lundi 25 avril 2022

REPARTIR A GAUCHE 2 : petit kit d'analyse politique

 

MON MARXISME A MOI

Sans prétention, mais pour mettre en ordre mes idées, que je trouve opératoires. Cela résulte de ma pratique politique des années 70, de la lecture attentive de Marx et des althussériens, explosés au choc de la réalité concrète vécue (l’Ouganda d’Idi Amin et ensuite), confortée tant par les situations en France et en Afrique, et l’observation aussi des phénomènes naturels.

Ca pourrait-il servir dans notre futur proche, pour proposer un cadre d’analyse à une gauche en reconstruction ?

Marxisme invétéré :
tout est histoire, structures animées de contradictions

Toute société est une structure qui organise sous forme de mode de production les forces productives dont elle dispose. Dès lors que celles-ci deviennent tant soit peu complexes, le mode de production définit un rapport de forces entre les acteurs sociaux, une contradiction que l’organisation sociale va tendre à stabiliser, mais dont l’évolution conflictuelle est la vie même de la structure, jusqu’à sa disparition.

La contradiction est entre classes sociales, dominante et dominée, opprimante et opprimée, exploiteuse et exploitée.

Sur les classes sociales

Mais une classe sociale n’est pas un groupe, un ensemble d’individus : c’est une structure complexe. Une structure qui, pour accomplir son rôle dans le mode de production, dans l’organisation sociale, s’organise en fonctions, distinctes et articulées, formant appareil. Ainsi la classe capitaliste ne compte pas que les détenteurs de parts d’entreprise, mais aussi les grands managers, les financiers, les acteurs du politique et des forces qui la sécurisent, etc. De même, la classe ouvrière, ce n’est pas seulement l’ouvrier à sa chaîne de production, mais l’employé qui organise le travail, ceux qui assurent la reproduction de la force de travail, etc.

Donc une classe sociale est une structure de fonctions, où les individus viennent s’insérer comme supports de ces fonctions, dont ils assurent l’exercice. Et un même individu peut participer de plusieurs fonctions, et même de fonctions relevant de classes différentes, et se vivre, se représenter comme partageant les intérêts d’une classe autre que celle où il se trouve « fonctionner ».

De l’évolution des structures contradictoires

Dès lors qu’elle s’est constituée – et ce indépendamment de sa génèse – une structure se met à produire, à établir des rapports de force, à générer des conflits et des mécanismes de stabilisation qui assurent sa durabilité en absorbant tant que faire se peut les dynamiques antagoniques qui l’animent.

Autant de facteurs qui évoluent, plus ou moins rapidement, et qui constituent l’histoire de la structure, son évolution, jusqu’à sa disparition.

Les antagonismes au sein du mode de production – la lutte des classes – peuvent être plus ou moins violents, susciter des affrontements, rébellions, renversements, où la classe dominée inverse le rapport de force et prend le pouvoir sur la classe dominante. C’est le schéma classique de ce que l’on nomme des révolutions, dans l’imaginaire politique. Et on y va de 1789, d’Octobre, etc.

Mais il faut y regarder de plus près. Et distinguer.

Les bouleversements

L’éviction, voire l’élimination, de la classe dominante par la classe exploitée a bien entendu des effets majeurs sur l’organisation des sociétés. Mais dans la mesure où cela ne s’accompagne pas d’un changement du mode de production (de la mise en œuvre des forces productives), les fonctions inhérentes au mode de production – et donc à la division du travail dans les classes sociales – restent indispensables, et donc ont tendance, sous d’autres formes, certes, mais inexorablement, à se reproduire, et à reconstituer l’ordre ante, parfois encore plus injuste ou violent.

L’exemple le plus criant est peut-être le socialisme à la soviétique, qui au fil du temps a reproduit une élite privilégiée, exerçant les fonctions de classe dominante, certes non formellement propriétaire du capital, mais détentrice de la richesse et des avantages, exploitant une classe laborieuse, encore davantage dans la mesure où une partie, pour des raisons politiques, était asservie. Un autre exemple me semble être donné par Haïti. Les esclaves se sont héroïquement soulevés contre leur condition, et ont vaincu les colons, qu’ils ont chassés. Mais très vite les nouveaux dirigeants ont tendu à remplacer ces derniers, sans moins d’exploitation ou de cruauté. Le nombre de morts sur les chantiers du Roi Christophe est affligeant.

Ainsi, dans la plupart des cas, le renversement des termes de la contradiction aboutit in fine à la reproduction des termes d’exploitation antérieurs, avec remplacement des acteurs, et changement des formes.

La révolution

C’est à mes yeux un tout autre phénomène.

Ici, ce n’est pas un des termes de la contradiction qui remplace l’autre : c’est une structure nouvelle qui se met en place, sur les ruines de l’ancienne. Cela va avec une autre mode de production (ou une version structurellement nouvelle de celui-ci), basé le plus souvent sur une modification des forces productives. La structure ancienne s’épuise, ne fonctionne plus, éclate ou s’étouffe sur ses contradictions. Et à côté, une structure nouvelle, en gestation parfois depuis longtemps, et jusque là bridée, réprimée par l’ancienne, s’impose comme dominante dans l’organisation sociale qu’elle pilote et organise désormais à ses fins.

Par exemple la révolution française de 1789, dont l’essence est moins prise de la Bastille, Terreur, Empire, que la destruction de l’appareil féodal nobiliaire et l’avènement de la société bourgeoise, fondée sur l’Etat de droit et la liberté, en particulier de la propriété et du commerce.

Deux autres exemples, à mes yeux en cours.

En Afrique,

Le système de la rente prédatrice, héritée de la colonisation et en symbiose avec le système capitaliste mondial (dont il ne participe pas), fondée sur l’exploitation des ressources exportables, dont le revenu est ponctionné par une élite à partir de ses positions dans les appareils politico administratifs (corruption institutionnelle si on veut pour simplifier), est à l’agonie et s’effondre. A commencé à apparaître dans ses marges – et se renforce de la faillite de l’ancien système – une dynamique entrepreneuriale privée, locale, axée sur la valorisation des productions et leur commercialisation sur des marchés régionaux. L’éclosion de ces nouvelles forces sociales se heurte à l’existence de l’ordre ancien, et la lutte se déroule pour imposer un ordre nouveau, propice à la nouvelle structure.

Chez nous

Une mutation profonde aussi est en cours. Le système capitaliste qui nous régit, depuis le XIXème, n’est pas un long fleuve tranquille. Il est agité de phases, de mutations : il se transforme, mais aussi il mue, structurellement : un système remplace un autre.

Ainsi, pour faire court, une structure s’est constituée à la fin de la 2ème Guerre mondiale, fondée sur la production de masse, la concentration des entreprises, l’exploitation des ressources bon marché des pays (ex)colonisés, une atténuation des conflits avec l’Etat-providence. Sur une base de stabilité qu’on a pensé garantie : on reste dans une même entreprise pérenne, on garde le même boulot avec une évolution limitée mais une progression acceptée, la protection sociale garantit l’absence de catastrophe et promet un certain ascenseur social, etc. 1968 a donné un coup de jouvence à ce qui était issu du CNR. Très belle période, dont ma génération avons joui.

A partir des années 80, mutation des forces productives, et tout se met à changer, se dégrade, s’effondre. La finance domine le capital industriel, choc des matières premières, nouvelles technologies, nouveaux acteurs productifs qualifiés font irruption sur le marché, j’en passe. La mouture post 1945 du mode de production entre en crise, s’y enfonce. Une nouvelle version émerge, étouffe l’ancienne, s’y substitue progressivement, avec la paralysie des régulations sociales existantes, la faillite des productions vieillies, et l’exigence (souvent non satisfaite par tétanisation) de formes d’organisation nouvelles.

Nous y sommes : tandis qu’une partie de la société est entrée dans la nouvelle ère, y prospère et pousse aux mutations corollaires, une autre se fige dans la crainte du changement, de la perte de ses avantages, de son rang, ou dans la peur de ne plus trouver de place acceptable. Nous votons dimanche pour cela.

C’est bien un changement de système qui est en cours, une révolution. Et le clivage face au « monde nouveau » traverse les classes sociales de l’état ante, rebat les cartes, adieu les forces politiques d’avant, tout se recompose, ou tarde à le faire. Pour jargonner un peu, la contradiction principale (capital-travail) devient un temps secondaire par rapport à la contradiction entre ordre ancien-organisation sociale nouvelle, qui traverse les classes d’avant. Période de transition, pendant laquelle les cartes sont rebattues, et qui ne sait pas s’y adapter (la gauche en effondrement en l’occurrence) laisse à l’autre l’initiative de la nouvelle architecture.

A bien noter :

Que font les acteurs sociaux ?

Dans le cas d’une révolution, telle que définie ci-dessus, on assiste bien, toujours, à une nouvelle donne. Les comportements des acteurs divergents, quelle que soit la classe sociale dont ils participent. Des fonctions disparaissent, de nouvelles apparaissent, et les individus vont se déployer – selon souvent des critères personnels, aux déterminations plurielles  – entre elles. Ou échouer à le faire.

Tenants aussi bien de la classe dominante que dominée, il en va de même. Certains s’adaptent, mutent, savent s’insérer dans les nouveaux rapports sociaux (favorablement souvent). Certains se trouvent incapables d’adaptation, s’accrochent à la situation ante, font tout pour la conserver, ou s’enfoncent dans sa nostalgie. Ainsi des aristos de l’Ancien Régime. Certains se sont coulés dans la bourgeoisie désormais dominante. D’autres se sont ratatinés sur le souvenir de leur gloire fanée, avec tout au plus le militaire comme exutoire des descendants.

Une société ne se résume pas à la formation sociale dominante

Une société est une réalité complexe, qui ne se réduit pas à 1 mode de production. Celui-ci, qui y domine certes, ne concerne que la partie de la société qui est partie prenante du mode de production en question, de la mise en œuvre de ces forces productives particulières.

Par exemple, dans l’Afrique coloniale et post-coloniale, seules sont marchandises les productions qui entrent dans le circuit d’échange essentiellement extraverti, et générateur de rente. Une énorme partie de la production, vivrière, artisanale, dont la grande majorité de la population sont les acteurs, se situe hors du mode de production dominant. Ailleurs, peuvent exister aussi des vestiges de modes de production éteints, ou des prémices d’organisations nouvelles. De toute façon marginalisés, hors-jeu.

Et ces éléments tenus en marge dans un mode de production particulier peuvent fort bien de retrouver structurellement intégrés dans un mode de production nouveau émergeant, ou abouti – auquel ils peuvent servir de ferment d’éclosion.

Conséquences pratiques

Analyse concrète de situations concrètes

Je ne suis donc pas léniniste, mais cette phrase du grand camarade a du sens.

L’ANALYSE, pas la DOXA

L’essentiel, l’impératif, est de produire l’analyse fine d’une situation sociale donnée à un moment donné, de l’évolution de ses dynamiques conflictuelles, et surtout, quand c’est le cas, de son processus de disparition – avec le repérage de la germination éventuelle d’une autre structure. C’est le cas dans les périodes de transition.

Quand la formation sociale est stable (cela ne signifie pas amorphe, mais dans un rapport de forces conflictuel qui assure sa reproduction dans le temps), les forces à l’œuvre produisent des formes d’organisation, des représentations correspondantes à leurs aspirations, à leurs stratégies – un système de valeurs, des récits, une idéologie – qui répond à leur situation de lutte dans ce contexte. Cette doxa, vite essentialisée, est un outil essentiel dans la lutte. Elle structure les esprits, mobilise, crée identité et conscience de soi – conscience de classe.

Mais – et il en va toujours ainsi quand la pensée vivante devient dogme – son aspect historique, conjoncturel, est oublié, voire nié, au profit d’une essentialisation erronée. Et elle a toute chance de n’être plus opérante, telle quelle, dans une structure nouvelle, dans une autre formation sociale qui aura supplantée celle qui l’a fait naître. Or, s’en tenir à la doxa ancienne aveugle sur la réalité nouvelle, dévie l’action vers des errements.

C’est de gauche ?

Le piège, absolu, le poison insidieux. La question, ou plutôt l’injonction, a pourri nos 20 dernières années, a poussé le quinquennat Hollande dans la paralysie ni faite ni à faire, a bloqué le rassemblement d’une force politique de changement, dotée d’un discours adapté et en adéquation à la réalité du monde.

RIEN n’est de gauche en soi, dans l’absolu, lorsqu’il s’agit de mesures, de dispositifs politiques ou sociaux. Tout cela est conjoncturel, lié à une situation historique. Ce qui perdure – qui n’est pas sacré, mais qui fait l’essence d’une prise de position – c’est : cela correspond-il positivement aux dynamiques en cours, cela contribue-t-il à faire émerger le monde nouveau de la meilleure des manières, et comment, dans cette structure conflictuelle faire prévaloir des organisations qui permettent la justice, une qualité de vie, la sécurité, la liberté et la possibilité de s’épanouir dans une société pacifiée (non sans conflits, mais régulés, supportables). Ce qui perdure, ce sont les valeurs.

Alors si on emballe ce que je viens d’énumérer, non exhaustivement, dans un package qu’on nommera « la gauche », il s’agira de promouvoir les mesures adaptées, non héritées d’une doxa ancienne révolue, mais adéquates pour mettre en œuvre ces valeurs dans un contexte nouveau, différent. Quitte à ce qu’émerge, dans la pratique, une doxa renouvelée.

Une fois tout remis à plat.

Les références, citations, etc. qui m’avaient amené à cette proposition théorique se trouvent dans « L’Afrique en Transition », Mawazo, Makerere University – 1983 (https://joelbertrand.wordpress.com/lafrique-en-transition/ ).

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