samedi 9 juin 2012

Comment un accident d'avion devient l'occasion de meubler le vide avec des généralités dénigrantes



Le journalisme à deux balles a encore frappé. Mais d’abord l’article.
A Lagos, le crash d'un Boeing ajoute au chaos ambiant
Le Monde.fr | 05.06.2012 à 15h02 • Mis à jour le 05.06.2012 à 15h02

Le chaos régnait à Lagos dimanche 3 juin au soir, après le crash d'un avion de ligne qui a heurté de plein fouet un immeuble du quartier pauvre et surpeuplé d'Iju Ishaga Agege. Aucune des 153 personnes à bord de ce Boeing de Dana Air - dont le journal Nigerian Tribune publie la liste - n'aura survécu à l'accident. A terre, d'autres victimes ont succombé au choc, à l'incendie et à la confusion qui ont suivi- les corps de quatre premières victimes ont été découverts mardi. 

Les habitants tentent d'aider les pompiers sur le site du crash, le 3 juin.
AP/Sunday Alamba 
Images et témoignages sur place laissent entrevoir une foule de milliers d'habitants qui n'a pas tardé à s'amasser autour de la scène du crash, bloquant l'accès aux équipes de secours. Des militaires ont tenté de les disperser à coup de gourdins en caoutchouc et de jets de planche. Ils ont reçu en retour des jets de pierre, tandis qu'un hélicoptère avait les plus grandes difficultés à atterrir. Seuls quelques véhicules de secours ont réussi à se frayer un chemin jusqu'au site, où gisaient au milieu des décombres en feu une aile détachée de la carlingue et un réacteur déchiqueté.
Dans ce décor encore fumant, les pillages ont immédiatement suivi l'accident, relate à l'AFP un commerçant d'Iju Ishaga, qui n'a pas attendu une seconde, quand il a pris connaissance de la nouvelle, avant de fermer son bar. Car ces scènes font partie de la norme, dans cette ville considérée comme l'une des plus dangereuses du monde, explique Maud Gauquelin, chercheuse associée à l'IFRA (Institut français de recherche en Afrique) et au Cemaf de Paris (Centre d'études des mondes africains) : "Comme dans le cas des camions citernes ou des oléoducs qui explosent fréquemment, par manque de vigilance et de maintenance, les pillages sont monnaie courante. Car le pays est très riche, mais la grande majorité de la population vit avec moins de un euro par jour."
"Quand un cadavre est sur la chaussée, on ne le ramasse pas, principalement pour ne pas être suspecté de meurtre. Le dépouiller est 'naturel', les gens ont tout simplement faim, très faim. Ils jeûnent fréquemment par manque de moyens, surtout dans ces quartiers", poursuit-elle. Ainsi se dessine, derrière ces scènes pour le moins chaotiques, le visage de la mégapole nigériane - cette ancienne colonie britannique dont l'expansion a largement débordé de la lagune qui lui donna son nom. Et qui atteint aujourd'hui entre 15 et 20 millions d'habitants (les statistiques restent impuissantes à chiffrer avec exactitude sa démographie), dans le pays lui-même le plus peuplé d'Afrique.         
UNE MÉGAPOLE EN GRAND ÉCART
Aux abords de Lagos, la capitale économique du Nigeria, le 21 avril.
REUTERS/AKINTUNDE AKINLEYE
Un habitant français du Nigeria, contacté par le Monde.fr, la décrit comme "une mégapole lagunaire, très particulière, au bâti très dense, à cheval entre le continent et diverses îles reliées entre elles par d'immenses ponts". La ville n'est pas la capitale officielle du Nigeria, mais bien "son cœur économique et industriel, et l'un des plus grands ports d'Afrique", souligne-t-il.
Elle est aussi, dit Maud Gauquelin, un "centre de télécommunications, un aéroport international, un centre financier mondial. C'est par Lagos que transite l'économie du pays, que ce soit vers les autres capitales africaines, les Etats-Unis, l'Europe ou encore la Chine." Bref, c'est un "hub". Et pourtant. Les routes y sont mal entretenues, les bouchons, endémiques, et les coupures d'électricité, très récurrentes. 
Dans Les rues de Lagos, espaces disputés/espaces partégés, l'historien Laurent Fourchard explique ainsi qu'il faut bien se garder d'esthétiser cet art consommé du chaos, qui n'est pas forcément du goût des Lagossiens eux-mêmes : sur l'économie informelle qui envahit l'espace urbain par exemple, "la presse locale n'a pas cessé de critiquer l'incapacité du gouvernement à trouver une solution durable face à la vente ambulante souvent perçue comme une 'menace', qui participe de l'insalubrité générale, qui entrave la circulation et qui représente un danger évident pour des dizaines de milliers d'enfants".
A l'image du morceau du maître de l'afrobeat nigérian Fela Kuti, , Lagos est ainsi la ville du grand écart. Une cité "en état de tension permanente", qui "continue de croître dans une violence qui n'a d'égal que son dynamisme", décrit un article du Monde diplomatique. "Vus d'avion, les gratte-ciel de la marina, sur l'île de Lagos, évoquent une sorte de Manhattan. Vus d'en bas, les abords de Broad Street ressemblent à un Bronx tropical", dépeignent les auteurs. Dans cette ville fébrile où le racket est quotidien, "la vie va, et tout le monde cohabite. Deux cent cinquante ethnies sont ici rassemblées, soit autant de langues, de coutumes, de modes de vie, de valeurs, de croyances", explique un autre article, de Jeune Afrique. Bref, "la vraie vie, c'est Lagos ou New York City, la ville-qui-ne-dort-jamais."

Angela Bolis



A lire l'article, on perçoit la personne qui s'est trouvée fort dépourvue à devoir parler d'une ville dont - cela n'a rien de coupable - elle ignorait tout, quelles idées reçues et images toutes faites exceptées, à l'occasion de l'événement dramatique du crash d'un avion sur un quartier de la ville.

Réflexe, au-delà de la dépêche AFP, relire quelques articles ou ouvrages, téléphoner à la chercheuse sur place ou presque, parole d'autorité, et aussi à un résident anonyme donc autorisé.

Je me suis trouvé occasionnellement, plusieurs fois, dans le cas de la personne interrogée, parce qu'on avait donné mon contact, à travers l'homme qui connait l'homme qui .... J’ai souvent peu reconnu l’essentiel de ce que j’ai dit, plutôt une ou deux phrases hors contexte.

Jusque là, péché véniel. Mais deux remarques.

Point, jamais, de référence à la presse locale. Pardon, un lien, pour la liste des victimes, avec le Nigerian Tribune. Il y a à Lagos d'excellents journaux, une presse abondante, qui sont en ligne. S'il s'agissait de rendre compte de l'événement, et eux l'ont fait, ils auraient pu être une source d'information. Ils auraient pu nourrir une analyse du crash - parler de la vétusté de certains avions, mais aussi de l'hypothèse loin d'être exclue d'un attentat de Boko Haram. Mais rien de tel !! Quel mépris! Faute d'informations sur le crash lui-même, que les sources téléphoniques ou d’archives étaient bien en peine de donner, l'article en vient à porter sur la ville de Lagos elle-même, en général, occasion à saisir pour faire du papier.

Et là, on abonde dans le cliché, la généralisation hâtive et le dénigrement à sensation. On choisit dans les sources ce qui sert le propos. Les pillages - en effet, dès que l'occasion se présente, un camion qui se renverse, les gens se précipitent ; à Lagos, mais ailleurs aussi en Afrique, et même il y a eu quelques émeutes à Londres, ou une histoire de billets distribués au Champ de Mars voilà quelque temps. Les badauds qui freinent les secours - idem -, la recommandation de ne pas secourir un blessé de crainte de se voir prendre à parti - hélas réflexe à avoir partout en Afrique et dans d'autres continents. Lieux communs qui traînassent sur les pays du Sud.

J'exagère? il n'y a pas dénigrement gratuit dans le seul but de sensationnel? Prenez la phrase " Dans cette ville fébrile où le racket est quotidien, la vie va...". C'est quoi ce racket? De quoi est-il question? De RIEN, pas de développement, mais cela en remet une couche, ajoute du noir au tableau.

On n'a pas peur des contradictions entre l'article et la légende d'une photo montrant "Les habitants tentent d'aider les pompiers sur le site du crash, le 3 juin". Ou du n'importe quoi : il aurait fallu deux jours pour "découvrir" les corps des "quatre premières victimes" ? On n'a pas confondu avec "identifié" ? 

Lagos est une grande ville de près de 20 millions d'habitants. Certes, il y a des misérables, des gens qui luttent pour survivre au quotidien, qui sont souvent prêts à tout pour cela, à risquer leur vie inconsidérément, allez disons un million, à l'énorme louche. Mais il en reste 19 autres, qui travaillent, qui étudient, qui produisent, qui créent, qui grandissent. Dans un immense dynamisme comme on en voit peu en Afrique. Dans un pays qui ne vit pas de l'aide internationale. Qui peut aussi dans son ébullition époustoufler d'ordre et de discipline : allez prendre un bus rouge à Oshodi, vous verrez des gens faire des queues de plus d'une centaine de mètres, attendre leur tour pour monter un par un dans le bus qui arrive. Ca m'a époustouflé. On est loin d'en être capables en France. C'était en février dernier à Lagos. Mais foin de tout cela, mieux valent les clichés et les chromos d'Epinal. Quitte à jeter l'opprobre sur toute une population.

Et pas un mot d'intérêt pour les victimes, à bord ou au sol. Du journalisme à deux balles je vous dis.

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