MON MARXISME A MOI
Sans prétention, mais pour
mettre en ordre mes idées, que je trouve opératoires. Cela résulte de ma
pratique politique des années 70, de la lecture attentive de Marx et des
althussériens, explosés au choc de la réalité concrète vécue (l’Ouganda d’Idi
Amin et ensuite), confortée tant par les situations en France et en Afrique, et
l’observation aussi des phénomènes naturels.
Ca pourrait-il servir dans
notre futur proche, pour proposer un cadre d’analyse à une gauche en reconstruction ?
Toute société est une
structure qui organise sous forme de mode de production les forces productives
dont elle dispose. Dès lors que celles-ci deviennent tant soit peu complexes,
le mode de production définit un rapport de forces entre les acteurs sociaux,
une contradiction que l’organisation sociale va tendre à stabiliser, mais dont
l’évolution conflictuelle est la vie même de la structure, jusqu’à sa
disparition.
La contradiction est entre
classes sociales, dominante et dominée, opprimante et opprimée, exploiteuse et
exploitée.
Sur les classes sociales
Mais une classe sociale n’est
pas un groupe, un ensemble d’individus : c’est une structure complexe. Une
structure qui, pour accomplir son rôle dans le mode de production, dans
l’organisation sociale, s’organise en fonctions, distinctes et articulées,
formant appareil. Ainsi la classe capitaliste ne compte pas que les détenteurs
de parts d’entreprise, mais aussi les grands managers, les financiers, les
acteurs du politique et des forces qui la sécurisent, etc. De même, la classe
ouvrière, ce n’est pas seulement l’ouvrier à sa chaîne de production, mais
l’employé qui organise le travail, ceux qui assurent la reproduction de la
force de travail, etc.
Donc une classe sociale est
une structure de fonctions, où les individus viennent s’insérer comme supports
de ces fonctions, dont ils assurent l’exercice. Et un même individu peut
participer de plusieurs fonctions, et même de fonctions relevant de classes
différentes, et se vivre, se représenter comme partageant les intérêts d’une
classe autre que celle où il se trouve « fonctionner ».
De l’évolution des structures contradictoires
Dès lors qu’elle s’est
constituée – et ce indépendamment de sa génèse – une structure se met à
produire, à établir des rapports de force, à générer des conflits et des
mécanismes de stabilisation qui assurent sa durabilité en absorbant tant que
faire se peut les dynamiques antagoniques qui l’animent.
Autant de facteurs qui
évoluent, plus ou moins rapidement, et qui constituent l’histoire de la
structure, son évolution, jusqu’à sa disparition.
Les antagonismes au sein du
mode de production – la lutte des classes – peuvent être plus ou moins
violents, susciter des affrontements, rébellions, renversements, où la classe
dominée inverse le rapport de force et prend le pouvoir sur la classe
dominante. C’est le schéma classique de ce que l’on nomme des révolutions, dans
l’imaginaire politique. Et on y va de 1789, d’Octobre, etc.
Mais il faut y regarder de
plus près. Et distinguer.
Les
bouleversements
L’éviction, voire
l’élimination, de la classe dominante par la classe exploitée a bien entendu
des effets majeurs sur l’organisation des sociétés. Mais dans la mesure où cela
ne s’accompagne pas d’un changement du mode de production (de la mise en œuvre
des forces productives), les fonctions inhérentes au mode de production – et
donc à la division du travail dans les classes sociales – restent
indispensables, et donc ont tendance, sous d’autres formes, certes, mais
inexorablement, à se reproduire, et à reconstituer l’ordre ante, parfois encore plus injuste ou violent.
L’exemple le plus criant est
peut-être le socialisme à la soviétique, qui au fil du temps a reproduit une
élite privilégiée, exerçant les fonctions de classe dominante, certes non
formellement propriétaire du capital, mais détentrice de la richesse et des
avantages, exploitant une classe laborieuse, encore davantage dans la mesure où
une partie, pour des raisons politiques, était asservie. Un autre exemple me
semble être donné par Haïti. Les esclaves se sont héroïquement soulevés contre
leur condition, et ont vaincu les colons, qu’ils ont chassés. Mais très vite
les nouveaux dirigeants ont tendu à remplacer ces derniers, sans moins
d’exploitation ou de cruauté. Le nombre de morts sur les chantiers du Roi
Christophe est affligeant.
Ainsi, dans la plupart des
cas, le renversement des termes de la contradiction aboutit in fine à la reproduction des termes
d’exploitation antérieurs, avec remplacement des acteurs, et changement des
formes.
La révolution
C’est à mes yeux un tout
autre phénomène.
Ici, ce n’est pas un des
termes de la contradiction qui remplace l’autre : c’est une structure
nouvelle qui se met en place, sur les ruines de l’ancienne. Cela va avec une
autre mode de production (ou une version structurellement nouvelle de
celui-ci), basé le plus souvent sur une modification des forces productives. La
structure ancienne s’épuise, ne fonctionne plus, éclate ou s’étouffe sur ses
contradictions. Et à côté, une structure nouvelle, en gestation parfois depuis
longtemps, et jusque là bridée, réprimée par l’ancienne, s’impose comme
dominante dans l’organisation sociale qu’elle pilote et organise désormais à
ses fins.
Par exemple la révolution
française de 1789, dont l’essence est moins prise de la Bastille, Terreur,
Empire, que la destruction de l’appareil féodal nobiliaire et l’avènement de la
société bourgeoise, fondée sur l’Etat de droit et la liberté, en particulier de
la propriété et du commerce.
Deux autres exemples, à mes
yeux en cours.
En Afrique,
Le système de la rente
prédatrice, héritée de la colonisation et en symbiose avec le système
capitaliste mondial (dont il ne participe pas), fondée sur l’exploitation des
ressources exportables, dont le revenu est ponctionné par une élite à partir de
ses positions dans les appareils politico administratifs (corruption
institutionnelle si on veut pour simplifier), est à l’agonie et s’effondre. A
commencé à apparaître dans ses marges – et se renforce de la faillite de
l’ancien système – une dynamique entrepreneuriale privée, locale, axée sur la
valorisation des productions et leur commercialisation sur des marchés
régionaux. L’éclosion de ces nouvelles forces sociales se heurte à l’existence
de l’ordre ancien, et la lutte se déroule pour imposer un ordre nouveau,
propice à la nouvelle structure.
Chez nous
Une mutation profonde aussi
est en cours. Le système capitaliste qui nous régit, depuis le XIXème, n’est
pas un long fleuve tranquille. Il est agité de phases, de mutations : il
se transforme, mais aussi il mue, structurellement : un système remplace
un autre.
Ainsi, pour faire court, une
structure s’est constituée à la fin de la 2ème Guerre mondiale,
fondée sur la production de masse, la concentration des entreprises,
l’exploitation des ressources bon marché des pays (ex)colonisés, une
atténuation des conflits avec l’Etat-providence. Sur une base de stabilité
qu’on a pensé garantie : on reste dans une même entreprise pérenne, on
garde le même boulot avec une évolution limitée mais une progression acceptée,
la protection sociale garantit l’absence de catastrophe et promet un certain
ascenseur social, etc. 1968 a donné un coup de jouvence à ce qui était issu du
CNR. Très belle période, dont ma génération avons joui.
A partir des années 80,
mutation des forces productives, et tout se met à changer, se dégrade,
s’effondre. La finance domine le capital industriel, choc des matières
premières, nouvelles technologies, nouveaux acteurs productifs qualifiés font
irruption sur le marché, j’en passe. La mouture post 1945 du mode de production
entre en crise, s’y enfonce. Une nouvelle version émerge, étouffe l’ancienne,
s’y substitue progressivement, avec la paralysie des régulations sociales
existantes, la faillite des productions vieillies, et l’exigence (souvent non
satisfaite par tétanisation) de formes d’organisation nouvelles.
Nous y sommes : tandis
qu’une partie de la société est entrée dans la nouvelle ère, y prospère et
pousse aux mutations corollaires, une autre se fige dans la crainte du
changement, de la perte de ses avantages, de son rang, ou dans la peur de ne
plus trouver de place acceptable. Nous votons dimanche pour cela.
C’est bien un changement de
système qui est en cours, une révolution. Et le clivage face au « monde
nouveau » traverse les classes sociales de l’état ante, rebat les cartes, adieu les forces politiques d’avant, tout
se recompose, ou tarde à le faire. Pour jargonner un peu, la contradiction
principale (capital-travail) devient un temps secondaire par rapport à la
contradiction entre ordre ancien-organisation sociale nouvelle, qui traverse
les classes d’avant. Période de transition, pendant laquelle les cartes sont
rebattues, et qui ne sait pas s’y adapter (la gauche en effondrement en
l’occurrence) laisse à l’autre l’initiative de la nouvelle architecture.
A bien noter :
Que font les
acteurs sociaux ?
Dans le cas d’une révolution,
telle que définie ci-dessus, on assiste bien, toujours, à une nouvelle donne.
Les comportements des acteurs divergents, quelle que soit la classe sociale
dont ils participent. Des fonctions disparaissent, de nouvelles apparaissent,
et les individus vont se déployer – selon souvent des critères personnels, aux
déterminations plurielles – entre elles.
Ou échouer à le faire.
Tenants aussi bien de la
classe dominante que dominée, il en va de même. Certains s’adaptent, mutent,
savent s’insérer dans les nouveaux rapports sociaux (favorablement souvent).
Certains se trouvent incapables d’adaptation, s’accrochent à la situation ante,
font tout pour la conserver, ou s’enfoncent dans sa nostalgie. Ainsi des
aristos de l’Ancien Régime. Certains se sont coulés dans la bourgeoisie
désormais dominante. D’autres se sont ratatinés sur le souvenir de leur gloire
fanée, avec tout au plus le militaire comme exutoire des descendants.
Une société ne se
résume pas à la formation sociale dominante
Une société est une réalité
complexe, qui ne se réduit pas à 1 mode de production. Celui-ci, qui y domine
certes, ne concerne que la partie de la société qui est partie prenante du mode
de production en question, de la mise en œuvre de ces forces productives
particulières.
Par exemple, dans l’Afrique
coloniale et post-coloniale, seules sont marchandises les productions qui
entrent dans le circuit d’échange essentiellement extraverti, et générateur de
rente. Une énorme partie de la production, vivrière, artisanale, dont la grande
majorité de la population sont les acteurs, se situe hors du mode de production
dominant. Ailleurs, peuvent exister aussi des vestiges de modes de production
éteints, ou des prémices d’organisations nouvelles. De toute façon
marginalisés, hors-jeu.
Et ces éléments tenus en
marge dans un mode de production particulier peuvent fort bien de retrouver
structurellement intégrés dans un mode de production nouveau émergeant, ou
abouti – auquel ils peuvent servir de ferment d’éclosion.
Analyse concrète de situations concrètes
Je ne suis donc pas
léniniste, mais cette phrase du grand camarade a du sens.
L’ANALYSE, pas la
DOXA
L’essentiel, l’impératif, est
de produire l’analyse fine d’une situation sociale donnée à un moment donné, de
l’évolution de ses dynamiques conflictuelles, et surtout, quand c’est le cas,
de son processus de disparition – avec le repérage de la germination éventuelle
d’une autre structure. C’est le cas dans les périodes de transition.
Quand la formation sociale
est stable (cela ne signifie pas amorphe, mais dans un rapport de forces
conflictuel qui assure sa reproduction dans le temps), les forces à l’œuvre
produisent des formes d’organisation, des représentations correspondantes à
leurs aspirations, à leurs stratégies – un système de valeurs, des récits, une
idéologie – qui répond à leur situation de lutte dans ce contexte. Cette doxa,
vite essentialisée, est un outil essentiel dans la lutte. Elle structure les
esprits, mobilise, crée identité et conscience de soi – conscience de classe.
Mais – et il en va toujours
ainsi quand la pensée vivante devient dogme – son aspect historique,
conjoncturel, est oublié, voire nié, au profit d’une essentialisation erronée.
Et elle a toute chance de n’être plus opérante, telle quelle, dans une
structure nouvelle, dans une autre formation sociale qui aura supplantée celle qui
l’a fait naître. Or, s’en tenir à la doxa ancienne aveugle sur la réalité
nouvelle, dévie l’action vers des errements.
C’est de
gauche ?
Le piège, absolu, le poison
insidieux. La question, ou plutôt l’injonction, a pourri nos 20 dernières
années, a poussé le quinquennat Hollande dans la paralysie ni faite ni à faire,
a bloqué le rassemblement d’une force politique de changement, dotée d’un
discours adapté et en adéquation à la réalité du monde.
RIEN n’est de gauche en soi, dans l’absolu, lorsqu’il s’agit
de mesures, de dispositifs politiques ou sociaux. Tout cela est conjoncturel,
lié à une situation historique. Ce qui perdure – qui n’est pas sacré, mais qui
fait l’essence d’une prise de position – c’est : cela correspond-il
positivement aux dynamiques en cours, cela contribue-t-il à faire émerger le
monde nouveau de la meilleure des manières, et comment, dans cette structure
conflictuelle faire prévaloir des organisations qui permettent la justice, une
qualité de vie, la sécurité, la liberté et la possibilité de s’épanouir dans
une société pacifiée (non sans conflits, mais régulés, supportables). Ce qui
perdure, ce sont les valeurs.
Alors si on emballe ce que je
viens d’énumérer, non exhaustivement, dans un package qu’on nommera « la
gauche », il s’agira de promouvoir les mesures adaptées, non héritées
d’une doxa ancienne révolue, mais adéquates pour mettre en œuvre ces valeurs
dans un contexte nouveau, différent. Quitte à ce qu’émerge, dans la pratique,
une doxa renouvelée.
Une fois tout remis à plat.
Les références, citations, etc. qui m’avaient amené à
cette proposition théorique se trouvent dans « L’Afrique en
Transition », Mawazo, Makerere
University – 1983 (https://joelbertrand.wordpress.com/lafrique-en-transition/
).