Somalie a sombré depuis longtemps dans l’anarchie et se trouve en proie au djihadisme, une menace pour toute la région. Les Ougandais et les Burundais constituent l’essentiel de la force d’intervention de l’Union Africaine qui, avec la présence des Kényans, y remporte des succès. Par ailleurs, l’essentiel de l’élite somalienne, en particulier économique, est déjà présente et investie à Nairobi et au Kenya.
Le sud de l’Ethiopie aussi est partie prenante, et ce pays intervient en Somalie.
L’Ouganda, récemment, a manifesté sa volonté d’être présent en République Centrafricaine. On sort du bassin, mais c’en sont les confins, où une déliquescence d’un contrôle étatique pourrait mettre en péril la sécurité de l’espace est-africain.

La question de l’est de la RDC

On voit, à travers des événements qui apparaissent distincts, selon des modalités disparates, la cohérence d’une visée stratégique. La constitution d’un espace géopolitique, en cours d’achèvement.
Une intégration qui ne se fait pas dans la concorde et la bonne entente, mais qui résulte plutôt de l’exploitation maximalisée des rapports de force.
Car reste un gros morceau : le Kivu, l’est de la RDCongo. Vingt ans de troubles incessants, de rébellions successives, d’alliances en tous sens, de paix sitôt rompues par l’apparition de nouveaux mouvements improbables. Et ce depuis l’échec de l’éclatement du Zaïre en 1997.
Il faudra développer ce point, dans sa complexité. Mais il y a fort à parier que la guerre n’aura de cesse tant que cette vaste et riche zone n’aura pas trouvé sa modalité d’intégration à son espace géographique (naturel ?) qu’est l’Afrique de l’Est et son émanation géopolitique en gestation qu’est la Communauté Est-Africaine. Il peut y avoir d’autres options que la guerre.

Addendum, pour le blog

Pour expliciter un peu la dernière phrase, trop elliptique. Quelles modalités ?
Pour le moment, les réels protagonistes du conflit restent arc-boutés sur des positions maximalistes. Kinshasa clame que le Kivu est une partie intégrante de la RDC, elle-même indivisible, et reçoit le soutien de la Terre entière. En fait, Kinshasa entend bien ne renoncer en rien au potentiel de rente que constitue la région, aux richesses dont elle regorge, même si l’instabilité chronique lui en rend l’exploitation difficile.
De l’autre côté, le Rwanda au premier chef, l’Ouganda à moindre titre, en pillent largement, mais dans les limites imposées par une certaine clandestinité, les ressources les plus accessibles. Ils voudraient bien se débarrasser des gêneurs de Kinshasa, les sortir du tour de table, pour investir massivement et exploiter la région. Plus, intégrer à leur marché toute cette zone largement peuplée, à bon potentiel, et qui est un débouché naturel. Les autres partenaires, notamment les Kényans, y ont tout intérêt.
Le projet de réseau ferré à forte capacité en cours de réalisation
Rien d’étonnant dès lors qu’à peine un accord de paix est-il signé entre le gouvernement de Kinshasa et un groupe rebelle, après des négociations longues et coûteuses pour la communauté internationale que, au bout de peu de mois, voire quelques semaines, un autre mouvement surgit d’on ne sait-où, pour remettre tout en question. Il ne manque jamais de fou sanguinaire, ni de désœuvrés enrôlables, il ne leur faut que quelques moyens…
Dans cette stratégie maximaliste, il n’y a que des perdants qui croient pouvoir un jour rafler la mise entière par l’écart des autres joueurs. Mais qui n’en profitent pas pour autant.
L’intégration du Kivu dans la Communauté Est-Africaine, ne pourrait-elle pas s’envisager tout en restant au sein de l’Etat RDC ? Des règles ne peuvent-elles être établies pour organiser la mise en valeur des richesses de telle sorte que chacun y trouve son compte ? Que les investisseurs extérieurs y soient sécurisés, favorisés ? Bref, ne vaut-il pas mieux partager un gros gâteau que désirer la totalité des miettes ?
Le jour où les politiques le veulent, les diplomates ne sont pas à court d’imagination pour trouver des modalités d’intégration originales, des formules institutionnelles novatrices.

mardi 19 janvier 2016

Michel Tournier

C'est un géant qui a disparu. Un de ces quelques écrivains à qui je dois d'être moi.
Récent père de jumelles, je me suis plongé avec passion dans Les Météores. J'en ai emprunté ensuite bien des chemins. Et puis l'extraordinaire personnage de l'oncle Alexandre m'y a fasciné. Vendredi aussi me fut une source d'inspiration. Notre relation avec Paulo, d'une certaine manière, s'y éclairait. Le livre, le vécu, ont profondément modifié ma relation à l'autre, j'en suis issu.
J'ai moins accroché au Roi des Aulnes. Je suis décidément méditerranéen, et les mythologies germaniques me parlent moins. Et les petits garçons c'est moins mon truc. Cela reste un grand livre, envoûtant. Gaspard, Melchior et Balthazar ferait plus exercice de style, n'était cette invention du 4ème, le prince perdu, errant, à la recherche. C'est beau, A Paris j'habite La Goutte d'Or. A cause de lui ? J'ai aimé ce qu'il y dit, le propos, même si le roman y est moins construit ou plus fabriqué, de même que le Médianoche.
S'était-il épuisé ? Il n'a plus rien publié d'important depuis longtemps - à rebours de ces écrivains qui se répètent infiniment -, mais l'essentiel avait été dit dans ses grands textes, la liberté de la vie.
La liberté et l'amour de l'autre, au péril de soi.
En ces temps où la question du religieux crispe les laïcards, je recommande fortement la lecture de "La Mère Noël", dans Le Coq de Bruyère, excellentissime.