samedi 5 janvier 2013

Tournier le sensuel

J'ai gardé des années le souvenir de ce texte lu à Zaria, au nord du Nigeria, dans la sélection hebdomadaire du Monde que nous recevions alors, ça fait donc bien longtemps. Souvenir vivace, tant les idées m'avaient frappé, souvenir diffus puisque j'avais oublié qu'il s'agissait d'un entretien, et que je le pensais plus récent que 1984, plus proche de notre retour en France trois ans plus tard. Depuis, je l'avais égaré et l'ai cherché dans tous les recueils d'essais de Tournier, dans les archives du Monde, sans succès. 
Occupation de mon dernier séjour parisien, aller passer une matinée Quai Voltaire, à la Documentation française. 
Pour vos étrennes - ça ressemble à "étreintes" -, l'hommage de ces pensées.

TOURNIER LE SENSUEL

Se qualifiant lui-même de « naturaliste mystique », l'écrivain Michel Tournier a une passion pour la matière, le geste, le contact physique. Il aime caresser le monde du regard, sentir la chaleur de la peau sous ses doigts, se gorger d'odeurs, se couler dans la moiteur de la terre. Ce sensualisme sulfureux inspire la plupart de ses romans, depuis Vendredi ou les Limbes du Pacifique à Gilles et Jeanne, en passant par le Roi des aulnes (prix Concourt 1970) ou les Météores.

- Dans notre Europe « civilisée », la réserve est érigée en vertu, et chacun cherche à imposer ses distances. En Afrique, au contraire, on est frappé par la diversité des contacts physiques qui règnent entre les hommes ou entre les femmes. A quoi attribuez-vous cette différence fondamentale ?
- La France est un pays divisé aux deux tiers : le Midi commence très loin ; les Français ne sont méridionaux qu'en petite partie. La majeure partie du pays est nordique, océanique, et la vague moralisante qui vient du froid déferle sur la France avec l'influence prédominante des Anglo-Saxons sur notre civilisation, c'est-à-dire depuis le début du XIXe siècle. C'est une morale qui prêche l'horreur du contact physique : on se tient à distance, chacun maintient son quant à soi. On constate d'ailleurs une chose curieuse : les révolutions scientifiques mordent très inégalement sur la vie quotidienne ; tout le monde sait que c'est la Terre qui tourne autour du Soleil, et pourtant cette vérité n'a pas influencé nos habitudes, car nous continuons à parler du lever ou du coucher du soleil. En revanche, à la fin du XIXe siècle, il y eut la révolution de Pasteur, et hélas, dès lors tout le monde a peur des microbes des autres.
- Ne croyez-vous pas cependant que la raison est plus profonde, qu'elle est plutôt psycho-religieuse ?
- Mais le microbe est un phénomène psycho-religieux ! Le microbe, c'est l'esprit du Mal qui pénètre chacun de nous, c'est pour cela que la révolution microbienne de Pasteur a eu un tel succès. Elle se situe exactement dans le droit fil de la peur, de l'esprit malin qui vient s'installer chez les gens. Au lieu d'exorciser les gens, on les désinfecte maintenant. On pourrait presque établir une carte de France - et même de l'Europe - des lits « couche-tout-seul », qui est encore une invention anglo-saxonne et qui gagne depuis le nord vers le sud.
- Ne serait-ce pas une invention protestante ?...
- Non seulement protestante, mais calviniste. On pourrait établir la frontière du lit à deux personnes. Tandis que l'Afrique est un continent où l'on ne dort jamais tout seul, on dort en grappes, on se tient chaud, on rêve ensemble. L'enfant africain ne perd jamais le contact physique avec sa mère, elle ne le quitte jamais, ne le laisse pas seul dans son berceau...
- La femme africaine porte depuis toujours son enfant sur elle, et il est intéressant de constater que maintenant, certaines femmes occidentales imitent cet exemple.
- Ce serait en effet une grande révolution, mais je crains qu'elle ne soit pas encore à la veille de se généraliser. Combien de fois voit-on en Afrique une petite fille maigrichonne de dix ans porter à cheval, sur sa hanche son petit frère qui est parfaitement capable de marcher, mais tous les deux préfèrent ce contact physique étroit. Or dans nos régions, ce contact est interdit ; on n'a pas le droit de se toucher. D'ailleurs, vous connaissez l'argot des curés : « se toucher » veut dire se masturber, ce qui est naturellement le comble de l'horreur et de l'abomination. Il n'y a pas de doute que nous vivons dans une « civilisation de l'image » : tout y est pour l'œil, et rien pour la main. Nous vivons dans un monde où l'on ne se touche plus, où l'on ne se sent même plus. Nous vivons dans la civilisation des « déodorants » !  Autrefois, en traversant les villages, chaque artisan vous envoyait son odeur : il y avait le cuir, il y avait le maréchal ferrant, le marchand de couleurs. Aujourd'hui, seul le boulanger sent encore quelque chose ! Nous vivons, hélas, dans une société sans odeur, sans saveur, sans contact physique, tout est pour le regard !
- Peut-être même pas, puisque lorsque l'on regarde longuement quelqu'un, il se méfie aussitôt ; car ici, dévisager signifie - d'office – « critiquer »; tandis qu'en Afrique, cela suscite plutôt de la sympathie, l'échange d'un sourire...
- En effet, on n'ose même pas regarder les gens. Moi qui suis très curieux, et par goût et par besoin professionnel, j'ai tendance à dévisager les gens en les examinant des pieds à la tête, et il m'arrive souvent de me faire fusiller du regard, voire apostropher. J'en arrive donc à avoir toujours une paire de lunettes de soleil pour pouvoir enfin regarder les gens tranquillement. A la base de tout cela, il y a un manque total de convivialité, de sociabilité, nous vivons dans une société où les gens se détestent.
- La raison fondamentale ne serait-elle pas due au principe sacro-saint de « l'individualisme » ? Ne me touchez pas, je ne vous touche pas, chacun pour soi...
- Exactement. Chacun pour soi et Dieu pour tous, ce qui n'est d'ailleurs même pas vrai. Vous savez que le précepte que Jésus a donné comme premier dans la religion chrétienne « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » devrait nous faire réfléchir : si l'on ne s'aime pas soi-même, il est absolument impossible d'aimer les autres, parce que l'on projette sur eux l'antipathie que l'on a pour soi-même.
- Les Français seraient-ils trop intelligents et donc trop  critiques pour « s'accepter » tels qu'ils sont ?
- Dieu merci, la France est un pays mitigé, et je me félicite de l'arrivée en masse des travailleurs immigrés, qui constitueront bientôt une minorité importante. Il y aura ainsi une autre échelle de valeurs dans les rapports avec les autres et envers soi-même. Afin de contrebalancer ce courant intense qui, depuis deux siècles, vient des pays anglo-saxons, pays de la méfiance, de l'antipathie de soi-même et des autres, et peut-être du monde entier.
On s'en plaint, il y a des frictions, on trouve qu'ils font trop de bruit, une cuisine trop odorante. Mais tant mieux si cela pouvait enfin remuer ces horribles petits-bourgeois frileux, resserrés sur eux-mêmes, qui ont peur des autres et se barricadent chez eux.
Mais, il y a un autre domaine que je voudrais évoquer, c'est la télévision. Vous y voyez, en gros, trois choses: les programmes, qui sont presque toujours nécrophiles, violents, dans l'esprit anglo-saxon dont nous venons de parler. Ensuite, vous avez les actualités : on y montre des gens qui meurent de faim, des corps squelettiques, pustuleux, et torturés. Et puis, vous avez un autre domaine, que j'adore, et je ne suis pas le seul, et c'est la publicité. Là, c'est le contraire : c'est un véritable éloge de la vie, du corps, de la beauté. C'est la seule fissure par laquelle passe un tout petit peu d'érotisme, chose absolument proscrite à la télévision, dont la morale est : faites la mort, ne faites pas l'amour ; tapez-vous sur la gueule, mais ne vous caressez pas.
- Pourquoi n'écrivez-vous pas un livre à l'éloge du contact physique, une sorte de manuel pour empêcher ce dessèchement ?
- Je ne fais que cela. Tous mes livres célèbrent le contact physique, et notamment ceux que j'ai écrits avec suffisamment de soin pour que les enfants puissent aussi les lire. L'un d'eux, Pierrot ou les Secrets de la nuit qui est mon meilleur livre, n'est qu'un hymne au contact physique. C'est une histoire entièrement charnelle, une histoire d'odeurs, de gustation. Je la considère à la fois comme traité d'ontologie, de morale, et une leçon d'amour.
- Que signifie, au juste, le « contact physique » pour vous ?
- Le contact physique, c'est la relation absolue. Souvent, lorsque l'on en parle, on imagine tout de suite l'acte sexuel, mais il y en a bien d'autres, beaucoup plus intimes. Il n'y a pas plus intime que le contact physique entre une mère et son petit enfant.
- Serait-ce la seule relation vraie ?
- Ce n'est pas la seule, mais c'est sûrement la plus vraie de toutes. J'ai écrit un livre sur les jumeaux, les Météores ; eh bien, il n'y a pas de contact physique plus étroit que celui qui existe entre eux puisque ce qui se passe à l'intérieur de l'un est aussitôt ressenti par l'autre : ils peuvent se passer de la parole.
- Si vous aviez vraiment trouvé le contact physique que vous cherchez tant auriez-vous pu vous passer de l'écriture ?
- C'est parfaitement possible. Il est certain que, grâce à l'écriture, j'ai avec tout un chacun un contact qui m'est infiniment précieux, mais qui n'est peut-être que l'ersatz d'un contact physique universel.
J'ai été invité récemment à distribuer aux enfants aveugles les premiers exemplaires de Vendredi ou la Vie sauvage en braille. Lorsque je leur ai fait la lecture à haute voix, une petite fille a toujours gardé sa main dans la mienne, et ce contact était bien plus important que tout ce que je pouvais lui dire.
GUITTA PESSIS PASTERNAK

Entretien paru dans Le Monde du 13 août 1984, page XIV.

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