Occupation de mon dernier séjour parisien, aller passer une matinée Quai Voltaire, à la Documentation française.
Pour vos étrennes - ça ressemble à "étreintes" -, l'hommage de ces pensées.
TOURNIER LE SENSUEL
Se
qualifiant lui-même de « naturaliste mystique », l'écrivain Michel Tournier a
une passion pour la matière, le geste, le contact physique. Il aime caresser le
monde du regard, sentir la chaleur de la peau sous ses doigts, se gorger d'odeurs,
se couler dans la moiteur de la terre. Ce sensualisme sulfureux inspire la plupart
de ses romans, depuis Vendredi ou les Limbes du Pacifique à Gilles
et Jeanne, en passant par le Roi des aulnes (prix Concourt 1970) ou les
Météores.
- Dans notre Europe « civilisée », la réserve est érigée en
vertu, et chacun cherche à imposer ses distances. En Afrique, au contraire, on
est frappé par la diversité des contacts physiques qui règnent entre les hommes
ou entre les femmes. A quoi attribuez-vous cette différence fondamentale ?
- La France est un pays divisé aux deux tiers : le Midi
commence très loin ; les Français ne sont méridionaux qu'en petite partie. La
majeure partie du pays est nordique, océanique, et la vague moralisante qui
vient du froid déferle sur la France avec l'influence prédominante des
Anglo-Saxons sur notre civilisation, c'est-à-dire depuis le début du XIXe
siècle. C'est une morale qui prêche l'horreur du contact physique : on se tient
à distance, chacun maintient son quant à soi. On constate d'ailleurs une chose
curieuse : les révolutions scientifiques mordent très inégalement sur la vie
quotidienne ; tout le monde sait que c'est la Terre qui tourne autour du
Soleil, et pourtant cette vérité n'a pas influencé nos habitudes, car nous continuons
à parler du lever ou du coucher du soleil. En revanche, à la fin du XIXe
siècle, il y eut la révolution de Pasteur, et hélas, dès lors tout le monde a
peur des microbes des autres.
- Ne croyez-vous pas cependant que la raison est plus
profonde, qu'elle est plutôt psycho-religieuse ?
- Mais le microbe est un phénomène psycho-religieux !
Le microbe, c'est l'esprit du Mal qui pénètre chacun de nous, c'est pour cela
que la révolution microbienne de Pasteur a eu un tel succès. Elle se situe
exactement dans le droit fil de la peur, de l'esprit malin qui vient
s'installer chez les gens. Au lieu d'exorciser les gens, on les désinfecte maintenant.
On pourrait presque établir une carte de France - et même de l'Europe - des
lits « couche-tout-seul », qui est encore une invention anglo-saxonne et qui
gagne depuis le nord vers le sud.
- Ne serait-ce pas une invention protestante ?...
- Non seulement protestante, mais calviniste. On pourrait
établir la frontière du lit à deux personnes. Tandis que l'Afrique est un continent
où l'on ne dort jamais tout seul, on dort en grappes, on se tient chaud,
on rêve ensemble. L'enfant africain ne perd jamais le contact physique avec sa
mère, elle ne le quitte jamais, ne le laisse pas seul dans son berceau...
- La femme africaine porte depuis toujours son enfant sur
elle, et il est intéressant de constater que maintenant, certaines femmes
occidentales imitent cet exemple.
- Ce serait en effet une grande révolution, mais je crains
qu'elle ne soit pas encore à la veille de se généraliser. Combien de fois
voit-on en Afrique une petite fille maigrichonne de dix ans porter à cheval,
sur sa hanche son petit frère qui est parfaitement capable de marcher, mais
tous les deux préfèrent ce contact physique étroit. Or dans nos régions, ce
contact est interdit ; on n'a pas le droit de se toucher. D'ailleurs, vous connaissez
l'argot des curés : « se toucher » veut dire se masturber, ce qui est
naturellement le comble de l'horreur et de l'abomination. Il n'y a pas de doute
que nous vivons dans une « civilisation de l'image » : tout y est pour l'œil,
et rien pour la main. Nous vivons dans un monde où l'on ne se touche plus, où
l'on ne se sent même plus. Nous vivons dans la civilisation des « déodorants »
! Autrefois, en traversant les villages,
chaque artisan vous envoyait son odeur : il y avait le cuir, il y avait le
maréchal ferrant, le marchand de couleurs. Aujourd'hui, seul le boulanger sent
encore quelque chose ! Nous vivons, hélas, dans une société sans odeur, sans
saveur, sans contact physique, tout est pour le regard !
- Peut-être même pas, puisque lorsque l'on regarde longuement
quelqu'un, il se méfie aussitôt ; car ici, dévisager signifie - d'office –
« critiquer »; tandis qu'en Afrique, cela suscite plutôt de la sympathie,
l'échange d'un sourire...
- En effet, on n'ose même pas regarder les gens.
Moi qui suis très curieux, et par goût et par besoin professionnel, j'ai
tendance à dévisager les gens en les examinant des pieds à la tête, et il
m'arrive souvent de me faire fusiller du regard, voire apostropher. J'en arrive
donc à avoir toujours une paire de lunettes de soleil pour pouvoir enfin
regarder les gens tranquillement. A la base de tout cela, il y a un manque
total de convivialité, de sociabilité, nous vivons dans une société où les gens
se détestent.
- La raison fondamentale ne serait-elle pas due au principe
sacro-saint de « l'individualisme » ? Ne me touchez pas, je ne
vous touche pas, chacun pour soi...
- Exactement. Chacun pour soi et Dieu pour tous, ce qui
n'est d'ailleurs même pas vrai. Vous savez que le précepte que Jésus a donné
comme premier dans la religion chrétienne « Tu aimeras ton prochain
comme toi-même » devrait nous faire réfléchir : si l'on ne s'aime pas
soi-même, il est absolument impossible d'aimer les autres, parce que l'on projette
sur eux l'antipathie que l'on a pour soi-même.
- Les Français seraient-ils trop intelligents et donc trop critiques pour « s'accepter » tels qu'ils sont
?
- Dieu merci, la France est un pays mitigé, et je me félicite
de l'arrivée en masse des travailleurs immigrés, qui constitueront bientôt une
minorité importante. Il y aura ainsi une autre échelle de valeurs dans les
rapports avec les autres et envers soi-même. Afin de contrebalancer ce courant
intense qui, depuis deux siècles, vient des pays anglo-saxons, pays de la
méfiance, de l'antipathie de soi-même et des autres, et peut-être du monde entier.
On s'en plaint, il y a des frictions, on trouve qu'ils font
trop de bruit, une cuisine trop odorante. Mais tant mieux si cela pouvait enfin
remuer ces horribles petits-bourgeois frileux, resserrés sur eux-mêmes, qui ont
peur des autres et se barricadent chez eux.
Mais, il y a un autre domaine que je voudrais évoquer, c'est la
télévision. Vous y voyez, en gros, trois choses: les programmes, qui sont
presque toujours nécrophiles, violents, dans l'esprit anglo-saxon dont nous
venons de parler. Ensuite, vous avez les actualités : on y montre des gens qui
meurent de faim, des corps squelettiques, pustuleux, et torturés. Et puis, vous
avez un autre domaine, que j'adore, et je ne suis pas le seul, et c'est la
publicité. Là, c'est le contraire : c'est un véritable éloge de la vie, du
corps, de la beauté. C'est la seule fissure par laquelle passe un tout petit
peu d'érotisme, chose absolument proscrite à la télévision, dont la morale est
: faites la mort, ne faites pas l'amour ; tapez-vous sur la gueule, mais ne
vous caressez pas.
- Pourquoi n'écrivez-vous pas un livre à l'éloge du contact
physique, une sorte de manuel pour empêcher ce dessèchement ?
- Je ne fais que cela. Tous mes livres célèbrent le
contact physique, et notamment ceux que j'ai écrits avec suffisamment de soin
pour que les enfants puissent aussi les lire. L'un d'eux, Pierrot ou les
Secrets de la nuit qui est mon meilleur livre, n'est qu'un hymne au contact
physique. C'est une histoire entièrement charnelle, une histoire d'odeurs, de
gustation. Je la considère à la fois comme traité d'ontologie, de morale, et une
leçon d'amour.
- Que signifie, au juste, le « contact physique » pour vous ?
- Le contact physique, c'est la relation absolue. Souvent,
lorsque l'on en parle, on imagine tout de suite l'acte sexuel, mais il y en a
bien d'autres, beaucoup plus intimes. Il n'y a pas plus intime que le contact
physique entre une mère et son petit enfant.
- Serait-ce la seule relation vraie ?
- Ce n'est pas la seule, mais c'est sûrement la plus vraie de
toutes. J'ai écrit un livre sur les jumeaux, les Météores ; eh bien, il n'y a pas de contact physique plus
étroit que celui qui existe entre eux puisque ce qui se passe à l'intérieur de
l'un est aussitôt ressenti par l'autre : ils peuvent se passer de la parole.
- Si vous aviez vraiment trouvé le contact physique que vous
cherchez tant auriez-vous pu vous passer de l'écriture ?
- C'est parfaitement possible. Il est certain que, grâce
à l'écriture, j'ai avec tout un chacun un contact qui m'est infiniment
précieux, mais qui n'est peut-être que l'ersatz d'un contact physique
universel.
J'ai été invité récemment à distribuer aux enfants aveugles les
premiers exemplaires de Vendredi ou la
Vie sauvage en braille. Lorsque je leur ai fait la lecture à haute voix,
une petite fille a toujours gardé sa main dans la mienne, et ce contact était
bien plus important que tout ce que je pouvais lui dire.
GUITTA
PESSIS PASTERNAK
Entretien paru dans Le Monde du 13 août 1984, page XIV.
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