mardi 6 novembre 2018

Aide publique au développement : OSER LE PRIVE


Ma réaction à une lettre ouverte (que l'on trouvera plus bas) au Directeur de l'Agence Française pour le Développement.


Par le titre alléché, je me suis précipité dans la lecture de cette lettre ouverte, où la vivacité de la harangue ne cède en rien à l’acuité des observations. Que voilà une charge, sabre au clair, contre les lourdeurs bureaucratiques d’un organisme dont les attributions plus récentes requièrent une réactivité à des situations de crise qui n’est pas forcément nécessaire quand il s’agit de dossiers d’infrastructures, le métier d’origine, et la culture de base de l’AFD. Peut-être n’a-t-elle pas assez su adopter, pour ses missions d’opérateur de projets de développement, la vélocité par elles requise. L’analyse semble au demeurant fort pertinente : les lourdeurs bien ciblées, les exigences accumulées en termes de critères d’éligibilité réduisant le cercle des partenaires aux sempiternels mêmes pointées du doigt, le décalage entre les besoins et la réalisation dénoncé. La performance n’est pas au rendez-vous de la situation des pays africains. Mais ne peut-on en dire autant des autres agences d’APD, nationales ou multinationales, voire des Fondations ? Seraient-elles exemptes des tares qui sont ici dénoncées chez l’Agence Française ? Après quelques décennies de jeux au chat et à la souris, au gendarme et au voleur, au bailleur et au bénéficiaire, ceux-là ont élevé des montagnes de précautions, ceux-ci font contorsions et danses du ventre requises pour être conformes aux exigences, au point que le gros lot va moins au bon projet qu’au bon faiseur de dossier. Il est temps en effet que tout cela se réforme.
Ce faisant, on en reste au « bousculement des procédures » - volet certes indispensable – puisque la supplique, ou le défi, porte sur le recours à d’autres prestataires, ou des prestataires d’un autre type, selon d’autres modalités, d’autres temporalités, plus aptes à la réactivité exigée par la gravité et l’urgence des situations. Mais on reste un peu sur sa faim.
Car à lire le titre « Osez le privé », on pouvait s’attendre à autre chose, portant sur des « remises en question de l’approche » de l’aide publique française au développement. C’est en effet bien dans ce cadre qu’il faudrait oser le privé. C’est-à-dire soutenir, autant que faire se peut, les entrepreneurs africains existants ou émergents, les initiatives de transformation et d’ajout de valeur aux produits locaux, de conquête et de structuration des marchés régionaux. Cela pourrait passer non par des dons (l’objectif des entreprises étant l’enrichissement privé), mais des prêts – à travers des organismes bancaires spécialisés -, des entrées au capital de jeunes pousses, le temps qu’elles se fortifient et qu’on s’en dégage, de l’apport d’expertise – l’assistance technique, bien sûr, mais cette fois non en donneuse d’ordre et édictrice de politiques publiques, mais au service du développement d’une entreprise, sous un patron et un conseil d’administration -, etc., on doit trouver d’autres formes d’appui à l’industrialisation et à la création de valeur par l’entreprenariat local. Oser le privé, c’est faire un pari, basé sur un constat raisonné. Celui que c’est le secteur privé (artisanat compris, si on se donne la peine de l’aider à se moderniser, et cela vaut aussi pour le secteur agricole) qui est créateur d’emploi, qui peut donner des perspectives d’avenir, sortir la jeunesse de l’horizon « no future ». Celui que, au contraire, le système économico-politique qui prévaut encore dans la plupart des pays, basé sur la rente prédatrice et sa redistribution sélective, où la corruption est structurelle, est à bout de souffle mais pis encore fait obstacle de mille façons à l’éclosion des initiatives entrepreneuriales, leur met des bâtons dans les roues, les tue dans l’œuf par des saignées incessantes. Ce pari, c’est celui qui découle des analyses de GIAf, celui du nécessaire besoin de changement de moteur d’une société qui ne fonctionnerait plus à la rente mais au travail productif.
Oser le privé serait donc bien un changement d’approche. Soutenir les forces vives des sociétés, au lieu de contribuer, en dépit de son plein gré, à alimenter en milliards exportables la prédation qui les mine. Ce serait aussi s’appuyer sur une diplomatie qui, sans ingérence mais partant de la même analyse, influerait pour permettre aux entreprises bourgeonnantes de s’épanouir avec un certain degré de protection au lieu d’être tuées a priori par une concurrence excessive ; qui aiderait à faire évoluer les systèmes monétaires pour qu’ils contribuent à la compétitivité des entreprises locales, au démantèlement des obstacles légaux, réglementaires, fiscaux, sécuritaires et autres, qui font obstacles au développement des entreprises. Qui accompagnerait les changements endogènes des sociétés et des institutions.
Il semble que l’aide publique au développement ne partage pas encore cette analyse, dont beaucoup de traits transparaissent dans des déclarations récentes sur la politique africaine de la France. Qu’elle n’en ait en tout cas pas tiré toutes les conséquences, et qu’on en reste encore largement au jeu de masques et de faux-semblants qui ne satisfait pas grand monde. On en fait de moins en moins tant est percé le tonneau des Danaïdes, on se replie sur santé et éducation, en espérant que là au moins il y aura quelque effet, mais là encore la déception est la règle (ne faudrait-il pas ici aussi oser le privé ?), les chiffres et pourcentages d’aide n’étant plus que des supports de communication.[1]
Alors oui, des changements profonds sont nécessaires dans l’aide publique française au développement, et donc chez ses/son opérateur/s. Oui, il lui faut faire ce pari et oser le privé en Afrique. Et, tant qu’à interpeler le directeur de l’AFD, le faire de façon plus large que seulement lui demander d’élargir l’accès à ses guichets.



[1] En ce sens, l’appel lancé ces derniers jours par une vingtaine de parlementaires de gauche et LR, qui appelle à une augmentation de l’APD en lui  donnant comme objectif de « lutter contre les inégalités », sans analyse de l’origine systémique de ces inégalités, relève du bon vieux temps, et n’aboutirait qu’à poursuivre l’alimentation de la « pompe à phynances » - cf. https://www.nouvelobs.com/politique/20181031.OBS4785/appel-pour-une-politique-de-developpement-plus-ambitieuse.html


****

En Afrique, osez le privé, Monsieur le Directeur !
(lettre ouverte au Directeur de l’AFD)

Victoire ! La France va enfin « révolutionner » son aide publique au développement. C’est une très bonne nouvelle tant elle était sinistrée depuis de trop nombreuses années, la manipulation des chiffres affichés permettant de masquer la faiblesse réelle de notre engagement. Et les déclarations récentes évoquant des restructurations, des remises en question de l’approche, des bousculements de procédures, et faisant part de la décision d’affectation d’important budget supplémentaire sont censés traduire la volonté de passer à l’acte. Réjouissons-nous de cette heureuse orientation ! Toutefois, à ce stade, cela tient encore très largement du déclaratoire, car tout reste à matérialiser. Et c’est loin d’être gagné ! Les décideurs ne s’en cachent pas d’ailleurs qui évoquent que « si ces engagements crédibilisent notre action et notre parole, encore reste-t-il à inventer le nouveau logiciel d’un mode opératoire renouvelé » !
Pensez donc, dans le budget 2019, un milliard d’euros d’autorisations d’engagement supplémentaires viendront s’ajouter aux 10,4 milliards d’engagements, dont la moitié pour l’Afrique. Il s’agit là bien sûr du budget confié à l’unique maître d’œuvre de notre aide publique au développement, l’Agence Française de Développement. Et c’est justement là peut-être que les choses se compliquent !
J’ai eu l’opportunité durant ces trois dernières années de retrouver des pays africains dans lesquels j’avais beaucoup travaillé par le passé, le contexte étant alors tout autre. Il se trouve que tous ces pays sont aujourd’hui en grande difficulté, d’ordre sécuritaire, sociale et souvent même politique. C’est précisément pour réfléchir à comment améliorer les choses que j’ai été amené à m’y déplacer.
C’est ainsi que, récemment, des autorités et autres personnalités du Mali, Niger, Guinée Conakry, Guinée Bissau, Centrafrique et Comores m’ont demandé de les aider à concevoir des projets visant à renforcer la stabilité qu’elles sentaient très fragile, chacune dans leur pays respectif. Pour certains de ces Etats, avouons quand même que c’est un euphémisme !
J’ai pu alors constater l’absence totale du moindre projet réalisé concrètement sur le terrain alors qu’à Paris les décideurs avaient, nous disait-on, mobilisé en urgence son bras armé unique et tout puissant, l’Agence Française de Développement. Il y a apparemment une incapacité viscérale de l’Agence à travailler dans l’urgence. Entendons-nous bien, j’évoque les situations d’urgence, celles qui réclament des réponses rapides face à une insécurité grandissante, inquiétante, débordante, bref insupportablement dramatique pour certains partenaires. Les populations de Centrafrique savent de quoi je parle, dont les autorités ne maitrisent plus que la capitale et encore. J’évoque bien sûr l’action immédiate à mener aux Comores, pour faire face au retour de 300 migrants par semaine pour qui il faut trouver dans l’extrême urgence des réponses de réinsertion.
Je ne suis pas un expert du développement, et je ne mets pas en doute l’ampleur du travail de fond que sait faire l’AFD comme la mise en place ou la restructuration de filières majeures, les projets d’aide à une meilleure gouvernance…, j’entends juste les réflexions incessantes sur les lourdeurs administratives inhérentes à son organisation. On est pourtant là sur le temps long !
Mais c’est bien sur l’urgence que je souhaite m’étendre, en me bornant à l’Afrique, la priorité des priorités puisque la moitié de l’effort planifié est fléchée sur ce continent. Et justement dans ce cadre géographique aujourd’hui bien compliqué, qu’en est-il des situations d’urgence ?
Comme je le soulignais plus haut, aux plans structurel et technique d’abord, le constat est dramatique ! Au Mali, en Centrafrique, aux Comores, bien que de nombreuses décisions d’engagement aient été prises lors des multiples réunions de conseil de crise et autres interministérielles tenues sur ces sujets, soulignant toutes de façon constante et appuyée l’impérieuse nécessité d’agir urgemment et décidant des enveloppes budgétaires permettant de répondre, aucune action concrète n’est visible sur le terrain. En cours d’étude, paraît-il, mais aucun projet réalisé à l’horizon ! La décision politique se heurte à l’incapacité persistante de traduire en action concrète la volonté d’agir dès qu’on parle d’urgence. Et pour cause ! La manne financière nécessaire à l’action passe par un canal unique, l’AFD qui devient l’incontournable acteur en la matière, décidant de tout, action à mener, pertinence des projets, financement, rythme de déploiement… Les dossiers sont lancés, nous dit-on, mais la durée du temps d’instruction est incompatible avec les besoins que réclament ses situations d’extrême urgence, notamment en Afrique. L’Agence se réfugie derrière les sacro-saintes procédures techniques et financières à respecter. On comprend évidemment la nécessité d’agir dans un cadre maîtrisé. Mais ces procédures sont d’une inimaginable lourdeur qui pourrait inspirer l’humoriste si le sujet n’était aussi grave. Les uns le déplorent, les autres s’insurgent, tout le monde dénonce et… rien ne change, à l’exception du renforcement du pouvoir et du périmètre financier de l’Agence. Inquiétant !
Au plan décisionnel aussi il y aurait de quoi dire. La règle générale veut que ce soit l’Agence qui, en dernier ressort, décide de la concrétisation des projets à mener. Certes, on parle de concertation, de dialogue, d’association à la décision, d’appropriation même… le partenaire n’a dans la réalité pas vraiment son mot à dire. L’agent en poste informe son interlocuteur que, dans le cadre des grandes orientations fixées conjointement, telle enveloppe est accordée pour réaliser tel projet. Et si l’heureux bénéficiaire n’avait pas cette priorité en tête, peu importe, on lui rappelle les grandes thématiques retenues par son pays, et puis, c’est ça ou rien. Désolant !
Au plan de la mise en œuvre des projets enfin, le tableau n’est pas réjouissant non plus pour qui n’appartient pas à l’Agence. Le pré-carré est sacré, l’AFD considère qu’elle est seule à détenir la compétence, et détient donc le droit de décider qui doit agir sur le terrain. Des sous-traitants sélectionnés, ONG spécialisées et autres acteurs du même acabit, appartiennent au club très fermé, impénétrable, des heureux élus de l’Agence. Les sociétés privées sont bannies par principe, soupçonnées, entre autres, de pratiquer des marges bénéficiaires incompatibles avec la nature désintéressée des projets. Pire, toute velléité à
s’intéresser à ces sujets sacrés leur est interdite, leur compétence n’étant pas reconnue. Quand l’arrogance le dispute au dogmatisme. Désespérant !
Très honnêtement, qui de ceux, Africains ou autres, agissant aujourd’hui dans le cadre géographique et le domaine évoqués, ne reconnaitront pas dans ces lignes une situation maintes fois observée ! Mais qu’on ne s’y méprenne, c’est la machine AFD que je dénonce, pas ses agents. Dieu me garde de porter ici le moindre jugement sur le personnel de l’Agence. J’ai côtoyé au fil de ma carrière trop de ses experts, remarquables à tous points de vue, pour ne pas leur rendre sincèrement hommage. Alors, j’admets le côté un peu forcé de ce qui pourra apparaître au lecteur comme un billet d’humeur, c’est l’exercice qui veut ça. Je me doute aussi de ce que va me valoir cette publication, j’en prends le risque. Et comme ma nature me pousse à aller malgré tout de l’avant, je voudrais, à défaut de ne pouvoir le rencontrer, m’adresser au Directeur de l’Agence Française de Développement :
« Puisque vous avez été nommé à la tête de la puissante Agence, auréolé du prestige d’expert qualifié et de grand réformateur, raison du choix de votre nomination, Monsieur le Directeur, je vous lance le défi, en Afrique, osez le privé !
Plus concrètement, permettez-moi de vous proposer un projet précis aux Comores, régulièrement évoqué par les temps qui courent. La situation sociale y est épouvantablement difficile, autant qu’à Mayotte, notre département, où le désordre et l’insécurité insupportent à juste titre nos frères Mahorais. Nous avons là, nous Français, autant intérêt à régler les choses que les Comoriens.
Au début de cette année, pour répondre à la situation explosive dans notre département et cherchant, pour ce faire, à stabiliser aussi la situation régionale, un projet relatif à l’insertion de la jeunesse comorienne a été étudié, qui a retenu l’attention de nos autorités politiques en réunion de crise, le Service Civique d’Aide à l’Insertion. Les autorités comoriennes le réclament elles aussi avec insistance. Il s’agit d’intégrer aux institutions comoriennes un outil interministériel pour former socialement, puis professionnellement, et enfin, après un stage d’apprentissage et de cohésion sociale, pour accompagner l’insertion de 1000 jeunes Comoriens par an. Dans l’esprit, ce projet est directement inspiré du Service Militaire Adapté présent dans nos départements d’outremer. Il faut aussi savoir au passage que des projets de même nature, utilisant des modes d’action identiques, ont déjà été mis en œuvre avec succès en Afrique, financés entre autres par les bénéficiaires et des partenaires bailleurs internationaux.
A ce stade, l’Agence évalue que, dans le meilleur des cas, la société qui sera retenue pour mettre en place le Service Civique d’Aide à l’Insertion de la jeunesse des Comores ne pourra commencer à œuvrer au mieux pas avant fin 2019-début 2020, procédures obligent. Cela repousse le recrutement de la première promotion dans le meilleur des cas à la fin de l’année 2020. La situation est pourtant jugée comme prioritaire. Et bien en prenant un risque minime, chacun en jugera, je vous propose de reconsidérer ce projet et d’en faire une expérience de laboratoire. Puisque le besoin d’agir urgemment est avéré, l’aval politique donné sur le projet, sa pertinence reconnue et son ingénierie adaptée à la situation, sortons
du schéma traditionnel et procédons à une expérience test : remettons tout en question, changeons les habitudes, bousculons les procédures, bref, décidons d’agir rapidement !
D’expérience, il faut deux semaines pour déployer l’équipe d’experts sur le terrain qui sera en mesure d’accompagner les Comoriens pour la mise en place du Service Civique. Après une étude de deux mois des conditions de faisabilité, déjà largement entamée, quatre mois sont nécessaires pour préparer les centres de formation sur le terrain et former l’encadrement local du futur Service Civique. A partir de là, soit seulement un peu plus de 6 mois après le premier engagement, la première promotion est recrutée, à effectif modeste pour roder la machine. Un an après, une deuxième promotion prend la relève, à effectif complet cette fois, toujours accompagnée par notre équipe d’experts. A l’issue, soit deux ans et demie après le démarrage du projet, les Comoriens se sont totalement approprié le projet tout en ayant inséré déjà deux promotions. Ils poursuivent alors l’action de façon autonome avec la troisième promotion. L’outil est intégré dans la machine comorienne. Cela a déjà marché sur ce rythme ailleurs en Afrique.
Pour résumer, afin de répondre à une situation jugée par toutes les parties comme urgente, je vous propose, Monsieur le Directeur, de prendre le risque du secteur privé, et de tester un mode d’action tout à fait nouveau privilégiant, sans précipitation, la vitesse d’exécution, en réduisant les conditionnalités, en bousculant les procédures, en changeant les habitudes, pour tenter de réaliser le projet dans des délais acceptables. Et cela me parait compatible avec la légitime nécessité de contrôle qu’exige la dépense publique tout comme celle de la vérification du résultat obtenu sur le terrain. Le risque encouru est bien minime au regard du bénéfice espéré, qui semble surtout dépendre de la volonté de vraiment changer les choses. Nous apprendrons tous beaucoup et l’expérience contribuera certainement à trouver ce fameux nouveau logiciel d’un mode opératoire renouvelé. Et puis, au passage, Monsieur le Directeur, cela permettrait de vérifier à nouveau l’étrange pouvoir qu’attribuait déjà Pline l’Ancien au continent noir : semper aliqui novi ex Africa ! Il sortirait d’Afrique une fois encore quelque chose d’inouïe ! »

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire