mercredi 2 août 2023

HENRI KONAN BEDIE, l'apprenti-sorcier de l'IVOIRITE

 


A l'heure de son décès, un grand respect est dû à cet homme politique ivoirien, ancien Président, que ses concitoyens (les Ivoiriens ?) ont mis, écarté, réintégré au centre du jeu politique de Côte d'Ivoire. Je connais très peu ce qui s'y joue, et s'y est joué, mais du personnage, je retiens l'introduction et l'orchestration de la notion pernicieuse, empoisonnée, et qui s'est révélée catastrophique d'IVOIRITE.

Petit retour en arrière

Pour rappeler un peu "ce temps que les moins de 30 ans ne peuvent pas connaître", Houphouët-Boigny venait de décéder et, très constitutionnellement, Konan Bédié, Président de l'Assemblée Nationale, lui a succédé, tandis que le puissant Premier Ministre choisi par Houphouët, Alassane Ouattara, au pouvoir depuis une poignée d'années et qui menait une vigoureuse politique économique, s'effaçait. Il aurait pu très facilement, d'un faible coup de force, s'emparer de la Présidence. Il ne l'a pas fait, mû certainement par un profond respect des textes fondamentaux, mais aussi, peut-on supposer, par un manque de soutien des autorités françaises.
Aux yeux de celles-ci, en effet - en tout cas de certains cercles - Ouattara était le Diable en personne, en tant que "l'homme des Américains". Il avait travaillé aux E.U., pour les institutions de Bretton Woods, soutenait les politiques du F.M.I. et de la Banque Mondiale - et donc ne pouvait qu'œuvrer à l'affaiblissement de la France en Afrique. Cette vision, qui pouvait ne pas être sans fondement, avait tourné en obsession et était devenu un ressort majeur de la politique de la France en Afrique (voir aussi mon autre note de blog "Le RWANDA et moi" ). Quand on rappelle cette perception de Ouattara aujourd'hui, ça laisse rêveur.
Sitôt installé au pouvoir, le souci majeur de Bédié a été "Ouattara ou comment s'en débarrasser". Le problème n'était pas mince, d'autant que bien des indicateurs montraient qu'il serait en bonne position pour remporter des élections quand elles auraient lieu.
C'est alors que surgit l'IVOIRITE.  Viennent à l'esprit les vers de Verlaine :
"Ah ! qui dira les torts de la rime ?
Quel enfant sourd ou quel nègre fou. 
Nous a forgé ce joujou d'un sou. 
Qui sonne creux et faux sous la lime ?"
Remplacez "rime" par Ivoirité ... Suffisait d'y penser. On va restreindre les conditions d'éligibilité à la Présidence en exigeant, preuves à l'appui, la citoyenneté ivoirienne des grands-parents, la naissance et la résidence au pays, etc. Mes souvenirs sont approximatifs, mais cela n'a aucune importance. Suffirait de prendre une biographie des origines de Ouattara pour trouver toutes les cases à ne pas cocher. Mais la manœuvre était trop transparente en ne visant qu'un individu ou presque. Fallait habiller cela d'une philosophie politique. d'une idéologie officielle qui mobilise le peuple. Des intellectuels de l'entourage de Bédié sont allés chercher des idéologues nationalistes qui vivotaient dans le pays, ont travaillé avec eux leurs thèses xénophobes, discriminatoires, haineuses à l'égard de tout ce qui ne serait pas "pur" ivoirien, authentique, culturellement, originellement, généalogiquement du cru. Une fois ôtés les oripeaux anti-colonialistes et souverainistes, on se retrouve avec le ramassis le plus classique des thèses, et pratiques,  mouvements identitaires d'extrême-droite de par le monde (1). Pour se débarrasser d'une mouche (certes grosse), on a libéré les "Forces du Mal".

La France et "l'IVOIRITE"

Je n'ai absolument aucune preuve que la France ait soutenu l'élaboration et la mise en œuvre de la politique d'Ivoirité, ou de l'Ivoirité comme politique officielle d'Etat; et encore bien moins qu'elle en ait été l'instigatrice. Trop gros. Absurde. Et y songer serait encore une fois nier la capacité d'initiative des Africains.
Mais, autant qu'il m'en souvienne, rien n'a été fait, dit, pour la dénoncer. Je me vois mal ici, moi qui la dénonce tellement, regretter une absence d'ingérence. Mais il y a loin entre faire la leçon, morigéner, voire faire pression, et fermer complètement les yeux, détourner le regard, de fait se rendre complice voire tacitement encourager - tandis que dans ce pays se multipliaient les exclusions, les dénonciations, les discriminations, l'entretien et l'approfondissement des fractures entre populations, le climat et langage de haine au point que beaucoup d'observateurs, journaux et revues en témoignent, parlaient d'un pays au bord de la guerre civile.
Si on en parlait, c'était à propos des faits, des exactions, des comportements des uns et des autres. Jamais, autant qu'il m'en souvienne, pour analyser et nommer l'IVOIRITE comme une idéologie xénophobe et sectaire, nationaliste et identitaire, vectrice de violence et fondamentalement anti-démocratique.
A droite, on s'en satisfaisait, ravi et aveuglé par la mise à l'écart du "danger américain" représenté par Ouattara, et puis après tout c'était une affaire des Africains eux-mêmes (expression qui peut être très ambiguë, et chargée de condescendance méprisante).
Un homme de gauche comme je prétends l'être s'est beaucoup étonné (et l'a exprimé, en vain), que le Gouvernement de la France, mais aussi les partis d'opposition, soient aussi peu loquaces à l'égard d'un pays que nous soutenions et qui prônait ouvertement la "préférence nationale" défendue par le Front National que tous prétendaient combattre à mort chez nous. Y compris parmi les Socialistes. 
Les Socialistes chez qui, à l'époque, Laurent GBAGBO était la caution africaine. Ils avaient accueilli l'éternel opposant à Houphouët, qui se réclamait de la gauche, quand il avait été contraint à l'exil. Un accueil très solidaire et proche puisque un temps au moins Gbagbo a vécu chez le responsable Afrique du PS. Il maniait d'ailleurs impeccablement la rhétorique de la politique africaine du PS (2), et a noué des contacts amicaux avec une bonne partie du personnel politique de gauche.
Plus tard, en 1988, Houphouët permet à Gbagbo de rentrer d'exil ("l'arbre ne se fâche pas contre l'oiseau"), adoubant ainsi le leader du FPI comme premier opposant. Un rôle qu'il continue à jouer dans le contexte politique de la présidence de BEDIE, boycottant l'élection présidentielle, n'ayant pas de mots trop durs contre le pouvoir. Mais rien à propos de l'Ivoirité, dont il reprend et orchestre les côtés populistes et démagogues : souveraineté, promotion des racines, patriotisme (comme autant de déguisements de la xénophobie, de la discrimination, nationalisme sous couvert d'anti-impérialisme). Des convictions profondes, qui parviennent à se dissimuler encore sous une façade "de gauche", ou opportunisme politique ? L'Ivoirité débarrassait aussi Gbagbo de la menace de Ouattara, et ce populisme avait un fort soutien populaire sur lequel il convenait de surfer, ce qu'il a fait très habilement.
On connaît la suite : une fois Bédié renversé par Gueï, ce dernier est battu aux élections - ce qu'il refuse dans un premier temps de reconnaître - par un Gbagbo qui accède ainsi à la Présidence.

Gbagbo précurseur du "French bashing"

Au pouvoir, Gbagbo met en place une politique qui ambitionne de "permettre l'enrichissement de tous les Ivoiriens", prend des mesures sociales en particulier en matière de gratuité de l'éducation, mais sans grands moyens pour les mettre en œuvre concrètement. Sinon, si on en croit les sous-titres de Wikipedia pour la période, c'est "Amplification de la corruption", "Dégradation des infrastructures et insalubrité", "Violence et discriminations ethniques", à l'égard des populations du Nord du pays. Une politique de division, d'approfondissement des clivages internes qui aboutit à la rébellion de 2002 et à la partition de fait du pays.
Le discours de Gbagbo, de ses partisans du FPI se radicalise avec les circonstances et, s'il poursuit la rhétorique populiste et nationaliste, accentue les thèmes tribalistes et xénophobes et particulièrement à l'encontre de la France et de son néo-colonialisme. Une rhétorique amplifiée et mise en acte par le mouvement extrémiste des Jeunes Patriotes (4), emmené par le sinistre Blé Goudé, qui, dans la partie du pays contrôlée par le gouvernement de Gbagbo, se rend coupable d'exactions, de violences, contre les "Dioulas", réputés "mauvais Ivoiriens", et, dans les moments de crise aiguë, contre les intérêts français, y compris les personnes physiques. Une violence bien au-delà de ce qu'on a pu connaître récemment au Mali, au Burkina, et au Niger.
Tous les ingrédients du "French bashing" étaient déjà là. Accusations de néo-colonialisme, d'ingérence, de négation de l'identité culturelle, d'exploitation des ressources du pays, d'accaparement des richesses nationales, d'oppressions de toute sorte, et j'en oublie. Tout ce que l'on retrouve, mis au goût du jour, dans les rues et les réseaux sociaux de Bamako, Conakry, Ouaga, et Niamey désormais. Ainsi qu'ailleurs où les militaires putschistes n'ont pas (encore ?) pris le pouvoir.
On connaît la suite. Après avoir fait traîner pendant 5 ans la tenue d'élections, Gbagbo a été battu (selon toutes les sources et institutions sérieuses) par Ouattara, dont il a contesté l'élection. S'en est suivie une "crise", de plusieurs mois (2), en fait un affrontement militaire, qui - avec le soutien voire l'aide de la France - a abouti à la prise d'assaut du palais où Gbagbo s'était retranché, début avril 2011. OUF !

Des conclusions ?

Ouattara occupant le pouvoir, ce grand ouf! de soulagement a accompagné la fin de ce qui était un cauchemar, et n'était donc plus qu'une parenthèse. Les affaires allaient pouvoir reprendre comme avant.
Les excès commis pendant la présidence Gbagbo, les exactions commises par ses partisans pendant la "crise électorale", le retour à "la normale" ont permis de faire l'impasse sur les phénomènes apparus pendant cette période. Aucune analyse n'en a été faite, aucune conclusion tirée. On est restée dans la jubilation d'une victoire, qui semble se révéler à la Pyrrhus. 
D'où est venu en effet ce sentiment anti-Français qui s'est exprimé parfois si violemment, chez des extrémistes surtout certes, mais avec un assentiment massif ? Quelle part de vérité dans le sentiment de confiscation des richesses, de l'accaparement par l'Etranger des ressources su pays ? Comment cet Etranger peut-il être rendu responsable du marasme et de la mal-gouvernance ? du chômage endémique des jeunes et du manque de débouchés pour les étrangers ? Comment la marginalisation, le mépris, la non-reconnaissance, la non-considération, le rejet par l'Europe et la France (inaccessibles, portes closes), tout ces ressentiments confus mais puissants, peuvent-il être combattus ?
Toutes ces questions n'ont pas été approfondies et retenus par les responsables qui se sont réinstallés dans le confort des certitudes anciennes. Les analyses n'ont pas été faites, ou pas retenues. Et voilà  que toutes ces questions, quasiment à l'identique, reviennent avec force, retour du refoulé, à l'occasion du délitement poursuivi des systèmes issus des Indépendances.
Est-il encore temps de les reposer ? de proposer des analyses innovantes puisque les problématiques anciennes n'opèrent plus ? de mettre en place des stratégies nouvelles de rapports avec les peuples africains, avec lesquels on a tant à faire et partager plutôt que de les laisser se trouver d'autres alliances au futur trouble ? On ne doit jamais désespérer de rien.

Ainsi, au moment où on rend hommage à feu le Président Henri Konan Bédié, mais aussi où de nombreux articles se demandent comment la France (en particulier) a pu devenir aussi honnie en Afrique francophone, surtout parmi la jeunesse, convient-il de se souvenir de l'archéologie de ce "French bashing" et de ce corpus idéologique dit IVOIRITE, bâti pour viser un individu afin de maintenir au pouvoir un autre, qui a bénéficié de surcroît de la bienveillance de ceux-là même qui en seront les principales victimes, n'y ayant vu que du feu. La boîte de Pandore était ouverte ...

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(1) On se doit de souligner que cette politique est aux antipodes de celle de Félix Houphouët-Boigny qui s'est toujours montré protecteur des populations immigrées originaires des pays limitrophes sur  lesquelles, lui et ses planteurs, se dont appuyés  pour développer l'économie de rente du pays (même s'il n'a rien fait pour légaliser leur statut et leur accès à la citoyenneté).
(2) N'oublions pas que Gbagbo a été surnommé "le Boulanger" pour sa capacité à rouler ses interlocuteurs dans la farine. 
(3) Ces "Jeunes patriotes", dont le noyau originel émanait de la FESCI (Fédération estudiantine et scolaire de la Côte d'Ivoire),, très puissante à l'Université d'Abidjan, dont Blé Goudé a été le secrétaire national.
(4) Plusieurs mois durant lesquels les milices Jeunes patriotes ont fait régner la terreur au Sud. La haute-commissaire adjointe aux droits de l'homme de l'ONU estime que « 173 meurtres, 90 cas de tortures et de mauvais traitements, 471 arrestations, 24 cas de disparitions forcées ou involontaires » sont attribuables aux partisans de Laurent Gbagbo en cinq jours seulement, rapporte Wikipedia. On peut lire aussi le témoignage que j'avais recueilli d'un Burkinabe résidant à Bassam et retranscrit sur la note de blog "VIOLENCES EN COTE D'IVOIRE" (lien : https://jenebatisquepierresvives.blogspot.com/2011/01/violences-en-cote-divoire.html ).
Il ne faut pas oublier pour autant que d'autres exactions ont été perpétrées par l'autre camp dans les zones qu'il contrôlait.

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