Serge Michailof* m'a fait l'amitié et l'honneur de cette réponse à
mon article précédent :
Cher Joël
Chers collègues et amis
Cher Joël ton mel et surtout l'article de ton blog mettent le doigt sur plusieurs faiblesses de notre papier du Monde (« La guerre au Sahel ne peut être gagnée par une force occidentale ») que je reconnais bien volontiers et dont nous étions conscients. Le problème est toujours que les contraintes d'un tel papier qui doit tenir en 6500 signes permettent rarement d'aller au fond des choses ce qui est évidemment regrettable.
En gros tu nous fait part de deux principales critiques:
1) Nos propositions n'ont aucune accroche politique et restent donc incantatoires. Elles ne précisent aucunement le type d'alliance politique qui permettrait au Sahel leur mise en œuvre concrète. Sur ce plan tu as parfaitement raison et à la réflexion nous aurions dû couper un peu notre papier pour à la fois respecter la contrainte des 6500 signes et pouvoir développer en quelques lignes l'argumentation que tu explicite dans ton blog et qui peut se résumer en une réponse à la question: quelles forces politiques et quel type d'alliance pour mettre en œuvre la politique que nous suggérons ? Sur ce plan je trouve que les paragraphes que tu développes dans ton blog sont excellents et résument bien ce que nous aurions dû ajouter à notre papier pour "l'accrocher" à une réalité politique concrète.
2) Notre phrase sur la possibilité technique de nettoyer les écuries d'Augias et de construire ou reconstruire en quelques années le cœur régalien d'un appareil d’État fonctionnel te semblent également incantatoires. Là je voudrais te dire que je ne partage pas ton scepticisme et que je m'appuie pour cela sur mon expérience de 12 ans de consultation sur ces questions dans les géographies les plus difficiles et auprès des pays les plus déstructurés de la planète. Je ne dis pas que c'est facile. Je dis simplement que c'est possible. Deux anciens Premier ministres avec lesquels j'ai longuement travaillé sur cette question pourront d'ailleurs en attester : Tertius Zongo du Burkina et Matata Mapon de RDC que je me permets de mettre en copie.
Au plan technique je voudrais ici te renvoyer à une note que j'avais rédigée sur cette question et qui a été publiée par la fondation FERDI sous le titre "Le défi du renforcement des institutions publiques sahéliennes"qui explique comment il est techniquement possible dans des délais raisonnables de transformer des institutions gangrénées par le népotisme et la corruption en institutions relativement efficaces, ceci bien sur pour peu que les conditions politiques le permettent.
Je mets cette note en pièce jointe.
Je reste à ta disposition pour échanger sur ces questions qui me semblent aujourd'hui très importantes si l'on veut éviter une poursuite de la dérive actuelle au Sahel.
Bien amicalement
Serge
Et pour poursuivre l'échange :
Bien cher Serge
Je te remercie infiniment des remarques et commentaires que
tu as faits sur ma réaction à votre article paru dans Le Monde intitulé « La guerre au Sahel ne peut être gagnée par
une force occidentale ». Je me réjouis très fort de voir à quel point nos
réflexions convergent, et voudrais simplement ici, comme tu m’y invites, ainsi
que tous nos collègues, poursuivre l’échange.
L’enjeu politique
Nous sommes d’accord, je crois : l’enjeu, dans la situation actuelle – et depuis fort longtemps,
même si on l’a trop oublié, négligé ou occulté – est éminemment politique, au sens le plus profond, à
savoir celui d’un changement de système,
de paradigme, de mode de fonctionnement – et accessoirement de personnel.
Basculement de la rente prédatrice à l’initiative privée. Changement de locomotive,
de type de moteur, de carburant, voire de pilote ou au moins de mode de
conduite. Peu importe le vocabulaire, je pense qu’on se rejoint. Ainsi que sur
l’idée – que vous énonciez pour l’aspect sécuritaire, mais qui vaut tout autant
ici – que cette mutation, seuls les Africains peuvent (doivent ?) la
faire, à la façon qu’ils auront trouvée, certainement de façon différenciée
selon les contextes et l’histoire de chacun.
J’aurais simplement une minime réserve quand tu parles des « types
d’alliance politiques … pour mettre en œuvre la politique que nous suggérons ».
Je ne te fais aucun procès d’intention, bien évidemment, mais le passé est si
lourd qu’il convient de clarifier. Nous sommes ici, les uns et les autres, dans
des positionnements différents :
nos collègues et ami(e)s Africain(e)s qui sont les acteurs de ces bouleversements, qui sont parties prenantes, qui
pour le coup entrent en alliances, définissent des stratégies, interviennent ou
pas, selon ; et nous, extérieurs à
ces sociétés mais pas indifférents loin de là, citoyens de pays, de
puissances qui à maints titres peuvent peser sur les situations africaines. Pas
acteurs directs, donc pas amenés à nous impliquer dans des « alliances
politiques » (au sens d’intervenir, de s’ingérer, comme cela a pu se
faire) pour les raisons que l’on a dites, nous pouvons d’une part énoncer nos
réflexions, partager analyses, préoccupations, suggestions avec nos amis
africains qui en feront ce qu’ils voudront, et d’autre part, citoyens, éclairer
nos gouvernements et nos opinions publiques pour orienter leurs modes d’intervention,
réviser leurs stratégies, agir avec ce qui nous paraît être discernement et
efficacité, déterminer à qui apporter aide et donner des moyens d’action (une
autre façon d’entendre « alliance »). J’y reviendrai.
« Nettoyer les écuries d’Augias » est-il possible ?
Je dois m’être fait mal comprendre si tu m’as trouvé négatif
sur la possibilité « de construire ou
reconstruire en quelques années le cœur régalien d'un appareil d’État
fonctionnel ». Je le crois possible, je le souhaite de tout cœur, et existent, comme tu le dis, des forces susceptibles de le faire. La question, on vient de le souligner, est bien moins technique que politique. Et il ne faut pas, sauf à faire du « wishful thinking », se cacher les
difficultés et obstacles. Les principaux que je vois :
1. Pour le moment, les dynamiques
nouvelles s’expriment dans le champ économique, avec les efforts des petits
entrepreneurs qui tentent d’émerger malgré les obstacles, développant des
stratégies de ruse et d’évitement. C’est parcellaire et peu cohérent. On voit peu de convergences, de structuration
autour de revendications ou d’apparition de mouvements. Pas de traduction,
apparemment, en termes politiques de ces dynamiques. Ou alors éclatées,
dispersées. Isolées.
L’exemple le plus en pointe que je connaisse est au Mali, est au Mali, avec le
mouvement qui mobilise les jeunes contre la corruption, l’action du patronat
pour susciter des réformes économiques favorables à l’entreprise, la dénonciation
de la prédation comme antagoniste de la création d’emploi et d’avenir des
jeunes. Et pas seulement comme dénonciation morale. Cependant, Coulou l’a dit lui-même - et cela a été relayé
dans la presse – si le PR et le PM veulent agir dans ce sens, ils sont isolés,
n’ont pas vraiment d’équipes derrière eux pour mener pleinement le changement.
Donc le nécessaire investissement du champ politique par les forces du
changement est loin d’être abouti. Il y faut certainement le temps. Peut-être
les voies de cristallisation des dynamiques nous échappent-elles. Peut-être les
Africains trouveront-ils d’autres voies que nos schémas classiques. A eux de
jouer.
2. Dans un article de 1988, récemment ressorti, Vaclav Havel
soulignait que « Les agitations, les grèves, les révoltes des années 80
n'ont pu déboucher sur une action méthodique, efficace, qu'à partir du moment
où les intellectuels ont apporté une conception globale au mouvement, mis sur
pied une stratégie d'ensemble. » Cela, à mon sens, fait cruellement
défaut. Et risque d’être durable.
L’intelligentsia africaine est
encore largement engluée dans l’anti-impérialisme
et le néo-colonialisme, biberonnée aux théories de Samir Amin et autres, pensant
l’antagonisme essentiellement Nord-Sud sans
s’intéresser aux contradictions internes des sociétés sinon sous le prisme
des « valets des Blancs ». Même les études, de plus en plus
nombreuses et pertinentes, sur la corruption dépassent peu son approche
abstraite et sa dénonciation morale pour s’intéresser à son aspect systémique, sa
caractéristique propre intrinsèquement liée à un mode spécifique d’organisation
sociale, antagonique du développement économique local et de la transformation
endogène.
Personne pour théoriser la nécessaire libération de l’initiative privée et sa
prise des commandes de la société. Même le débat sur le CFA et son remplacement
par l’ECO l’a montré, qui a mis l’accent plus sur la dénonciation
post-coloniale que sur la promotion d’un nouvel ordre économique, avec une
monnaie non plus au service des rentiers mais des entrepreneurs. Mais peut-être
verra-t-on à Lomé des avancées en ce sens.
Alors qui pour forger cette « stratégie d’ensemble », cette « conception
globale » capable d’ouvrir des perspectives, de mobiliser, d’entraîner le
changement ? Qui pour élaborer une
vision d’avenir nouvelle et exaltante ? D’autant que – et c’est pour
moi une immense tristesse – les mots de démocratie, de liberté ont été
tellement galvaudés par des mascarades que nous avons soutenues que les valeurs
qu’ils représentent en sont largement dévalués. Aux Africains d’inventer leur
discours, d’imaginer le « software » de ce changement en cours, de
proposer un modèle libre et démocratique qui leur aille. Mais il faut faire
vite.
Car, et c’est selon moi le grand danger, une
telle « stratégie d’ensemble »,
appuyée sur une « conception globale » existent déjà, du côté de l’extrémisme
religieux – et pas seulement islamiste. Une idéologie largement diffusée,
qui se nourrit du pourrissement du système rentier et de l’absence d’alternative
crédible et de perspectives claires. Qui pourrait très bien s’emparer de la thématique
de l’initiative privée locale et rallier les entrepreneurs. N’oublions pas que
la révolution khomeiniste s’est faite sur l’alliance du fondamentalisme des mollahs
avec le Bazar.
3. Enfin, il y a le poids de la « communauté internationale »,
plus particulièrement des pays du Nord et des institutions internationales, des
bailleurs, etc.
Faute d’avoir produit l’analyse de la situation, des dynamiques et des forces
en présence – à nous peut-être d’argumenter et de promouvoir la nôtre – tous ces acteurs agissent sans cohérence et
assez désemparés. Les financements continuent à alimenter la rente et se
perdent dans les méandres de l’inefficacité. Les mesures pour y pallier
aboutissent à faire d’une demande de projet une usine à gaz qui récompense la
forme au détriment du fond, et de fait verrouille l’innovant. Les réglementations
générales imposées ne tiennent aucun compte des contextes spécifiques. Les
concurrences entre puissances ouvrent la voie à des accords qui hypothèquent l’avenir
avec des dirigeants sensibles à l’intérêt pas toujours général.
Autant de facteurs qui, de fait et sans forcément visée particulière, freinent les
dynamiques d’émergence et d’affirmation des forces nouvelles.
Alors « Que faire ? » (Lénine)
Avant tout, et il faut le répéter, ce seront
les Africains qui FERONT. A leur façon, comme ils voudront. Pour autant,
les amis extérieurs – et quand même parties prenantes - peuvent aider au changement et donner les
moyens pour contribuer à le faire advenir. De plusieurs façons.
1. D’abord, et un groupe comme le GIAf
peut y contribuer largement, sur le plan des idées et de l’information. Faire
avancer la réflexion, enrichir le débat, diffuser des analyses. Faire connaître
les bonnes pratiques – et les mauvaises -, les initiatives, les progrès
enregistrés ici ou là. Faire évoluer les
représentations, gagner la bataille des idées. Pour l’instant, les
dynamiques à l’œuvre n’ont pas de façon perceptible investi ce champ, pourtant
essentiel – si on veut être gramscien – dans un changement social d’envergue.
Cela vaut pour diffuser l’information, sensibiliser, susciter réactions et engagements
en Afrique. Cela vaut pour convaincre responsables gouvernementaux et des
organismes internationaux, responsables économiques et financiers qu’il est
temps de réviser leur approche et stratégies.
2. Sans s’ingérer politiquement, tous ces
acteurs extérieurs peuvent trouver des moyens d’orienter, de presser, pour
que soient levés des obstacles à l’initiative économique privée locale, pour
que le développement de celle-ci soit facilité, etc. Cela auprès des
gouvernements africains (amélioration des législations, encouragement de la
transparence et de la lutte contre la corruption prédatrice, entraves aux flux
de capitaux « mal acquis », etc.), ou auprès des instances
internationales (adaptation des règles de libre-échange, révisions des accords
internationaux, protection des industries naissantes, etc.).
3. Un autre levier très important
concerne l’Aide Publique au Développement, tant bi- que multilatérale. J’ai
naguère, dans un papier intitulé « L’APD dans l’impasse », suggéré la
révision de celle-ci et sa réorientation
dans le sens d’un appui délibéré, sinon exclusif, aux nouvelles dynamiques.
Cesser de faire de l’APD la perfusion de la rente à l’agonie, en faire un outil
puissant de développement de l’initiative privée. A titre d’illustration, je
reprends les quelques voies suggérées :
·
Encourager toutes les
réformes de structure susceptibles de faciliter la transformation
locale et les échanges régionaux (régulation du commerce international,
politique monétaire, législations intérieures, réglementations régionales,
sanction des prédations).
·
Financer des
investissements orientés vers le développement des économies locales : voies
de communication entre lieux de production et de transformation, et non plus à
l’export, accès aux nouvelles technologies, à l’énergie, outre l’éducation et
la santé.
·
Aider
en finançant non plus (seulement) les Etats et les institutions, mais
les entreprises : prêts, participation au capital, pépinières
d’entreprises, etc.
·
De
l’assistance technique, oui, mais
pas dans les administrations pour définir des politiques publiques : dans
les entreprises privées, en personnels d’encadrement et en conseil, ou en
finançant des consultants et de l’expertise,
en réponse aux besoins des entrepreneurs.
Ces suggestions (les spécialistes en jugeront
et auront de meilleures idées) pour indiquer ce qui pourrait ainsi donner une
forte impulsion au changement en cours, montrer le pari d’une nouvelle voie.
Mais il faut faire vite, et frapper fort. Pour convaincre les populations qu’une
voie nouvelle s’ouvre, il ne faut pas
jouer petit braquet.
C’était le sens, par exemple, d’un projet
malheureusement non abouti auquel j’ai réfléchi avec le CNPM, visant à créer des emplois pour la jeunesse,
tout en suscitant modernisation et dynamisation des acteurs économiques. L’entrée
n’en était pas la formation de jeunes (une institution sclérosée en prend
quelques dizaines, pendant quelques mois, et les lâche dans la nature avec un
pécule), mais via un détour par l’appui
aux maîtres-formateurs, par la dynamisation du secteur dit informel (ou de
sa partie en appétence de changement), qui constitue jusqu’à 80% des emplois.
Sa modernisation, son adaptation aux réalités du jour, son intégration dans une
économie locale globalisée (les entreprises émergentes ont besoin d’un environnement de productions et de services pour se
développer), s’accompagneront d’un développement de l’apprentissage, lui-même
rénové.
Ca ressemble à des emplois aidés ? Il
y a de la déperdition possible ? Certes. Mais si les mêmes sommes partent
dans la population, donnent du pouvoir d’achat en même temps que s’accroît la
qualification, si la jeunesse y trouve des perspectives, est-ce plus un drame
que si ces sommes sont détournées en haut lieu ?
Enfin, et pour en revenir à la sécurité, qui est à l’origine de notre
échange, et en se référant cette fois à Mao, le jour où les populations accorderont leur confiance à une
autorité porteuse de ces dynamiques, auront un espoir en des perspectives d’avenir,
les djihadistes seront comme des poissons hors de l’eau. Mais
dans le cas contraire …
*Serge Michailof : Consultant, ancien professeur à Sciences Po, chercheur à l'IRIS, ancien directeur de la Banque mondiale et ancien directeur des opération de l'AFD, il a publié récemment "Africanistan". Je l'ai connu aussi lorsqu'il était rue Monsieur, au Cabinet de la Ministre de la Coopération.