Le voyage retour de Nairobi, au tarif le plus bas, prévoyait une escale de huit heures à Istanbul. Jamais allé en Turquie, connais pas, que des a priori, un peu des préjugés. L’occasion de découvrir, vite fait.
L’avion avait décollé vers les deux heures du mat, après trois heures ou plus de contrôles et sudokus ; atterri sur le coup de huit heures, après le somptueux survol de la vallée du Nil. Pas frais, plutôt naze, mais à moi Byzance, Constantinople, Istanbul, la Sublime Porte.
Les embouteillages de la ville sont légendaires, mais le métro qui démarre de l’aéroport, plus le tramway en correspondance, qui permet en plus de découvrir les aspects divers de la ville, et vous voilà en rien de temps au centre historique, au cœur ottoman, Sultanhamet.
Il y avait encore le temps d’une bonne visite, avant qu’elle ne devienne inaccessible à l’heure de la prière.
Je m’insère dans la file des touristes, moyenne, le temps de lire les instructions, les bons usages à respecter, et c’est déjà ce portique, qui court le long d’un côté, où on vous munit d’un sac plastique pour y mettre vos chaussures, avant d’entrer par la porte des infidèles.
Un immense volume, où le regard se perd dans le vaste dôme, si haut, se prolonge encore sous les coupoles du pourtour. Des filins descendent des cieux pour suspendre, très bas, de grands luminaires circulaires. Leurs lampes dorent à peine la lumière bleutée que les vitraux diffusent, tempérant l’ardeur du soleil au dehors. Chance est laissée à une certaine pénombre, propre au recueillement. Un tapis profond absorbe les pas, et l’œil se perd dans ses motifs à l’infini. L’espace est rompu par un édifice carré à colonnes, décentré, pour les dignitaires d’avant, je comprends.
Et puis une barrière de bois tourné délimite l’étendue. L’en-deçà où déambulent les visiteurs, où crépitent les appareils photos, où bruit un mélange de voix et de langues multiples, où une foule progresse, brownienne, en visite, tête en l’air ou plongée dans des guides, doigts pointés et yeux derrière les viseurs, rattachant parfois maladroitement le pagne donné à l’entrée pour dissimuler des jambes trop nues. Et au-delà, plus grand, l’espace réservé aux fidèles, qui sont quelques uns à peine, répartis mais en fait alignés, prosternés en cours de prière, ou assis les genoux repliés, dans la méditation, ou le repos, qui suit. Certains repartent, d’autres arrivent, déposent leur sac plastique aux chaussures avant de choisir une place, et debout, mains ouvertes, entament l’oraison. Silence, mouvements rares et feutrés, sérénité et recueillement.
Je suis le mouvement, mais reviens en arrière, cherche à découvrir un angle de vue derrière un pilier. Le brouhaha à peine étouffé me pèse. Tandis que la fatigue de la nuit me tombe dessus, j’ai envie de m’imprégner du lieu, de cette paix observable derrière la barrière.
J’avise, sur le côté, dans la partie accessible, sous une de ces petites coupoles du pourtour, à l’écart de la foule, un pied de colonne d’où on peut embrasser l’ensemble du sanctuaire. Comme je l’ai vu faire dans des mosquées de Lamu, je m’assois sur le tapis moelleux, mon sac et celui des chaussures posé à côté, adossé au mur, jambes repliées sous moi, et je m’abime dans la contemplation de l’architecture, dans le spectacle des orants.
Le passage de quelqu’un a dû me réveiller.
On avait d’ailleurs déplacé la barrière de bois, désormais sans utilité, et je me retrouvais assis, contre mon pilier, dans la délimitation intérieure. Un peu mal à l’aise. Incongru, déplacé, celui qui ne devrait pas, un rien blasphématoire.
Des employés sont passés et repassés, qui pour ranger dans un placard au fond de la niche le fil d’un aspirateur qu’il enroulait autour de son coude, une femme qui a encore déplacé légèrement la barrière, en hélant en sourdine son collègue. L’air de rien, je guette le regard réprobateur, ou le froncement de sourcil. Rien.
Etais-je invisible ? En tout cas indifférent, insignifiant, normal, sans encombre. On avait bien dû se rendre compte, cet individu endormi, dans la partie public en visite. On aurait pu me réveiller, pour m’aviser aimablement que l’heure était arrivée de sortir, que c’était désormais réservé aux Musulmans. Mais non.
Ils étaient de plus en plus nombreux à arriver, et à s’aligner là-bas, plus loin, pour commencer la prière, s’aidant des motifs arabesques de l’épais tapis. Cette succession bien réglée de gestes et de postures, qui m’est à présent familière pour l’avoir vue tant de fois, par les portes des mosquées de Lamu, dans les petits oratoires le long des rues et des routes du nord Nigeria, à la maison même, avec des amis en visite. Chacun débutant à son moment, les uns se courbent quand d’autres se relèvent, l’un se passe les mains sur le visage quand l’autre devant a le front au sol, tandis que plus loin on s’est déjà assis sur ses talons, comme je le suis moi-même au bas de mon pilier, à contempler cette chorégraphie décalée, où la même longue phrase gestuelle se répète en canon. Le tout dans le silence des paroles tues, dans les fors intérieurs.
Des femmes étaient venues, en groupe, s’installer bien plus près de moi, loin en arrière des hommes, elles avaient posées au pied du gros pilier leurs sacs à mains, emplettes et chaussures, et s’étaient alignées, avec leurs fichus noués sur la tête, des pardessus recouvrant leurs blouses de paysannes en plein mois de juillet. D’où pouvaient-elles venir ? D’un village d’Anatolie, et en visite dans la ville, pour prier dans la mosquée de leur grande histoire ? Ou d’une banlieue d’Istanbul où la modernité les avait fixées, et en balade aujourd’hui au centre ville ? Elles étaient joyeuses, l’œil rieur, les sourires échangés, avant de se mettre pieusement à prier.
Je suis resté ainsi longtemps, à m’imbiber de cette sérénité bleutée, à parcourir les courbes lumineuses, à suivre les calmes mouvements retenus, à écouter les interstices du silence, à me laisser pénétrer par la profondeur de l’immuable. Conscient du privilège de ce moment jubilatoire.
Puis j’ai rassemblé mes affaires, me suis levé et dirigé vers la sortie, j’ai remis mes chaussures. Le flot des touristes était là, je m’y suis fondu.
photos Geneviève Bertrand |
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